« Indépendance ! Indépendance ! » Des centaines de milliers de personnes ont manifesté vendredi 1er novembre dans le centre-ville d’Alger, une mobilisation inédite depuis mai.
Ce jour férié, fête nationale, anniversaire du début de la guerre d’indépendance – le 1er novembre 1954 –, a donné une tonalité particulière à ce 37e vendredi de protestation, nouvelle illustration de la profondeur du Hirak, le mouvement populaire contestant le régime en place. Outre la capitale, des foules massives se sont rassemblées à Oran, Constantine, Annaba, Mostaganem, Blida, Tipaza, Dellys, Bejaïa, Tizi-Ouzou, Sidi Bel Abbès…
« L’administration civile n’est qu’une façade. Le peuple veut un Etat civil, pas militaire »
« On a eu une indépendance confisquée, explique Madjid, 62 ans, venu de Kouba, banlieue d’Alger. C’est toujours l’armée qui dirige. L’administration civile n’est qu’une façade. Le peuple veut un Etat civil, pas militaire. » « Les gens veulent de la justice sociale et une justice qui ne fonctionne pas par téléphone », ajoute le sexagénaire alors que résonne sur la rue Hassiba-Ben-Bouali un slogan sans équivoque : « Le peuple veut la chute [du chef d’état-major] Gaïd Salah ! »
« Libérer la patrie »
Le général Salah est devenu la cible des manifestants depuis qu’il insiste pour organiser une élection présidentielle le 12 décembre, échéance que rejettent les protestataires au motif qu’elle ne présente pas les garanties de transparence nécessaires. Signe de la nervosité du climat ambiant, ce nouveau vendredi de mobilisation survient alors que les magistrats sont entrés en grève « illimitée » afin de protester contre la « mainmise de l’exécutif sur le pouvoir judiciaire ».
Des manifestants sont venus d’autres régions. Des centaines portent sur le visage un masque en papier cartonné, où est imprimé le visage de l’ancien combattant Lakhdar Bouregaa, arrêté fin juin. La veille, le moudjahid avait diffusé par l’intermédiaire de ses avocats un message à la jeunesse : « Chaque génération choisit son parcours. [Celle] de la révolution a choisi de libérer la terre et les jeunes du Hirak ont choisi de libérer la patrie. »
« M. Bouregaa a 86 ans, il est emprisonné depuis plus de quatre mois parce qu’il a donné son avis sur Gaïd Salah »
Nombreux étaient les manifestants de vendredi qui s’en réclamaient. « Nous sommes un groupe de jeunes, nous avons imprimé et distribué [le masque de M. Bouregaa], affirme Aziz, un homme de 37 ans. M. Bouregaa a 86 ans, il est emprisonné depuis plus de quatre mois parce qu’il a donné son avis sur Gaïd Salah. C’est de l’injustice pure. Lui passe le 1er novembre en prison alors qu’il a participé à libérer le pays. »
Une vielle dame en robe traditionnelle berbère jaune tient le masque à bout de bras. « C’est un grand homme et il est enfermé, s’indigne-t-elle. Les mafieux, eux, ils sont dehors. » Des hommes crient « Ali », en référence à Ali la Pointe [figure du FLN dans la bataille d’Alger], et les femmes se joignent aux cris à grand renfort de youyous. Puis la foule scande « Tahia el Djazaïr ! » (« vive l’Algérie ! »).
« Non aux élections »
Des portraits encadrés de Didouche Mourad ou du « Groupe des six », les six hommes qui se sont réunis pour déclencher la guerre, circulent de main en main. Dans le carré féministe, les militantes d’Alger ont fait imprimer des portraits d’anciennes combattantes. Deux hommes âgés abordent un manifestant vêtu d’une veste de survêtement bleue, sur laquelle il est écrit « Equipe de France », et lui demandent de la retirer en souriant.
Hommes comme femmes portent leurs drapeaux autour des épaules. Deux jeunes se prennent en photo avec un drapeau berbère avant de vite le cacher dans leur sac à dos. D’autres, plus téméraires, le brandissent en criant : « Venez le prendre ! » Depuis juin, plus d’une vingtaine de personnes sont en détention provisoire pour avoir porté ce drapeau, accusés d’« atteinte à l’unité nationale ».
Sur les pancartes, il est écrit « Non aux élections », « Je ne voterai pas ». Ni l’annonce le 27 octobre des noms des vingt-deux candidats à l’élection présidentielle, ni les messages répétés des autorités affirmant que le scrutin était nécessaire n’ont calmé la contestation.
« Il n’y aura pas de vote. Ils ne vont pas faire aux jeunes ce qu’ils nous ont fait à nous, dit une vieille dame en voile blanc traditionnel. Ce sont tous des voleurs ! Ils ne voient pas qu’on vit dans des poubelles ? Ils ne voient pas que les jeunes sont au chômage ? Que les routes sont cassées ? Ils ne voient que le vote. Et il n’y aura pas de vote. »
« Nos parents sont morts pour qu’on soit libres »
Des groupes de jeunes reprennent les chansons les plus célèbres des manifestations : La Casa del Mouradia, du groupe de supporteurs du club de l’USMA d’Alger ; Liberté, du rappeur Soolking. L’une des chansons adressées au chef d’état-major a été adaptée : « Dites-leur que la jeunesse est à bord des bateaux, dites-leur que ce sont les policiers qui vont voter. »
Houria porte une photographie de son père, mort en combattant pendant la guerre d’indépendance : « Nos parents sont morts pour qu’on soit libres, mais on n’a rien gagné, clame-t-elle. Aujourd’hui, on est fiers de nos jeunes. Gaïd Salah et la mafia, on espère qu’ils s’en iront tous. »
En arrivant près de la Grande Poste, où se rejoignent les cortèges venus des différents quartiers d’Alger, un homme lance : « Quelques éléments ! Il a dit quelques éléments ! Regardez les quelques éléments. » L’expression « quelques éléments » avait été utilisée par le président par intérim Abdelkader Bensalah lors de son entretien avec le président russe Vladimir Poutine – pendant le sommet Afrique-Russie de Sotchi les 23 et 24 octobre –, pour affirmer que les manifestations ne mobilisaient plus vraiment.
Un autre homme, casquette sur la tête, rit : « A la télévision, ils sont capables de dire que tous ces gens, c’est pour fêter le 1er novembre. » La couverture médiatique, ou plutôt son absence, est régulièrement critiquée par les manifestants. Dans la soirée, la télévision publique a diffusé sans les dater des images enregistrées la veille, dans un petit rassemblement de partisans de l’armée qui appelaient à se mobiliser pour le scrutin.
Sur les réseaux sociaux, aux côtés des vues plongeantes qui montrent l’importance de la mobilisation dans tout le pays, des images du 1er novembre 2018 sont partagées à tout va. Ce jour-là, il y a à peine un an, Abdelaziz Bouteflika, sur son fauteuil roulant, engoncé dans un manteau noir, déposait une gerbe de fleurs au pied du monument des martyrs. Avec le mouvement de protestation, les Algériens se sont aussi approprié cette fête, qui était jusqu’ici réservée aux hommages officiels et aux parades.
Zahra Chenaoui (Alger, correspondance)
• Le Monde. Publié le 01 novembre 2019 à 15h43, mis à jour le 02 novembre à 06h17 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/11/01/maree-humaine-dans-les-rues-d-alger-contre-le-regime-et-la-presidentielle_6017732_3212.html
En Algérie, les casseroles de la colère
Depuis le déclenchement, fin février, de la protestation en Algérie, le concert d’instruments culinaires, comme les casseroles ou les mortiers, s’est imposé comme une arme de mobilisation.
Le bruit devient assourdissant. D’une semaine sur l’autre, la colère algéroise se fait plus sonore. Sous les cris des manifestants qui scandent leur colère contre le général Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée et homme fort du pays, perce un concert de sons étonnants. Ni klaxons, ni youyous habituels. Un véritable tintamarre de cuivre, de fonte et d’inox.
Depuis quelques semaines en Algérie, les instruments culinaires ont investi la rue, passés de la cuisine au cœur de la contestation politique ! Les jours de mobilisation contre le régime, le bruit des louches percutant les casseroles et des pilons frappant les mahras, ces mortiers dont les Algériens se servent pour écraser les aliments, résonnent désormais dans les rues de la capitale.
L’objectif est simple mais efficace : produire le maximum de bruit. Comme à Béjaïa, en Kabylie, où, le soir du 17 octobre, des manifestants ont frappé sur des casseroles pendant trente minutes devant les locaux de l’administration de la ville. Selon Frédéric Vairel, professeur à l’université d’Ottawa et spécialiste des mouvements sociaux, les manifestants souhaitent se faire entendre de manière non violente, face à un pouvoir devenu « sourd » à leurs revendications. Ils espèrent aussi que la centaine d’Algériens placés en détention depuis l’été pour leurs opinions hostiles au régime pourront, derrière les murs épais de leur cellule, entendre ce message de solidarité.
Une tradition remontant aux années 1960
L’idée n’est pas nouvelle. Au début des années 1960, les Algériens indépendantistes jouaient, eux aussi, de cet instrument, rappelle le professeur à l’université d’Ottawa, afin de protester contre la répression violente orchestrée par les autorités françaises, dont ils étaient victimes. La bataille autour de l’objet culinaire faisait rage à l’époque, puisque, dans le camp adverse, les partisans de l’Organisation de l’armée secrète, une organisation politico-militaire clandestine française hostile à l’indépendance de l’Algérie, et une partie des pieds-noirs ont, eux aussi, empoigné le manche de la casserole. En 1961, les Français installés en Algérie ont manifesté bruyamment, depuis leur terrasse ou leur balcon, contre la politique d’autodétermination voulue par le Général de Gaulle. « Cela a duré deux heures sans une seconde d’interruption », décrit même, dans son Journal 1955-1962 (Seuil, 1962), l’auteur algérien Mouloud Feraoun.
Il n’est pourtant pas certain que « ces épisodes, vieux de près de soixante ans, soient parvenus à traverser les générations et influencer les manifestants de 2019 », estime Benjamin Stora, professeur à l’université Paris-XIII et spécialiste du Maghreb contemporain. Insistant sur le côté « joyeux » et « pacifique » de ces concerts, l’historien voit davantage dans cette forme de mobilisation l’influence des supporteurs de football, habitués à taper sur des caisses métalliques et des tambours dans les tribunes des stades.
« Le football et la politique sont deux univers étroitement liés depuis longtemps en Algérie. Auparavant confinée dans les stades, où les ultras des grands clubs du pays pouvaient s’exprimer à travers des chants, comme La Casa Del Mouradia, l’expression politique est désormais descendue dans la rue de manière plus importante depuis le début du mouvement en février », explique M. Stora. « Dans un pays où les lieux de sociabilité, tels que les salles de concert ou de théâtre, sont peu nombreux, manifester permet, au-delà de la lutte contre le régime actuel, de faciliter les rencontres entre des Algériens qui ne se connaissaient pas auparavant. » Une partie des manifestants perpétuerait donc, selon le spécialiste, cette tradition « festive » issue des tribunes en frappant sur des mortiers et des casseroles.
« Les casserolades se sont aujourd’hui mondialisées »
Brandis à bout de bras par les contestataires, ces « objets du quotidien », selon les mots d’Emmanuel Fureix, professeur en histoire contemporaine à l’université Paris-Est-Créteil, sont devenus, au fil du temps, de véritables outils d’opposition. Se rattachant auparavant à la tradition médiévale du charivari, tapage organisé par des jeunes homme destiné à humilier un veuf remarié avec une jeune fille du village, ou encore un mari cocu, les « casserolades » ont peu à peu perdu leur fonction de régulation du marché matrimonial au profit d’une utilité plus politique, relève M. Fureix.
Les premiers à les mettre en pratique furent les Français. Au début de la monarchie de Juillet, dans les années 1830, les adversaires du régime de Louis-Philippe, à l’instar des républicains, ont emprunté ce rituel pour signifier leur mécontentement et organiser une véritable « campagne nationale de concerts de casseroles ». Une idée toujours d’actualité, près de deux siècles plus tard…
« Cette petite innovation dans un halo de modes d’actions, propre aux manifestations, tels que les sit-in ou les grèves générales », selon Frédéric Vairel, le professeur à l’université d’Ottawa, s’est très rapidement diffusée grâce aux nouvelles technologies. « Les jeunes Algériens utilisent beaucoup les réseaux sociaux et copient, un peu par mimétisme, d’autres révoltes actuelles, comme celle de Hongkong », analyse M. Stora. « Les casserolades se sont aujourd’hui mondialisées et sont quasiment devenues un phénomène inscrit dans la culture politique, à droite et à gauche. On les retrouve aussi bien en Islande, lors de la révolution de 2008, en Espagne, chez les indépendantistes catalans, au Venezuela, parmi les opposants à Nicolas Maduro, et en Algérie », ajoute M. Fureix.
Ces concerts inhabituels veulent se démarquer par leur simplicité des regroupements plus traditionnels avec affiches, banderoles et représentants de syndicats. Cette méthode de contestation peut séduire un auditoire plus large. « Une casserole est un ustensile simple et populaire que l’on possède à peu près tous dans sa cuisine. » Cependant, « son utilisation peut être perçue par certains comme délivrant un message moins clair ou moins explicite qu’un slogan », nuance M. Fureix. Reste à savoir si cette innovation, apparue il y a peu de temps lors de la mobilisation algérienne, s’inscrira dans la continuité, s’interroge M. Vairel.
Raphaël Dupen
• Le Monde. Publié le 01 novembre 2019 à 12h56 - Mis à jour le 01 novembre 2019 à 15h17 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/11/01/en-algerie-les-casseroles-de-la-colere_6017692_3212.html
Algérie : bataille mémorielle autour du 1er novembre
Les manifestants comme le gouvernement s’approprient l’héritage de la guerre d’indépendance contre la France.
D’un 1er novembre à l’autre, le contraste des images est vertigineux. Le 1er novembre 2018, sous un ciel gris, pendant qu’un vent glacial balaie le cimetière algérois d’El-Alia, le président Abdelaziz Bouteflika vient déposer la traditionnelle couronne de fleurs dévolue au « carré des martyrs » en cette date anniversaire du début de la guerre d’indépendance.
Beaucoup d’Algériens retiendront des images diffusées par la télévision, et celles d’un homme affaibli, fixé par une ceinture qui maintient son corps voûté sur un fauteuil roulant. Les tics nerveux qui parcourent son visage sont les seuls signes qui le raccrochent à la vie.
Vendredi 1er novembre 2019 au matin, c’est un soleil presque printanier qui a accueilli les premiers manifestants dans les rues d’Alger. Dans l’après-midi, ils sont des centaines de milliers à défiler aux cris d’« indépendance ! ». Accrochée sur les lampadaires de la capitale, une affichette proclame : « 1er novembre 1954-1er novembre 2019. Vous n’êtes pas le premier colonisateur, vous partirez comme eux sont partis. »
Abdelaziz Bouteflika est parti, emporté début avril par le mouvement de contestation populaire. Le chef du commandement de l’armée, Ahmed Gaïd Salah, aux manettes du pays depuis l’annulation des élections présidentielles du 16 avril puis du 4 juillet, s’arc-boute sur sa volonté d’organiser une élection le 12 décembre. Il est lui-même aujourd’hui qualifié de « traître » par les manifestants. Une invective encore inimaginable il y a quelques mois. Ahmed Gaïd Salah est un ancien combattant de l’Armée de libération nationale (ALN), un passé qui imposait du respect.
On célèbre aussi les absents
Les manifestants écriraient-ils l’histoire d’aujourd’hui contre celle d’hier, comme les accusent leurs détracteurs ? Lesquels voient dans ces slogans comme dans la récupération des symboles de la guerre de libération un dénigrement du sacrifice consenti par les combattants de l’ALN, voire du « révisionnisme » pur et simple. Le régime algérien ne pouvant en aucun cas être comparé au système colonial.
Pourtant, si l’on conspue des personnalités de cette génération encore au pouvoir, accusées d’avoir « confisqué l’indépendance du pays », on célèbre aussi les absents – les figures de la bataille d’Alger –, et les présents considérés comme les « vrais héros » de la guerre. Devenu un symbole des manifestants, le visage de l’ancien maquisard Lakhdar Bouregaa et opposant de toujours, 86 ans, emprisonné depuis quatre mois pour « atteinte au moral de l’armée » est omniprésent dans les cortèges, où l’on entoure Djamila Bouhired, héroïne de la bataille d’Alger, 84 ans, qui ne manque aucun vendredi. Le cortège des quartiers populaires de Bab el-Oued et de la Casbah a déferlé vendredi sur le centre-ville en scandant Min Djibalina, le chant des partisans.
En cette année 2019 que beaucoup d’animateurs du « hirak » qualifient de « bénie », le hasard a voulu que les vendredis, le jour traditionnel de mobilisation dans les rues, se confondent avec les grandes dates de l’histoire contemporaine de l’Algérie. Le 5 juillet, date de l’indépendance, et le1er novembre.
Pour les Algériens nés après la guerre, le 1er novembre est une date qu’ils noircissent sur leurs cahiers d’écoliers, des bancs de l’école à l’université. Plus que le 5 juillet, c’est le « 1er » qui symbolise la lutte nationale et la fin de la nuit coloniale.
« Les Algériens sont plongés dans leur histoire dès leur plus tendre enfance », écrivait le 31 octobre la politologue Louisa Dris-Aït-Hamadouche dans une tribune publiée dans le quotidien El-Watan, tout en soulignant que cette histoire enseignée est mise au service d’une classe dirigeante qui en a fait un outil de gouvernance pour asseoir sa « légitimité historique ».
« Révolution libératrice »
Pourtant « les Algériens sont extrêmement fiers de cette histoire. Pour eux, le 1er novembre n’est pas seulement le déclenchement d’une guerre anticoloniale, mais une révolution libératrice ». « Depuis le 22 février, l’histoire n’est plus figée dans les manuels », ajoute-t-elle, soulignant que le slogan « qu’ils dégagent tous vise expressément ceux qui ont instrumentalisé le récit national comme le démontrent deux exemples récents. Le premier remonte à la période de la fin du quatrième mandat d’Abdelaziz Bouteflika quand les partisans de la continuité ont puisé dans le registre historique pour mobiliser autour du cinquième mandat. »
Dans sa « Lettre à la nation » lue à la télévision le 3 mars après deux semaines de manifestations, le président sortant faisait d’ailleurs lui-même référence à son statut de « Moudjahid, fidèle à la mémoire des valeureux martyrs [de la guerre d’indépendance] ».
Le second exemple renvoie, lui, aux éléments de langage utilisés par l’armée depuis le début du « hirak » : « C’est toujours en tant qu’héritier de l’ALN que le commandement de l’armée annonce ses décisions. L’histoire est convoquée pour justifier son rôle dans la gestion d’une crise qui n’est pourtant pas sécuritaire », poursuit Louisa Dris-Aït-Hamadouche. « Les Algériens qui manifestent prolongent la sacralité du combat pour l’indépendance par la sacralité du combat pour la liberté, explique-t-elle. Les Algériens ne se révoltent pas contre leur histoire, ils se révoltent avec elle. »
Madjid Zerrouky
• Le Monde. Publié le 2 novembre à 10h37, mis à jour à 10h38 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/11/02/algerie-bataille-memorielle-autour-du-1er-novembre_6017799_3212.html
ENQUÊTE : en Algérie, la lassitude des entrepreneurs
Dans un pays marqué par cinq ans de crise économique et le mouvement de contestation depuis février, les milieux d’affaires s’exaspèrent de l’instabilité politique et de l’insécurité juridique [Les photos ne sont pas reproduites ici..
« De superbes prix et une joie continuelle », proclame la devanture d’un négociant en huiles végétales. La déclamation tranche avec le paysage environnant. En entrant à Semmar, le principal marché de gros d’Alger, à 15 kilomètres à l’est du centre-ville, on est d’abord saisi par un décor de fin du monde avec son enchevêtrement d’habitations en brique rouge aux murs dénudés et câbles électriques apparents. Et pourtant, ici s’échangent chaque jour des centaines de millions de dinars et de devises. Un endroit comme posé là, dans un entre-deux précaire, entre un passé douloureux – la zone a été profondément meurtrie pendant les années 1990 de terrorisme – et un avenir incertain.
On vient de tout le pays faire des affaires dans ces rues défoncées, sans bitume, où des dizaines de camionnettes de marques chinoises slaloment entre les nids-de-poule. La seule lecture des plaques d’immatriculation est une invitation au voyage. Venu de Sétif, à 300 kilomètres à l’est de la capitale avec un chargement de cartons de biscuits, Mohamed, la quarantaine, s’enquiert avec inquiétude de l’absence d’un cafetier.
Malgré l’heure matinale, on est loin de la ruche souvent décrite lorsque l’on évoque Semmar. Les entrepôts débordent pourtant de marchandises et nulle pénurie n’est à craindre. Les marchés « possèdent des stocks quasiment pour toute l’année s’agissant des denrées non périssables », affirme d’ailleurs l’Association nationale des commerçants et artisans (ANCA), tout en faisant savoir que les marchés de gros d’Alger font face à un recul de 30 % à 40 % de leur activité commerciale ces derniers mois.
Les hydrocarbures représentent 95 % des exportations du pays
La faute au marasme économique qui ravage le pays depuis la chute des cours du pétrole il y a cinq ans. Car les hydrocarbures représentent 95 % des exportations. Depuis février, le Hirak, mouvement de contestation contre la classe dirigeante, qui secoue l’Algérie chaque semaine n’arrange rien aux dires de certains.
Cependant, aucun commerçant croisé à Semmar n’a voulu confirmer les chiffres. Ici, où toutes les transactions sont effectuées en espèces, on ne parle pas ouvertement de ses affaires. La résilience dont font preuve les grossistes aux tentatives désordonnées de l’administration fiscale ou de celle du ministère du commerce de mettre un peu d’ordre dans ce quartier tentaculaire, qui abriterait entre 800 et 1 200 entrepôts, est d’ailleurs légendaire.
« C’est très calme », consent cependant Hamid, un grossiste en produits ménagers qui, calepin à la main, surveille le chargement de la camionnette d’un gérant d’une supérette algéroise. « Tu serais venu il y a quelques mois, tu n’aurais même pas pu mettre un pied devant l’autre. Regarde, un hangar sur trois est fermé, il y a peu de clients. »
Fin avril, 3 650 entreprises du BTP ont cessé leur activité, provoquant ainsi la destruction de 275 000 emplois
C’est la même atmosphère de calme qu’offre la banlieue voisine d’Aïn Naadja, et ses cités résidentielles sans âme construites par les entreprises chinoises. Ça et là, des carcasses de béton brut témoignent de chantiers à l’arrêt et jamais finies. Planté au milieu d’un terrain vague, un panneau rouillé par le temps et les éléments annonce l’édification prochaine d’une mosquée…
Le secteur du bâtiment et des travaux publics subit de plein fouet les coupes drastiques dans les budgets d’équipements de l’Etat, en pleine déconfiture financière. Fin avril, 3 650 entreprises du BTP ont cessé leur activité, provoquant ainsi la destruction de 275 000 emplois, selon les chiffres avancés en septembre par l’Association générale des entrepreneurs algériens (AGEA). Et 175 000 autres postes pourraient disparaître dans les mois à venir. C’est le contrecoup des déficits abyssaux auxquels fait face le Trésor algérien depuis la chute des cours des hydrocarbures. Le pays ne peut couvrir ses dépenses qu’à partir d’un prix de 114 dollars le baril de brent, alors qu’il oscille actuellement autour de… 60 dollars.
« En quatre mois, nous avons consommé 7,4 milliards de dollars [6,6 milliards d’euros] des réserves de change. Cela veut dire qu’en plus de consommer les recettes pétrolières, et les milliards de dinars de financement non-conventionnel [planche à billets], on a dû recourir aux réserves de change pour gérer les déficits des balances. La balance commerciale et la balance des paiements », rappelle l’économiste Smaïl Lalmas. Autrement dit, le pays a dilapidé le pécule accumulé pendant la décennie d’or (2005-2014), quand les cours des hydrocarbures étaient au plus haut.
Frein à l’investissement
De 200 milliards de dollars en 2013, les réserves de change de l’Algérie ont reculé à 72,6 milliards de dollars à la fin du mois d’avril 2019. Plus de 130 milliards ont ainsi été consommés pour combler les déséquilibres de la balance commerciale et les déficits. L’hémorragie a également emporté le Fonds de régulation des recettes (FRR), un fonds souverain créé en 2000 pour gérer les excédents budgétaires liés aux exportations d’hydrocarbures. Les 55 milliards de dollars accumulés aux beaux jours ont tous été consommés ces dernières années. « Ce qui nous amène à près de 200 milliards. C’est énorme et insensé, ce sont sept années de recettes des hydrocarbures aux cours actuels ! », calcule M. Lalmas.
Pour certains entrepreneurs, le mouvement de contestation n’aide pas. « “Yetnahaw gaâ” [“Ils dégagent tous”, le slogan des manifestations], c’est bien gentil. Mais on fait quoi, on les remplace par qui ? Ce n’est pas comme cela qu’un pays se gouverne », s’agace un chef d’une petite entreprise du secteur de l’immobilier (qui requiert l’anonymat). Ce n’est pas tenable. La fonction présidentielle est sacralisée et importante en Algérie, on peut le regretter, mais c’est un fait. Même avec une légitimité imparfaite, il nous faut quelqu’un qui prenne des décisions. »
Tous ne partagent pas ces craintes. Et l’armée avec son obstination à ne rien concéder aux opposants, accentuerait même le marasme économique en prolongeant une crise politique pour l’instant sans issue. L’offensive judiciaire déclenchée par l’état-major contre les chefs d’entreprise liés à l’ancien président Bouteflika, les fameux « oligarques » comme Ali Haddad, un magnat du BTP, à la tête du deuxième groupe privé algérien, ou les frères Kouninef, envoyés en prison, tétanise aussi les petits patrons.
« Je ne travaille qu’avec des gens que je connais depuis des années. Je ne vais pas prendre le risque de me voir, mes collaborateurs ou mes intermédiaires être inquiétés par la justice », explique le gérant d’une entreprise de travaux agricoles, un secteur qui affiche pourtant des taux de croissance annuels soutenus. « Il n’y a plus de liquidités sur le marché, plus de crédit. Les banques sont abonnées absents, poursuit-il. Les personnels des banques publiques ne veulent pas finir devant un procureur parce qu’un juge d’instruction aura mal interprété un prêt consenti à une entreprise visée par une enquête. »
L’insécurité juridique et l’arbitraire de l’administration refroidissent les investisseurs. « On vous dit, il faut que ce soit fait comme ça. Dans une autre ville, la même administration vous dira le contraire. Nous, on jongle, on interprète. C’est du sur-mesure. Mais mettez-vous à la place d’un investisseur étranger ? Qui va risquer son argent dans cette jungle ? », s’interroge un patron, qui accueille avec scepticisme les récentes annonces gouvernementales, dont la levée des restrictions prévues dans le cadre de la règle 49 %-51 %.
Mise en place en 2009, cette règle fixe la part de participation d’un investisseur étranger dans une société de droit algérien à 49 % et oblige les grandes entreprises comme Renault ou PSA à s’allier à des groupes locaux afin de produire sur place. L’abandon de cette mesure, critiquée par les milieux d’affaires qui y voient un frein à l’investissement, ne réglera rien tant « l’écosystème dans son ensemble est nocif et anxiogène », estime ce chef d’entreprise.
Un gouvernement discrédité
D’ailleurs, dans le dernier classement Doing Business établi par la Banque mondiale, l’économie algérienne occupe la peu flatteuse 157e position, elle figure à la 150e pour ce qui est de la création d’entreprise, la 178e dans l’obtention de prêts, la 168e dans la protection des investisseurs minoritaires et la 112e dans l’exécution des contrats.
« Un gouvernement qui est discrédité et qui n’a pas la confiance de son peuple, qui n’a pas de programme et qui n’est doté des compétences nécessaires pour faire face à la situation ne pourra jamais réussir, quel que soient les lois et quelles que soient les décisions prises », juge également l’économiste Smaïl Lalmas, qui réfute la thèse selon laquelle la crise politique serait la source de tous les ennuis de l’économie.
Le think tank Nabni, un groupe de réflexion né en 2011 de la rencontre entre chefs d’entreprise, économistes et universitaires, a lui décidé de reprendre à son compte la formule « dégagiste » – vis-à-vis du système en place – de la rue pour en faire la pierre angulaire d’un programme de sortie de crise.
« Pour maintenir sa nature rentière et clientéliste, le pouvoir réduit la concurrence et l’émergence d’acteurs économiques autonomes et indépendants pouvant inquiéter les clientèles du régime et les entreprises qui lui sont liées », souligne le think tank. Pour s’en sortir, Nabni appelle donc à réduire et encadrer le contrôle du pouvoir sur l’économie et demande la « déconstruction du système ». Bref, il milite pour mettre fin aux « racines du régime autoritaire et corrompu, c’est-à-dire les mécanismes de prédation, de clientélisme, d’opacité et de répression des libertés qui le fondent ».
Madjid Zerrouky
• Le Monde. Publié le 24 octobre 2019 à 11h28 - Mis à jour le 25 octobre 2019 à 17h42 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/11/02/algerie-bataille-memorielle-autour-du-1er-novembre_6017799_3212.html