S’il y a un objectif que l’offensive turque dans le nord-est de la Syrie a atteint, c’est celui d’avoir embrasé l’hostilité entre Kurdes et Arabes. Il suffit d’observer les réseaux sociaux pour constater que la guerre civile fait rage entre eux. De chaque côté, l’immense majorité s’enferme dans le sectarisme et ne veut plus qu’une chose : écraser l’autre.
Côté arabe, quelques milliers d’Arabes authentiquement démocrates ont à divers degrés exprimé leur opposition à l’invasion turque. Mais ce ne sont que quelques milliers, et il ne faut pas surestimer l’impact qu’ils peuvent avoir. Car, sur le terrain, ils ne pèsent ni politiquement ni militairement.
La foire aux passions s’envenime
Côté kurde, il a beau y avoir des voix raisonnables qui appellent à ne pas verser dans la violence verbale contre les Arabes de Syrie, si ce n’est contre les Arabes en général, ils sont aussi peu nombreux. Et face à ces deux minorités, les expressions de ressentiment, arabe comme kurde, connaissent une hausse vertigineuse. La majorité des Kurdes adhère à la vision selon laquelle c’est à cause de la révolution [syrienne contre le régime Assad] qu’ils sont attaqués, à Afrine [localité kurde syrienne conquise par les rebelles syriens pro-turcs] d’abord et à l’est de l’Euphrate aujourd’hui, et que c’est la révolution syrienne tout entière qui est l’ennemie des Kurdes. Ce qui revient à dire que cette révolution leur a fait plus de tort que le régime Assad depuis des décennies.
Face à ce ressentiment, il faut bien admettre que les révolutionnaires syriens n’ont pas cherché à réduire la fracture entre Kurdes et Arabes. Et aujourd’hui, chez les Kurdes, ils ne rencontrent guère d’écho, tant la foire aux passions s’envenime au fur et à mesure que le manège des puissances étrangères s’accélère.
Le “bon Arabe” doit adhérer au récit héroïque kurde
Pour passer pour un “bon Arabe” chez les Kurdes, il ne suffit plus de réclamer justice pour les Kurdes et de déclarer sa solidarité avec eux face à l’invasion turque. Il en faut désormais bien plus pour être un “bon Arabe”. Il faut totalement adhérer au récit kurde et condamner la Turquie sans appel, dans sa globalité, comme ennemi historique, depuis le passé impérial et colonisateur de l’Empire ottoman jusqu’à nos jours.
Il faut s’interdire d’évoquer les exactions commises par les unités de protection populaire [YPG, groupe armé majoritairement kurde], alors que même chez les Kurdes le sujet n’est pas forcément tabou puisque ces exactions ont visé jusqu’aux Kurdes qui s’opposaient à la politique des YPG.
Pour être “bon”, l’Arabe doit au contraire faire l’éloge de ces YPG avec le même enthousiasme que le ferait un de leurs membres. Et, pour enfoncer le clou, il faut opposer les YPG aux groupes armés islamistes en soutenant – au nom du pur pragmatisme politique – que les premiers sont largement préférables aux seconds, et non pas invoquer le principe selon lequel des exactions sont des exactions, quel qu’en soit l’auteur.
Pour être “bon”, l’Arabe doit faire sien le récit selon lequel seuls les YPG avaient combattu Daech, récit qui sert à assimiler implicitement tous les Arabes au djihadisme le plus extrême. Les premiers à s’être battus contre Daech étaient pourtant des groupes armés arabes, même s’il est vrai que la plus importante bataille contre Daech a été menée par les YPG. Néanmoins, les Kurdes bénéficiaient de la couverture d’une coalition internationale, tandis que les Arabes qui se battaient contre Daech n’étaient pas seulement tout seuls, ils subissaient en outre les attaques du régime de Bachar El-Assad. Enfin, pour être “bon”, l’Arabe doit faire semblant de ne pas se rappeler que les YPG ont réprimé, violemment et à balles réelles, les Kurdes qui avaient manifesté contre le régime d’Assad.
Le bon “Kurde”, lui, doit adhérer à l’unité nationale arabe
Symétriquement, les Arabes fanatisés ont eux aussi leur “bon Kurde”. Il doit au minimum adhérer sans nuances à tous les mots d’ordre d’unité nationale arabe et ne jamais évoquer toutes les injustices subies dans le cadre de la Syrie moderne – même si ces injustices ont été commises par le régime baasiste des Assad père et fils. Pour être “bon”, il doit également, matin, midi et soir, affirmer haut et fort qu’il n’adhère en aucun cas à l’idée d’une sécession kurde, prouvant ainsi que son discours sur l’égalité citoyenne entre tous les Syriens n’est pas qu’une ruse pour cacher d’autres desseins.
Le “bon Kurde” est bien avisé par ailleurs de se tenir éloigné de toutes les organisations kurdes possibles et imaginables, car celles-ci poursuivent fatalement des projets séparatistes. Il vaut mieux adhérer à une organisation dominée par des Arabes ou prêchant le nationalisme panarabe, fût-ce le parti Baas, honni des révolutionnaires arabes.
Un “bon Kurde” doit faire profil bas et montrer sa mauvaise conscience pour tout ce que d’autres Kurdes ont pu faire ou revendiquer, parce que du fait de ses origines il restera toujours suspect de cacher de secrètes sympathies pour leurs noirs desseins.
Il faudrait professer la haine de son propre camp
Il faut aussi qu’il reste une exception, un individu isolé qui est prié de jouer le rôle qu’on lui assigne, à savoir invalider le discours des autres Kurdes. Un “bon Kurde” est en réalité un Arabe qui parle une autre langue, réduit au statut d’objet folklorique pour illustrer la tolérance et l’ouverture d’esprit des Arabes.
En observant cette guerre civile qu’Arabes et Kurdes de Syrie se mènent sur les réseaux sociaux, un point commun émerge. Des deux côtés, on réclame à l’autre de professer la haine de son propre camp, autrement dit de faire étalage de la haine de soi.
Omar Kaddour
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