A Jacobina, au Brésil, environ 50 millions de moustiques (Aedes aegypti) transgéniques mâles ont été lâchés dans la nature entre 2013 et 2015, afin de lutter contre les épidémies provoquées par la diffusion du virus de la dengue et du virus zika. Les diptères modifiés, développés par la société Oxitec, étaient porteurs de deux constructions génétiques : la première leur conférant une fluorescence, la seconde rendant leur descendance non viable. Lorsqu’elles s’accouplent avec les mâles OX513A, les femelles sauvages donnent naissance à des larves incapables de se développer dans un milieu privé d’un antibiotique courant, la tétracycline.
Cette substance étant absente de l’environnement, l’opération revient à stériliser une part des femelles sauvages – celles qui auront choisi un OX513A pour se reproduire –, en faisant avorter leur progéniture. Selon les travaux de surveillance conduits par Oxitec, l’opération a permis de faire chuter drastiquement les populations d’Aedes aegypti dans la zone, tout au long de la période durant laquelle les lâchers ont été effectués.
Une récente étude vient troubler ces résultats encourageants. Publiés mi-septembre dans Scientific Reports [1] et passés relativement inaperçus en France, les travaux conduits par Jeffrey Powell (université Yale) et ses collègues indiquent en effet qu’une part du matériel génétique des OX513A s’est introduite dans les populations sauvages. Les auteurs ont prélevé des moustiques à Jacobina avant les lâchers, et en ont comparé leur matériel génétique avec celui de moustiques capturés trois mois après la fin de l’essai.
Résultat : les aegypti de la zone n’étaient plus tout à fait les mêmes après la fin de l’expérience. Selon les lieux de capture, entre 10 % et 60 % des diptères étaient porteurs de matériel génétique de leurs cousins transgéniques. Selon les individus, parfois plus de 10 % de l’ADN de ces nouveaux moustiques sauvages est hérité des OX513A. Cette introgression – c’est-à-dire le transfert durable de matériel génétique dans une population – est en outre observée sur des individus capturés à 4 kilomètres des lâchers les plus proches.
Ce que concluent les auteurs est que les « aegypti » des environs de Jacobina sont désormais le résultat d’une hybridation de trois souches
Les moustiques sauvages qui peuplent désormais Jacobina et ses alentours sont-ils donc devenus, eux-mêmes, transgéniques ? Nullement : les chercheurs ont estimé la part d’ADN transférée, mais n’ont pas déterminé les gènes transmis – bien qu’il soit à peu près sûr que le gène de « stérilité » des OX513A n’en fasse pas partie.
Ce que concluent les auteurs est que les aegypti des environs de Jacobina sont désormais le résultat d’une hybridation de trois souches : la souche brésilienne locale, associée à un mélange de souches, cubaine et mexicaine. C’est en effet un assemblage de ces deux sous-populations qui a été utilisé par Oxitec pour créer, dans ses laboratoires, le fameux OX513A.
Tempête dans le petit landerneau des spécialistes
Quelles conséquences faut-il attendre de cette triple hybridation des moustiques brésiliens ? Peut-être rien, ou pas grand-chose, mais M. Powell et ses coauteurs posent tout de même quelques questions. Cette plus grande variabilité génétique offerte aux aegypti de Jacobina pourrait-elle leur conférer une « vigueur hybride », soit une plus grande résistance aux tentatives ultérieures de les détruire ? Pourrait-elle leur conférer une capacité accrue de transporter certains virus ?
Le simple fait d’avoir soulevé ces questions a provoqué une tempête dans le petit landerneau des spécialistes. Oxitec a publié sur son site Web une série de griefs contre l’étude (lui faisant parfois dire ce qu’elle ne prétend nullement) et a protesté auprès du comité éditorial de la revue. Certains coauteurs (engagés dans des collaborations avec Oxitec) se sont même désolidarisés de leurs collègues…
Le fait qu’une petite part de la descendance des moustiques transgéniques d’Oxitec parvienne à survivre est pourtant connu. « Environ 4 % de ces populations (…) peuvent survivre sans tétracycline et il est inquiétant que, jusqu’à présent, il n’y ait aucune étude publiée sur leur capacité à prospérer », observaient de manière assez prémonitoire, en juillet 2018, Zahra Meghani (université de Rhode Island) et Christophe Boëte (Institut des sciences de l’évolution de Montpellier), dans PLoS Neglected Tropical Diseases [2].
La controverse autour du moustique stérilisateur d’Oxitec n’est pas sans rappeler celle des taureaux sans cornes de Recombinetics
Le coup de colère de la firme tient sans doute, en réalité, plus à la médiatisation de l’étude dirigée par M. Powell qu’à l’étude elle-même. Car ce que craint plus que tout Oxitec, ces jours-ci, est la mauvaise publicité. Sa deuxième génération de moustiques transgéniques est lancée depuis peu et il s’agit de n’affoler ni les foules ni les régulateurs.
La controverse autour du moustique stérilisateur d’Oxitec n’est pas sans rappeler celle des taureaux sans cornes de Recombinetics. Ces bovins avaient été modifiés pour éviter le « décornage » des bêtes, mais les autorités américaines ont réalisé, en juillet c’est-à-dire avec cinq années de retard, qu’un fragment d’ADN bactérien avait été introduit par inadvertance dans leur génome, susceptible de leur conférer une résistance à certains antibiotiques.
A l’heure où les biotechs veulent soustraire leurs innovations à toute régulation, les premières expériences commerciales d’ingénierie génétique sur des animaux plaident plutôt en faveur d’une réflexion accrue sur les risques qu’elles génèrent, en regard des bénéfices qu’il est permis d’en attendre.
Et même sur ce point, la connaissance est parfois lacunaire. En octobre 2017, le groupe d’experts ad hoc de l’Organisation mondiale de la santé [3] critiquait le fait que les essais conduits par Oxitec étaient évalués en fonction de la réduction de population d’insectes, non en termes de réduction de l’incidence des maladies qu’ils transmettent aux hommes. C’est pourtant bien le but, n’est-ce pas ?
Stéphane Foucart
• Le Monde. Publié le 26 octobre 2019 à 01h36 - Mis à jour le 26 octobre 2019 à 07h56 :
https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/10/26/la-controverse-autour-du-moustique-sterilisateur-d-oxitec_6016974_3232.html
Le Brésil va lâcher des millions de moustiques OGM contre la dengue
Le moustique sera-t-il le premier animal – ou plutôt insecte – génétiquement modifié que l’on va rencontrer dans la nature ? La question est posée alors que le Brésil est en train d’autoriser la dissémination d’un moustique transgénique stérile afin de lutter contre la dengue. Une nouvelle qui, au-delà de susciter des espoirs de parvenir à lutter contre cette grave épidémie, a provoqué la controverse et l’opposition de nombreuses ONG.
La dengue, une infection virale [4] entraînant habituellement fièvre, vomissements et parfois des hémorragies pouvant provoquer la mort, sévit dans une centaine de pays des régions tropicales et subtropicales du monde, qui fournissent un terreau idéal pour les moustiques, vecteurs de l’épidémie. Le Brésil connaît actuellement une épidémie de dengue, avec plus de 1,4 million de cas confirmés et 545 morts l’an dernier contre 120 000 cas en 2008, selon les chiffres de l’Organisation panaméricaine de la santé [5], le bureau régional américain de l’OMS. Une pandémie qui inquiète d’autant plus les autorités que la prévalence du virus sera à son maximum lors de la Coupe du Monde de football cet été.
Or, aucun traitement spécifique ni vaccin n’existe pour lutter contre la dengue (bien que plusieurs soient en cours d’essais cliniques, notamment par le laboratoire français Sanofi Pasteur [6]). Le seul moyen de s’en protéger est aujourd’hui la prévention environnementale (élimination des eaux stagnantes) et la pulvérisation de pesticides (mais qui présentent des risques pour la santé humaine et induisent des phénomènes de résistance).
C’est dans ce contexte que l’entreprise britannique Oxitec, étroitement liée au géant agrochimique Syngenta, a mis au point une lignée de moustiques Aedes aegypti mâles, modifiés par transgénèse, qui permettraient de contrôler la population des moustiques vecteurs. Elle a déposé une demande de commercialisation au Brésil en juillet 2013.
Le 10 avril, la Commission technique nationale de biosécurité (CTNBio) – l’équivalent du Haut conseil sur les biotechnologies en France – a autorisé, par seize voix contre une, la dissémination dans l’environnement de ces moustiques de nom de code OX513A. Pour être effective, cette autorisation doit néanmoins encore être validée par l’Agence nationale de surveillance sanitaire (Anvisa [7]). OX513A deviendrait alors le premier « animal » génétiquement modifié – avant le saumon transgénique américain surnommé « Frankenfish » [8].
Des moustiques dépendants à la tétracycline
Le principe de cette manipulation génétique ? Un nouveau gène a été introduit dans l’ADN des Aedes aegypti afin de les rendre dépendants à un antibiotique, la tétracycline. Sans ce médicament, les moustiques génétiquement modifiés ne peuvent pas survivre. Le laboratoire où sont élevées les souches de moustiques détruit ensuite les œufs femelles et ne garde que les mâles, qui ne peuvent pas piquer et ne sont donc pas vecteurs de la dengue. Ces moustiques mâles transgéniques sont ensuite relâchés dans la nature, en quantité deux fois supérieure à celle des moustiques non-transgéniques, pour se reproduire avec des femelles « sauvages », qui n’ont pas été génétiquement modifiées. Comme leur progéniture, porteuse du transgène, est privée de l’antibiotique, elle n’a que très peu de chance de survie. Résultat : la population des moustiques se réduit drastiquement et l’épidémie avec.
« Cette technologie nous permet de tuer la descendance de moustiques, explique une vidéo publiée sur le site d’Oxitec [9]. C’est une sorte de contrôle des naissances pour les insectes. »
Des essais en champs ont été réalisés par Oxitec : trois millions de moustiques transgéniques ont été lâchés dans les îles Caïmans en 2009, 6 000 moustiques en Malaisie en 2010, et 17 millions au Brésil en 2011 et 2012 – où l’usine Moscamed, située à Juazeiro (Etat de Bahia), co-gérée par le ministère de l’agriculture brésilien, produit déjà des milliers de moustiques transgéniques. Selon les résultats communiqués par Oxitec [10], les tests menés dans les îles Caïmans ont montré une réduction de 80 % des populations de moustiques sauvages au bout de 11 semaines.
Des risques de diffusion dans l’environnement ?
Le problème, c’est que les ONG dénoncent le « manque de transparence » de la firme et le fait qu’aucune étude indépendante n’ait été réalisée pour contre-vérifier ces résultats. « La procédure d’autorisation n’est pas respectée : le public n’a pas été correctement consulté », regrette l’association Inf’OGM dans un communiqué [11]. « Il n’existe aucun test de toxicité public qui prouve qu’être piqué ou avaler un moustique génétiquement modifié est sans danger pour les humains, les animaux domestiques ou sauvages », s’inquiète de son côté l’ONG anglaise GeneWatch [12].
Car en réalité, les moustiques ne sont pas tous stériles. Selon Oxitec, 3 % de moustiques transgéniques parviennent tout de même à survivre, même sans présence de tétracycline. Et dans un environnement pollué, où cet antibiotique se retrouve dans les eaux usées, les larves ont un taux de survie de 15 % environ, précise Inf’OGM.
« Il est peu probable que ce transgène diffuse largement dans la population sauvage de moustiques, estime Yvon Perrin, entomologiste et spécialiste de l’espèce au Centre national d’expertise sur les vecteurs (CNEV), hébergé par l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Ce gène a en effet pour objet de limiter la reproduction. De plus, contrairement aux insecticides, cette méthode est sélective puisqu’elle ne concerne qu’une seule espèce de moustiques, et que l’hybridation avec d’autres espèces de moustiques n’est pas observée dans la nature. » Mais de prévenir : « Malgré tout, si le moustique transgénique est relâché dans l’environnement, il faudra réaliser un suivi précis des populations pour savoir si le gène modifié est efficace et s’il se transmet aux populations sauvages. »
Autre risque, pointé par l’agence de surveillance sanitaire brésilienne : l’extinction de l’espèce d’Aedes aegypti pourrait favoriser un moustique concurrent, le moustique-tigre (Aedes Albopictus), lui aussi vecteur des virus de la dengue et du chikungunya. « En détruisant une espèce, on libère une niche écologique pour une autre. Mais ce serait le cas avec toute autre méthode de lutte contre le moustique Aedes aegypti, par exemple à l’aide d’insecticides », remarque l’expert.
Sur l’île de La Réunion, l’IRD pilote un projet de recherche, qui consiste à stériliser des moustiques mâles par irradiation, comme cela a été fait avec succès contre la lucilie bouchère, une mouche prédatrice des animaux et des hommes au Mexique dans les années 2000. Une autre méthode consiste à introduire une bactérie (Wolbachia) dans des souches de moustiques, qui lors de l’accouplement avec les femelles sauvages vont également introduire une stérilité.
Audrey Garric (Blog Eco (lo))
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• Le Monde. Publié le 18 avril 2014 à 11h05 :
https://www.lemonde.fr/planete/article/2014/04/18/le-bresil-va-lacher-des-millions-de-moustiques-ogm-contre-la-dengue_5993402_3244.html