L’intronisation du président Joko Widodo pour un deuxième mandat, le 20 octobre, vient de relancer le débat sur le déclin de la démocratie indonésienne : ce chef de l’Etat de 58 ans à la réputation d’« homme du peuple », par ailleurs symbole de la tolérance interconfessionnelle dans un archipel travaillé par l’islamisme et menacé par la violence djihadiste, est sous la pression d’une oligarchie conservatrice, qui domine la scène politique.
C’est cette élite qui menace les acquis démocratiques arrachés de haute lutte lors des manifestations populaires qui précipitèrent la chute du dictateur Suharto, en 1998. C’est elle aussi qui pousse au raidissement autoritaire cet archipel de 260 millions d’âmes, puissance émergente de l’Asie et archipel à la position stratégique entre océans Indien et Pacifique.
Les experts relèvent que, sous la présidence de Susilo Bambang Yudhoyono (2004-2014), la démocratisation avait commencé à opérer un certain recul. Avec pour conséquence l’érosion de certaines libertés citoyennes. La dérive ne cesse de s’accentuer : « la démocratie libérale est en état de siège face aux élites politiques liées aux principaux partis en cheville avec les oligarques et les barons des médias », estime Tim Lindsey, directeur du Centre de recherche sur l’Indonésie, à l’université de Melbourne.
Alors même qu’il démarre un second mandat de cinq ans après sa victoire sans conteste lors de la présidentielle d’avril, « Jokowi », (le surnom du président) ne peut ignorer le pouvoir de ces élites, dont les affidés trustent la majorité des sièges à la Chambre des représentants (Assemblée nationale). Ces derniers sont à l’origine d’une concession majeure de M. Widodo : le président n’a rien fait pour s’opposer à une loi passée récemment au Parlement, qui affaiblit considérablement les pouvoirs de l’agence anticorruption, la très populaire « KPK », dont l’entêtement à punir les hommes d’affaires corrompus menaçait les intérêts des oligarques. « Jokowi », dont le libéralisme sociétal se conjugue avec le pragmatisme économique, a dû céder. Il n’a pas utilisé un décret présidentiel pour amender cette loi. Donnant l’impression de se plier aux desiderata d’un monde des affaires aux pratiques souvent douteuses. Tout cela au grand dam de certains de ses partisans, qui l’ont réélu à 55,5 %, le 17 avril.
« Les droits de l’homme ne sont pas sa priorité », regrette Dian, 37 ans, de retour à Djakarta après des études de sciences politiques aux Etats-Unis et qui a voté pour le président lors des deux élections de 2014 et 2019 ; « Jokowi ne semble pas non plus désireux d’empêcher les partis conservateurs et islamistes de défendre au Parlement des positions très réactionnaires ». La jeune femme reproche au président de ne pas suffisamment s’opposer à un projet de réforme du code pénal qui inclut une loi prévoyant plusieurs mois d’emprisonnement en cas de relations sexuelles hors mariage.
Dérive
Pour la chercheuse Delphine Allès, professeure de sciences politiques à l’Institut des langues et civilisations orientales (Inalco), M. Widodo « s’est mis en retrait sur tous les sujets clivants, en faisant le pari que focaliser ses efforts sur les questions de développement et d’infrastructures suffirait à créer l’adhésion. En faisant cela, il a laissé le terrain des idées aux extrémistes de tous poils, qui montrent en ce moment leur capacité à peser sur l’agenda et donc à déborder le président ».
Une analyse illustrée par une décision fracassante de « Jokowi », le 23 octobre : en présentant les membres de son nouveau gouvernement, le chef de l’Etat a révélé qu’il avait choisi comme ministre de la défense Prabowo Subianto, le candidat allié des conservateurs qu’il a battu à la présidentielle ! Un choix qui va laisser un certain nombre d’Indonésiens sidérés : pour politiquement habile que soit une décision consistant à museler un ancien rival en l’incluant dans le premier cercle du pouvoir, cet ancien commandant des forces spéciales est tout de même accusé de graves violations des droits de l’homme lors du mouvement prodémocratique de 1998 et durant la répression militaire au Timor oriental…
Cette dérive antidémocratique dépasse le cadre de la politique de « Jokowi », qui reste malgré tout le symbole d’une Indonésie de la tolérance, faute de ne plus être un pays aussi sécularisé qu’autrefois : les islamistes ne cessent d’imposer leur agenda sur la scène politique. A cet égard, la loi sur le blasphème, loin d’être amendée, risque de continuer à être utilisée par ceux-ci contre tout « déviance » islamiquement non conforme. Ce qui suscite une inquiétude dans les milieux libéraux, musulmans ou pas.
Pendant ce temps, le djihadisme continue de représenter une menace plus ou moins récurrente, comme on vient de le voir récemment avec la tentative d’assassinat au couteau du ministre de l’intérieur et de la sécurité, l’ex-général Wiranto. « L’Indonésie peut désormais être considérée comme une démocratie illibérale qui permet aux électeurs de choisir librement leurs dirigeants mais où il existe désormais de sérieuses contraintes aux libertés civiles et à la primauté de la loi », estiment les chercheurs Eve Warburton et Edward Aspinall, de l’Australian University of Australia (ANU), à Canberra.
Dans un paysage plutôt en berne en Asie au regard des libertés politiques, l’Indonésie reste encore un îlot de libéralisme. Mais, entre résurgence du nationalisme, menaces terroristes, crispations répressives et tentations illibérales, il y a de quoi être inquiet pour le futur proche de l’Archipel. Et aussi pour M. Widodo, qui aura fort à faire pour garder le cap des valeurs qu’il dit vouloir défendre : celles de la démocratie et du respect de la diversité ethnique et religieuse.
Bruno Philip (Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est)