Une Algérie ingouvernable. Et une crise politique sans issue. Voilà sans doute ce qui attend le futur président algérien si le scrutin prévu le 12 décembre se tient dans le climat actuel. La mobilisation contre la nouvelle loi sur l’investissement dans le secteur des hydrocarbures vient d’en donner un avant-goût.
Vendredi 11 octobre, puis dimanche, et encore mardi, des dizaines de milliers de manifestants sont descendus dans les rues pour conspuer le texte. Elaboré dans une opacité totale, son contenu exact n’était pas connu des marcheurs. Qu’importe : les mêmes slogans, martelés depuis huit mois, ont retenti – « Voleurs », « Vendus », « Dégagez ! » – avec une rage démultipliée.
Pour les contestataires, tout ce qui émane du gouvernement de Noureddine Bedoui, ancien ministre de l’intérieur sous Abdelaziz Bouteflika et dernier premier ministre nommé par l’ancien président, est frappé d’infamie et d’illégitimité. La rupture de confiance entre l’Etat et une partie des Algériens est consommée.
C’est pourtant ce même gouvernement qui prépare l’élection du 12 décembre. Un scrutin voulu et imposé par l’armée qui dirige le pays de facto, mais boycotté par la quasi-totalité de l’opposition, des islamistes aux démocrates. Laquelle opposition n’accorde aucun crédit à une administration au lourd passé de trucage électoral. Le casting se résume donc aujourd’hui à une compétition entre anciens ministres du président sortant.
Murés dans le silence
Le formalisme absurde de l’administration et de l’autorité en charge du scrutin, qui annoncent une augmentation jamais vue des inscriptions sur les listes électorales, « notamment parmi les plus jeunes », accroît le sentiment de malaise. A Alger, les mairies baignent dans la torpeur d’un automne caniculaire. Dans le reste du pays, aucune image, aucun témoignage ne viennent confirmer ces allégations.
Les deux principaux candidats – deux anciens premiers ministres –, Ali Benflis, challenger malheureux en 2004 et en 2014, et Abdelmadjid Tebboune, sont murés dans le silence : un post Facebook pour critiquer la loi sur les hydrocarbures pour l’un, une unique conférence de presse pour l’autre.
« A croire qu’ils ne savent pas quoi faire. Tebboune est peut-être le candidat d’une partie du système, mais il n’est pas dit que le système ait vraiment un candidat. La seule chose qui compte est qu’il soit issu du sérail, estime un observateur algérien, fin connaisseur du régime. Les relais électoraux du régime, comme le FLN [Front de libération nationale] ou l’UGTA [Union générale des travailleurs algériens], sont morts, balayés par la contestation et l’offensive de l’état-major contre les réseaux d’Abdelaziz Bouteflika qu’il accuse de comploter contre lui. C’est l’inconnu. Quant à Benflis, qui pensait qu’une voie royale se dégageait devant lui, il a pris un coup sur la tête avec la candidature de Tebboune. »
L’offre politique de l’armée, réduite au seul rendez-vous électoral du 12 décembre, est pour l’instant inaudible, en dépit du matraquage des médias publics et privés qui lui sont assujettis. En même temps, le pouvoir se raidit. L’actuel homme fort du régime, le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah, qui lie de fait son sort politique à l’agenda électoral, durcit le ton et multiplie les menaces.
« Des prisonniers politiques »
L’appareil sécuritaire s’emploie à restreindre l’espace des libertés arraché par les manifestants ces huit derniers mois, harcelant les contestataires et multipliant les arrestations parmi les animateurs présumés du Hirak (le mouvement populaire). Une centaine de personnes ont été placées en détention provisoire depuis l’été. Signe d’un emballement judiciaire, les opposants sont, dans leur majorité, poursuivis pour des accusations relevant de « crimes », à la merci de très lourdes condamnations.
Accusé d’« atteinte à l’intégrité du territoire » et d’« incitation à la violence », Abdelwahab Fersaoui, le président de l’association Rassemblement action jeunesse, très impliquée dans le mouvement, a été incarcéré samedi 12 octobre sans que ses avocats ni sa famille n’en soient informés.
« Ce sont des prisonniers politiques et toutes les procédures sont bafouées. Il ne s’agit pas d’interpellations mais de kidnappings. On arrête d’abord les gens et on leur fabrique des dossiers ensuite », s’indignait l’avocate Nabila Smail lors d’une récente conférence de presse. Mme Smail fustige une justice aux ordres : « Des juges disent : “Allah Ghaleb, maître” [ « Je n’y suis pour rien »]. Cela veut dire quoi, quand un juge vous dit cela ? »
Parmi ces détenus figurent trois journalistes, accusés de diffusion de fausses nouvelles, d’incitation à l’attroupement, de collaboration avec des médias étrangers non agréés. Au moment même où la mainmise des autorités sur les médias publics et les chaînes de télévision privées est totale.
« Cette année, il n’y aura pas de vote ! »
« Sur le papier, quelle diversité ! Sauf que nous avons tous une sorte de rédacteur en chef unique. Et je ne suis pas sûr qu’il fasse partie de la profession, ironise un journaliste en racontant la pression exercée par les services de sécurité. On a commencé par me dissuader de sortir couvrir le Hirak en me disant que les manifestants étaient hostiles à la presse. Ce qui est vrai. Puis on a imposé une voix off sur les images. Désormais, on ne couvre plus. “Si ça ne tenait qu’à moi, je leur enverrais les chars”, m’a dit un jour un responsable. »
Une inquiétude réelle gagne les opposants. Mais si la crainte de l’arbitraire s’immisce de moins en moins subrepticement dans leur quotidien, cette campagne répressive alimente aussi le foyer de la contestation. « Où es-tu, Gaïd Salah ? Cette année, il n’y aura pas de vote ! », scandaient les manifestants, le 11 octobre à Alger.
Ces derniers temps, le Hirak a renoué, les vendredis, avec les grandes marches du printemps. Quartiers populaires et supporteurs des clubs de foot de la capitale et de ses banlieues sont de retour. Une atmosphère revendicative et festive, qui tranche avec l’ambiance des jours de semaine, parfois « cauchemardesques » et marqués par les arrestations, selon les dires de manifestants.
« Cela faisait un moment que l’on ne défilait plus. Nous sommes venues après ce qui s’est passé avec les étudiants », expliquaient deux quadragénaires descendues dans la rue avec leurs trois filles, vendredi 11 octobre. Le mardi précédent, pour la première fois depuis la fin du mois de mars, la police avait harcelé, bousculé et tenté d’empêcher la marche hebdomadaire des facultés algéroises en multipliant les interpellations dans et autour du cortège. Une attitude qui a choqué, dans une société où les étudiants jouissent d’une image très positive.
« Qu’ils bouffent du malheur »
Le lendemain, rue Bab-Azzoun, dans le bas de la Casbah, la colère n’était pas retombée. « Ils n’ont pas honte, s’en prendre à des étudiants ! Qu’ils bouffent du malheur », s’indignait l’employé d’un petit commerce, qui dit s’être joint à la mêlée lors des bousculades de la veille.
Après trente-cinq semaines de manifestations, le pays est comme une mèche qui se consume et raccourcit inexorablement à mesure que s’approche l’échéance du 12 décembre. Un rendez-vous imposé « dans les pires conditions », dénoncent, dans une rare unanimité, partis démocrates, islamistes, mouvements et personnalités issues de la société civile, qui demandent avec force au commandement de l’armée de faire marche arrière.
« Le pouvoir réel est obligé de négocier parce que nous conduire au 12 décembre de cette manière est une grave erreur. Même s’il parvient à faire passer un président, la crise politique et économique va aller en s’aggravant. Il est temps de sortir l’Algérie de cette situation », veut croire l’économiste Smail Lalmas, qui participa brièvement au panel de dialogue national nommé fin juillet par le président par intérim, Abdelkader Bensalah. L’objectif était alors d’organiser un processus de transition dans une démarche « consensuelle », avait-il promis.
« J’y suis resté trois jours, le temps de comprendre que rien n’allait changer. L’option des élections devait être le fruit d’un dialogue. Or les préalables n’ont pas été respectés, poursuit M. Lalmas. Il était nécessaire de nommer un nouveau gouvernement, libérer les détenus, laisser les Algériens se rassembler, d’ouvrir le champ médiatique… Aucune mesure d’apaisement n’a été mise en place. »
Un troisième revers pour l’armée ?
Une nouvelle offre de dialogue, comme une dernière bouteille jetée dans les flots, a été proposée mardi 15 octobre par dix-neuf personnalités, dont l’ancien ministre des affaires étrangères Ahmed Taleb Ibrahimi, ou celui de la culture et de la communication Abdelaziz Rahabi.
« S’aventurer à organiser une élection présidentielle comme annoncée, sans consensus national préalable, attisera le mécontentement populaire et aggravera la crise de légitimité du pouvoir, écrivent-ils. Par conséquent, nous invitons le pouvoir de fait à procéder (…) à une nouvelle lecture de la réalité, afin de ne pas contrecarrer les revendications légitimes du peuple et pour ne pas frustrer les générations de l’indépendance de l’exercice de leur droit à l’édification d’un Etat moderne dans l’esprit rassembleur du 1er novembre. »
Mais l’armée acceptera-t-elle un troisième revers, après l’annulation de deux élections présidentielles cette année ? Le 1er novembre, l’Algérie célébrera le soixante-cinquième anniversaire du déclenchement de la guerre d’indépendance. Une commémoration qui coïncide avec un vendredi, jour de mobilisation nationale hebdomadaire dans les rues.
Ce vendredi s’annonce déjà comme un moment charnière dans le face-à-face qui oppose le régime à ses opposants, alors que, dans les cortèges, les plus jeunes s’identifient chaque semaine un peu plus aux résistants de l’Armée de libération nationale, dont les portraits sont déployés et les noms sont scandés. Quarante jours sépareront le 1er novembre du 12 décembre, jour de toutes les incertitudes et de tous les dangers.
Madjid Zerrouky
• Le Monde. Publié le 18 octobre 2019 à 19h00, mis à jour à 06h27 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/10/18/en-algerie-le-pouvoir-se-raidit-a-l-approche-de-l-election-presidentielle_6016099_3212.html
La diversité sociologique, clé de la longévité du mouvement
Chaque vendredi, trois manifestations réunissant plusieurs dizaines de milliers de personnes parcourent les rues d’Alger.
« Wallah ma rana habsine [Nous jurons que nous ne nous arrêterons pas] ». Décliné sur tous les tons depuis le mois de février, début de la contestation contre le régime, c’est le leitmotiv des dizaines de milliers de manifestants qui emplissent les grandes artères de la capitale chaque vendredi.
Plus que tout autre ville, Alger a une charge symbolique et politique particulière pour les manifestants comme pour les autorités, qui y déploient un imposant dispositif de sécurité. Sans s’opposer, pour l’instant, frontalement aux foules qui y défilent.
Ainsi, les jours de grande mobilisation, ce n’est pas une, mais trois manifestations qui parcourent les rues de la capitale pour converger vers l’esplanade de la Grande Poste. L’édifice de style néomauresque, une icône du centre-ville, est devenu le point névralgique de la contestation dans la capitale.
« C’est un moment inédit car tout le monde manifeste, la diversité sociologique de l’Algérie se retrouve et se brasse. Jeunes, familles, vieux : tous sortent. Les couches moyennes comme les quartiers populaires. Mais aussi des gens aisés, dirigeants d’entreprises, petits entrepreneurs, cadres, professions libérales », explique le sociologue Nacer Djabi, qui travaille sur la morphologie du mouvement. « La force du mouvement tient au fait qu’aucune classe n’avance de revendication socio-économique ou catégorielle. Il y a un objectif commun, une détermination collective à rompre avec le système », poursuit-il.
Chaque vendredi, les quartiers des hauteurs ouvrent le bal. Un premier cortège, constitué en grande partie d’hommes, de femmes et de familles issus des classes moyennes, de la petite bourgeoisie, mais aussi des élites, descend la rue Didouche-Mourad, l’artère commerçante du centre-ville. Un flux alimenté par ce que les Algérois appellent la « deuxième vague ». Celle des manifestants qui défilent après la grande prière du vendredi. Beaucoup viennent de la mosquée Al-Rahma. Située à quelques encablures de « Didouche », elle accueille plusieurs milliers de fidèles. Ceux qui ne prient pas attendent dans le triangle de rues environnantes.
Dimension familiale
Quatre kilomètres à l’ouest, les quartiers de Bab-el-Oued et de la Casbah s’animent à la même heure. Plus populaire, festive, la marche « Bab-el-Oued-Casbah » arrive au pas de course à la Grande Poste, souvent animée par la présence des supporteurs des deux grands clubs de foot de la ville, l’USMA et le MCA. Un dynamisme qui habite aussi la troisième manifestation, celle des quartiers populaires de l’est (Belouizdad, Hussein Dey) et des banlieues, dont celle d’El-Harrach et de ses turbulents supporteurs, ceux de l’USMH, qui arrivent à la Grande Poste après une longue marche d’une dizaine de kilomètres, les transports étant suspendus par les autorités. C’est vers 15 heures que les « trois affluents du Hirak d’Alger donnent toute leur puissance », souligne Nacer Djabi.
Le sociologue insiste également sur la dimension féminine et familiale de la mobilisation. « La présence des femmes – dont beaucoup sont des femmes au foyer – est remarquable. Tout comme celle de parents défilant avec leurs enfants. C’est aussi ce qui explique une constante des manifestations : leur pacifisme. On n’envisage pas la violence lorsqu’on vient marcher avec un bébé accroché dans le dos, ou lorsqu’on accompagne un grand-père ou une grand-mère, voire des malades ou des handicapés. Cette diversité empêche les face-à-face exclusifs et à risques entre jeunes garçons et policiers », ajoute M. Djabi. C’est là une rupture avec les manifestations qu’a connues le pays ces dernières décennies : « Des mouvements urbains, impliquant des jeunes des quartiers populaires et tournant parfois à l’émeute. Ces mouvements, dus à la mal-vie, au mal-logement, bénéficiaient du soutien du reste de la population, mais sans que celle-ci ne s’implique dans la rue. »
Un nombre et une diversité qui rendent, pour l’instant, impossible un recours à la violence de la part des forces de l’ordre : « Celui qui ordonnerait un tel recours contre ces manifestations en payerait le prix politique. »
Madjid Zerrouky
Infographie Le Monde
• Le Monde. Publié le 19 octobre 2019 à 10h11 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/10/19/algerie-la-diversite-sociologique-cle-de-la-longevite-du-mouvement_6016158_3212.html
Les autorités ferment trois lieux de culte protestants
Les trois églises sont situées l’une à Makouda et deux à Tizi Ouzou, deux localités de la région de Kabylie, à environ 90 kilomètres à l’est d’Alger.
Les autorités algériennes ont fait fermer mardi 15 et mercredi 16 octobre trois nouveaux lieux de culte de l’Eglise protestante d’Algérie (EPA), qui regroupe une cinquantaine de communautés notamment évangéliques, a dénoncé son président, le pasteur Salah Chalah. Le motif officiel de ces fermetures « est exercice du culte sans autorisation », mais « c’est un prétexte », a expliqué à l’AFP par téléphone le pasteur Chalah, soulignant que « depuis 2018, douze communautés affiliées à l’EPA ont été fermées ».
Les trois églises sont situées l’une à Makouda et deux à Tizi Ouzou, deux localités de la région de Kabylie, à environ 90 kilomètres à l’est d’Alger, selon l’EPA. « On estime qu’on est dans la légalité », a-t-il ajouté, soulignant que l’EPA – qui revendique 46 lieux de cultes dans 12 des 48 régions du pays et une dizaine de milliers de fidèles – est une association agréée depuis sa création en novembre 1974. L’ordonnance du 28 février 2006 sur les « conditions et règles d’exercice des cultes autres que musulman » conditionne l’ouverture d’un lieu de culte à une « Commission nationale des cultes ».
Eglises évangéliques
Ni le ministère de l’intérieur ni le ministère des affaires religieuses n’ont répondu dans l’immédiat aux demandes de l’AFP. En décembre 2018, le ministre des affaires religieuses Mohamed Aïssa avait rappelé que la liberté de culte est garantie par la Constitution, mais affirmé que l’EPA « ne respecte pas les lois algériennes ». « La voix de l’Eglise protestante [d’Algérie] sera entendue, lorsqu’elle aura officialisé sa situation » administrative, avait-il ajouté, assurant que la Commission des cultes n’avait reçu « aucune demande de l’Eglise protestante, contrairement aux Eglises catholique et anglicane ».
Historiquement, en 1974, l’EPA se revendiquait d’un protestantisme « classique », a expliqué à l’AFP l’historienne Karima Dirèche, qui a travaillé sur la liberté de culte et les Eglises néo-évangéliques en Algérie. Depuis, des Eglises évangéliques, qui « n’ont qu’un lointain rapport avec les Eglises protestantes historiques en Algérie », se sont greffées à l’EPA pour bénéficier de son agrément, a-t-elle ajouté.
Ces Eglises néo-évangéliques sont dans le viseur des autorités, car « ce sont celles qui font le plus de bruit, estime l’historienne. Les fidèles revendiquent leur algérianité et leur conversion, et affichent clairement leur projet de réveil du christianisme en pays musulman », confrontant « les autorités pour la première fois à une expression de pluralité religieuse en Algérie ».
Si l’ordonnance de 2006 contraint les associations cultuelles non musulmanes à un processus administratif lourd, elle « acte par le droit la présence des chrétiens en Algérie » et n’interdit pas l’apostasie (et donc la conversion), mais simplement le « prosélytisme », rappelle aussi l’historienne.
Le Monde avec AFP
• Le Monde. Publié le 17 octobre 2019 à 16h36 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/10/17/en-algerie-les-autorites-ferment-trois-lieux-de-culte-protestants_6015906_3212.html
Des Algériens dans la rue contre une loi sur les hydrocarbures
Les contestataires reprochent à cette nouvelle loi de brader le pays et au gouvernement de le « vendre » aux multinationales étrangères.
Massées dans une étroite impasse, des dizaines de passants observent. A quelques mètres du siège de l’Assemblée nationale algérienne, des policiers des forces anti-émeutes, casqués et armés d’un bouclier tentent de repousser plusieurs centaines de manifestants. « Allez, venez, c’est aujourd’hui le jour de notre indépendance ! », harangue un vieil homme. Le cortège finit par forcer le passage, aux cris d’« Ils ont vendu le pays, les traîtres ! ». Dans les rues d’Alger, dimanche 13 octobre, ils étaient des milliers, venus protester contre l’avant-projet de loi sur les hydrocarbures, après appel sur les réseaux sociaux.
Un tel appel était inédit. Dans un climat politique tendu, à deux mois de l’élection présidentielle du 12 décembre, l’opacité et la teneur de la nouvelle loi – dont le texte n’a pas été rendu public mais qui est censé ouvrir davantage le secteur aux investisseurs étrangers – a exacerbé la colère de la rue.
« Ils hypothèquent notre avenir »
Malgré un important dispositif de sécurité déployé dans le centre d’Alger, pendant plusieurs heures, les manifestants ont réussi à défiler au cœur de la ville, de la Grande Poste à l’Assemblée. Nombreux portaient des pancartes proclamant « Mon pays n’est pas à vendre ». Kamel, la quarantaine, s’est même absenté de son poste de travail pour venir : « Il ne faut pas laisser cette mafia vendre ce qu’il reste de notre pays. On vit grâce au pétrole et au gaz. Avec cette loi, ils hypothèquent notre avenir et celui de nos enfants. »
En remettant en cause le texte, les manifestants critiquent aussi ceux qui l’ont écrit. Ils dénient le droit à un gouvernement jugé illégitime et considéré comme une survivance du système Bouteflika d’engager l’avenir du pays. Les hydrocarbures représentent plus de 95 % de ses recettes extérieures, et contribuent pour 60 % au budget de l’Etat.
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« Le problème n’est pas tant le contenu du texte, souligne d’ailleurs un quadragénaire croisé dans la foule. Vous trouvez ça normal toute cette opacité ? On parle de souveraineté et personne ne sait ce qu’il y a dans la loi. » Drapeau sur des épaules, Kheira, fonctionnaire du ministère de l’agriculture aujourd’hui retraité, tente de se protéger des mouvements de foule en grimpant quelques marches. « Le vendredi, ce n’est plus suffisant. Il faut manifester tous les jours. Ces gens n’ont pas honte, ils n’ont pas peur de Dieu », clame-t-il, alors que les manifestants entonnent « Le peuple veut la chute du Parlement » dans un climat très insurrectionnel où le mot « traîtres » fuse plusieurs fois à l’encontre des policiers.
« On ne veut pas que les Français et les Américains viennent exploiter le gaz de schiste ici, c’est dangereux. Qu’ils aillent le faire dans leurs pays, s’emporte aussi Fahima. C’est à nous aujourd’hui de dire oui ou non aux lois ! » Cette cheffe d’entreprise raconte avoir souffert, dans son activité, des restrictions d’importation instaurées par les autorités. Elle n’accepte pas que des « cadeaux » soient faits aux étrangers par « un système mafieux ». D’autant que certains pensent qu’en plus de « brader les richesses du pays » plane l’ouverture de la voie à une exploitation future de gisements non conventionnels : gaz et pétrole de schiste.
Suspicion des manifestants
Le 7 octobre, le ministre de l’énergie, Mohamed Arkab, avait annoncé que « les grandes compagnies classées parmi les cinq meilleures compagnies dans le monde » avaient été consultées pour cet avant-projet de loi et que ces consultations avaient amené à modifier le « cadre réglementaire » et le « système fiscal ». Cette tentative de défense du texte a encore contribué la semaine passée à renforcer la suspicion des manifestants qui la lisent comme une manœuvre du pouvoir destinée à s’assurer des soutiens à l’étranger. « Le secteur des hydrocarbures, comme les autres richesses du pays, ne peut plus servir pour l’achat de soutiens étrangers dans la nouvelle Algérie », a dénoncé dimanche le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), un parti de l’opposition démocrate.
En fin de journée, l’ancien chef de gouvernement et candidat à la présidentielle, Ali Benflis, a rompu le silence qu’il observe depuis l’annonce de sa candidature, fin septembre, pour demander le report du texte. Et désormais les critiques émanent même des plus proches partisans du pouvoir. Le Rassemblement national démocratique (RND), le parti de l’ancien premier ministre aujourd’hui en détention, Ahmed Ouyahia, a également appelé à reporter l’adoption du texte.
« Il s’agit de la principale ressource de l’économie, qui couvre l’essentiel des besoins du pays. Rien ne justifie l’application de ce texte dans l’immédiat. Il échoit au président élu d’ouvrir le débat sur le dossier des hydrocarbures et la diversification de l’économie (…) Tel qu’il a été adopté, il ligote le futur président », a réagi le mouvement dans un communiqué.
Ces protestations n’ont pas empêché le gouvernement d’adopter le projet de loi en conseil des ministres, selon un communiqué de la présidence de la République. Avant un vote hasardeux à l’Assemblée sur fond de manifestations.
Madjid Zerrouky et Zahra Chenaoui (Alger, correspondance)
• Le Monde. Publié le 13 octobre 2019 à 17h26 - Mis à jour le 14 octobre 2019 à 11h37 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/10/13/des-algeriens-dans-la-rue-contre-une-loi-sur-les-hydrocarbures_6015345_3212.html
Le président de l’association RAJ, Abdelwahab Fersaoui, a été arrêté
Le Rassemblement action jeunesse, agréé par les autorités en 1993, participe au mouvement de contestation populaire en cours depuis le 22 février.
Abdelwahab Fersaoui, président du Rassemblement action jeunesse (RAJ), une association agréée en 1993, très active dans le mouvement de contestation populaire en Algérie, a été arrêté jeudi 10 octobre par des policiers en civil à la fin d’un sit-in organisé en soutien aux détenus d’opinion organisé devant le tribunal de Sidi M’Hamed, à Alger. L’arrestation de M. Fersaoui, qui dénonçait il y a encore quelques jours une « campagne de persécution ciblée » contre le RAJ, intervient moins d’une semaine après l’arrestation suivie d’un placement en détention de cinq militants de l’association.
Ces « enRAJés », comme on les appelle, avaient été arrêtés vendredi 4 octobre, par des policiers en civil, à l’issue de la 33e manifestation hebdomadaire depuis le 22 février, alors qu’ils étaient attablés dans un café.
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Hakim Addad, l’un des fondateurs du RAJ, Massinissa Aissous, Djalal Mokrani, Bouider Ahmed et Kamel Ouldouali ont été présentés dimanche devant un juge d’instruction qui les a placés en détention provisoire sous les accusations « d’incitation à attroupement » et « d’atteinte à l’intégrité et l’unité du territoire ». Abdelwahab Fersaoui risque de connaître le même sort.
Les organisations de défense des droits de l’homme et des avocats dénoncent une multiplication des atteintes aux libertés et une répression tous azimuts contre les militants politiques et activistes du Hirak, ce mouvement de contestation populaire qui s’oppose à la tenue de l’élection présidentielle convoquée par le pouvoir pour le 12 décembre.
Une « dérive » de la justice
Selon eux, le pouvoir veut « passer en force » et diffuser « la peur » en faisant de l’appareil judiciaire un instrument de répression. Lors d’une conférence de presse organisée le 7 octobre au siège de l’association SOS disparus, des avocats ont dénoncé une « dérive » de la justice. Ils se sont indignés des placements systématiques en détention provisoire des militants et manifestants arrêtés, notamment à Alger.
Un Comité national pour la libération des détenus (CNLD) mis en place récemment a recensé une liste de plus d’une centaine de « détenus d’opinion ». Les journalistes, eux, rencontrent de sérieuses difficultés à couvrir les manifestations auxquelles les télévisions publiques et privées n’assistent plus. Des journalistes de la radio nationale ont publié, lundi 7 octobre 2019, un communiqué dénonçant la « résurgence de la censure dans le traitement de l’information ».
Mardi 11 octobre, la police a, pour la première fois depuis le début du Hirak, œuvré à disperser sans ménagement la manifestation hebdomadaire des étudiants. Plusieurs ont été placés sous contrôle judiciaire. Pour les avocats, les mises en détention provisoire ne se justifient pas au plan du droit. Pour Me Mustapha Bouchachi, ces arrestations ne respectent la loi « ni dans la forme, dans le fond. » Il souligne que ces gens sont poursuivis sur la base de publication sur Facebook ou pour détention de drapeaux berbères, des affaires qui ne nécessitent pas d’enquête et auraient dû faire l’objet d’une comparution directe au lieu d’un placement en détention provisoire. Une autre avocate, Me Nabila Smail, estime que les prisonniers sont des « otages » du pouvoir.
Amir Akef (Alger, correspondance)
• Le Monde. Publié le 11 octobre 2019 à 12h00 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/10/11/en-algerie-le-president-de-l-association-raj-abdelwahab-fersaoui-a-ete-arrete_6015121_3212.html
La police tente pour la première fois d’empêcher un rassemblement étudiant
Les étudiants, qui se rassemblent tous les mardis depuis le début de la contestation en février, ont été bloqués et dispersés à plusieurs reprises.
C’est une première depuis le début, en février, du mouvement inédit de contestation en Algérie : mardi 8 octobre, la police a tenté d’empêcher les étudiants de manifester à Alger comme ils le font chaque mardi, selon des journalistes de l’Agence France-Presse (AFP) et des témoins.
Dans le centre d’Alger, les policiers ont essayé à plusieurs reprises de bloquer et de disperser les manifestants, procédant notamment à des arrestations, dans et en dehors du cortège, qui s’est plusieurs fois reconstitué. Un premier barrage de policiers en tenue antiémeute attendait les étudiants, rejoints par des citoyens, qui se dirigeaient vers la Grande Poste – bâtiment emblématique et lieu de rassemblement traditionnel du hirak, le « mouvement » de contestation né le 22 février –, comme l’a raconté Hamid, un commerçant de 34 ans qui s’est joint à la marche.
Les étudiants ont contourné le dispositif et se sont regroupés à nouveau dans des rues proches de la Grande Poste, où un important déploiement policier a empêché le cortège de progresser avant de le disperser définitivement.
Des forces de police « déchaînées »
Au moins quatorze personnes – dont treize étudiants – ont été arrêtées, selon une « première liste » publiée par le Comité national pour la libération des détenus (CNLD), association qui milite pour la libération des personnes arrêtées dans le cadre du hirak.
Un journaliste du quotidien francophone El Watan, Mustapha Benfodil, a été brièvement arrêté par la police puis relâché, a-t-il lui-même indiqué sur Twitter, affirmant que « des dizaines de citoyens sont encore dans les commissariats » et dénonçant des « forces de police déchaînées ».
Plusieurs médias ont fait état d’interpellations musclées et des vidéos publiées sur les réseaux sociaux montrent la police utiliser la force pour disperser des manifestants pacifiques. « La brutalité policière a atteint un niveau jamais vu depuis le début des marches, selon plusieurs étudiants interrogés », écrit El Watan sur son site Internet.
Vague d’arrestations
Cette première obstruction policière à une marche du hirak intervient dans un contexte de vague d’arrestations de journalistes, militants et figures de la contestation opposés à la présidentielle que le régime a convoqué le 12 décembre pour élire un successeur à Abdelaziz Bouteflika. Après vingt ans à la tête du pays, ce dernier a été poussé à la démission par la rue en avril.
Selon une liste « non exhaustive » publiée lundi soir par le CNLD, plus de quatre-vingts personnes arrêtées depuis le mois de juin à Alger pour des faits liés au hirak sont toujours en détention provisoire.
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« Gaïd Salah, pas d’élection cette année », ont notamment scandé les manifestants à l’adresse du chef d’état-major de l’armée, le général Ahmed Gaïd Salah. Devenu l’homme fort du pays, il assure que l’élection aura bien lieu le 12 décembre, mettant en garde ceux qui « tentent d’entraver » le processus électoral.
Selon le hirak, qui exige le départ du pouvoir de toutes les figures de l’appareil hérité de la présidence Bouteflika – dont le général Gaïd Salah –-, cette élection ne vise qu’à assurer la survie du « système » politique en place depuis l’indépendance, en 1962. « Cette élection n’aura pas lieu, car elle n’est que fraude et duperie », pouvait-on lire sur une pancarte portée par un étudiant.
Le Monde avec AFP
• Le Monde. Publié le 8 octobre 2019 à 9h27 - Mis à jour le 09 octobre 2019 à 09h44 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/10/08/alger-la-police-tente-pour-la-premiere-fois-d-empecher-un-rassemblement-etudiant_6014718_3212.html
Après les purges, l’Algérie tourne au ralenti
Les poursuites engagées contre les industriels proches du clan Bouteflika contribuent aux difficultés économiques.
Rentrée plus tendue que jamais en Algérie. Au blocage politique opposant le mouvement populaire à l’armée s’ajoute désormais une longue liste de difficultés qui inquiètent institutions et investisseurs étrangers, et pourraient changer le visage de la contestation.
Excédés par l’incurie des services de l’Etat, la hausse du chômage, les coupures d’eau à répétition alors que des incendies brûlaient les forêts du nord du pays, les Algériens ont renoué, en août, avec les actions radicales de protestation en coupant routes et autoroutes. Vendredi 6 septembre, de nouvelles manifestations devaient se dérouler dans tout le pays après que le chef d’état-major de l’armée, Ahmed Gaïd Salah, a annoncé, lundi, son intention de convoquer une élection présidentielle avant la fin de l’année dans des conditions aujourd’hui rejetées par la rue et l’opposition.
« Le blocage politique est susceptible de déboucher sur une crise économique. La situation économique est alarmante, et les deux visions, jusqu’à présent inconciliables, du peuple et du leadership ne font qu’exacerber une situation déjà très compliquée », alerte Dalia Ghanem, chercheuse résidente au Carnegie Middle East Center, qui poursuit :
« Avec une économie rentière fondée sur les exportations d’hydrocarbures, qui représentent 95 % des revenus en devises et plus de 60 % des recettes fiscales, la marge de manœuvre des dirigeants est limitée. Le recours à la planche à billets n’a fait que retarder l’échéance en plus de permettre plus ou moins à l’Etat de faire face à ses engagements internes – paiement des créditeurs, entreprises de construction… Le tableau dressé par le FMI montre que la situation économique se dégrade inexorablement : les réserves de change sont passées de 194 milliards de dollars en 2013 à 72 milliards en avril 2019. Ce qui reste pourra couvrir à peu près treize mois d’importations alors que l’Algérie importe 70 % des produits qu’elle consomme. »
Pour équilibrer son budget, le pays aurait besoin d’un baril à 116 dollars – soit 50 de plus que le cours actuel – et du maintien du niveau de sa production, en chute libre depuis le début de l’année. L’office des statistiques algérien projette même une décélération globale de ce secteur pour la troisième année consécutive en 2019, et une croissance globale limitée à 2,3 %, alors qu’il faut 7 % pour créer de l’emploi.
« Question de temps »
Pour Dalia Ghanem, le scénario est donc écrit, et « ce n’est qu’une question de temps avant que les revendications politiques du mouvement de protestation s’étendent à l’économie ». C’est cette rente pétrolière qui avait exempté Alger des « printemps arabes » de 2011, en satisfaisant les clientèles du pouvoir, fût-ce au prix d’une explosion de la corruption, d’une ampleur inédite cette dernière décennie.
Acculé par des manifestants qui pourchassent ministres et hauts fonctionnaires aux cris de « voleurs » à chacune de leur sortie sur le terrain, le régime s’est résolu à lancer une vaste campagne contre la délinquance financière qui gangrène le pays. Une tempête judiciaire s’abat donc depuis le printemps sur les milieux économiques proches du clan d’Abdelaziz Bouteflika, contraint à la démission début avril, et bon nombre de patrons de grands groupes algériens dorment aujourd’hui en prison, ce qui a entraîné leurs sociétés dans la spirale de la chute.
Des conglomérats qui aimaient à se présenter comme des fleurons de l’entreprenariat privé vacillent, victimes du gel des commandes publiques pour certains, mais aussi des assauts des magistrats pour d’autres. La justice algérienne a ainsi ordonné, début juin, le gel des comptes de toutes les entreprises et filiales appartenant aux groupes des familles Kouninef (KouGC), Tahkout, ou encore celles de l’empire d’Ali Haddad, l’pancien président du Forum des chefs d’entreprise (FCE) et patron du groupe ETRHB.
« Le problème : les comptes gelés »
Cette mesure conservatoire a des effets en cascade sur des dizaines de milliers de salariés, ceux des groupes concernés, licenciés ou dont les salaires ne sont plus versés, mais aussi chez leurs sous-traitants et fournisseurs, dont les factures ne sont plus réglées.
« Normalement, dans un système où l’économie de marché est régie par une législation adaptée, les poursuites pénales et l’incarcération du patron d’une société commerciale, a fortiori s’il s’agit d’une société par actions, n’ont aucun effet notable sur l’activité et le fonctionnement de cette société », estime Mohamed Brahimi, avocat agréé à la cour suprême et au Conseil d’Etat – ce qui n’est pas le cas ici, et, de l’aveu même de M. Brahimi, le pays souffre « d’une législation pénale et commerciale inadaptée et d’une non-maîtrise des outils du droit des affaires par la plupart des propriétaires des sociétés commerciales d’une part, et le manque de spécialisation des magistrats de l’autre ».
L’arrivée d’administrateurs désignés par la justice permettra le dégel des comptes bancaires de ces entreprises « dans les plus brefs délais », a bien promis, le 1er septembre, le ministre des finances, Mohamed Loukal, dans une déclaration à l’agence de presse officielle, APS. Mais en attendant, les salariés continuent de compter les jours.
Cette opération « mains propres » inquiète aussi les investisseurs étrangers. La coentreprise Fertial, un producteur de fertilisants qui compte parmi ses actionnaires l’espagnol Grupo Villar Mir et comme actionnaire minoritaire Ali Haddad – placé en détention provisoire en avril –, n’est plus en mesure de payer ses fournisseurs et ses 1 300 salariés depuis le mois d’août. « Le problème, ce sont les comptes gelés, bien davantage que les arrestations de dirigeants », témoigne un observateur sur place, car « les entreprises visées ont une place importante dans l’économie algérienne, et leur paralysie bloque des pans entiers de l’activité du pays ».
Le secteur du BTP, qui emploie près d’un million de personnes, serait particulièrement touché, selon le quotidien El Watan, qui évoque l’arrêt de nombreuses commandes publiques et les faillites en série qui amènent « les entreprises étrangères à différer leurs investissements, ou à suspendre leurs projets sur place ».
Créances
Les investissements français en Algérie, qui ont atteint 283 millions d’euros en 2018 (un record depuis 2009), devraient fortement baisser en 2019. Signe du ralentissement, les exportations et les importations algériennes ont baissé respectivement de 1,86 % et de 5,32 % sur les cinq premiers mois de l’année par rapport à la même période de l’année précédente. Or, le pays est le premier importateur de produits français en Afrique.
Depuis le début de l’année, plusieurs dirigeants du groupe algérien Condor, partenaire du constructeur automobile PSA dans la coentreprise Peugeot Citroën Production Algérie (PCPA), ont été placés en détention provisoire. Pourtant, la construction de l’usine de Tafraoui (près d’Oran) « se poursuit selon le planning prévu », affirme-t-on chez le constructeur automobile, qui assure le management opérationnel de la coentreprise dans laquelle Condor est actionnaire minoritaire.
Les entreprises étrangères les plus exposées sont les banques qui détiennent des créances dans les entreprises dont les comptes ont été gelés. Et si les françaises ne se partagent que 10 % des parts de marché des banques étrangères dans le pays, elles sont quand même exposées à hauteur de plusieurs centaines de millions d’euros. « Le gel des comptes de plusieurs entreprises clientes va être provisionné progressivement dans le bilan des banques, mais ces provisions pourraient vite devenir insoutenables si la situation s’éternise », analyse un responsable du secteur. Autre difficulté pour les banques, les autorités algériennes les ont contraintes à doubler leur capital social d’ici à mi-2020, avec pour objectif d’assainir le secteur et de mieux amortir les chocs financiers.
« Plus de nouvelles »
Au-delà des banques, de nombreux sous-traitants français ne sont plus payés ou voient leurs carnets de commande diminuer au point que l’opération « mains propres » pourrait avoir des conséquences sur l’emploi en France. L’entreprise algérienne Cevital, dont le dirigeant, Issad Rebrab, avait annoncé des investissements dans les Ardennes, lors de la visite d’Emmanuel Macron en novembre 2018, a été placé en détention provisoire en avril, accusé de fausses déclarations douanières.
« Depuis, nous n’avons plus de nouvelles du projet et nous ignorons si la promesse de création de 1 000 emplois va être tenue », explique Pierre Cordier, député Les Républicains des Ardennes. Or, Cevital réalise plusieurs centaines de millions d’euros de chiffre d’affaires en France et y emploie près de 1 500 personnes.
Julien Bouissou et Madjid Zerrouky
• Le Monde. Publié le 06 septembre 2019 à 11h35 - Mis à jour le 06 septembre 2019 à 22h32 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/09/06/apres-les-purges-l-algerie-tourne-au-ralenti_5507151_3212.html
Une colère aux racines profondes
FACTUEL Les manifestations de février ont été précédées par un climat de protestation diffus depuis dix ans.
Si l’étincelle à l’origine du soulèvement populaire algérien tenait à la perspective d’une candidature du président Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat, le mouvement né en février 2019 se caractérise surtout par sa profondeur historique, géographique et sociologique. « Une accumulation de luttes sectorielles des chômeurs du Sud aux médecins résidents, d’émeutes, de tout un empilement de résistances depuis au moins deux décennies », analysait, début juin, Redouane Khaled, du Mouvement démocratique et social (MDS).
Des villes aux campagnes, une Algérie en plein essor démographique, entre croissance urbaine et déséquilibres régionaux, s’est heurtée à l’immobilisme du pouvoir et aux décennies d’incurie qu’ont incarnés les quatre mandats de M. Bouteflika, marqués par la corruption généralisée et un modèle économique basé sur la seule rente des hydrocarbures.
Depuis 2014, avec la chute continue du cours des hydrocarbures, l’économie algérienne est au bord de l’asphyxie. Privée des investissements et des dépenses publiques, la croissance est anémique. Le revenu mensuel moyen n’excède pas les 300 euros et un jeune sur trois est au chômage. La jeunesse de la population – les moins de 30 ans sont majoritaires – explique en partie le dynamisme du hirak, « mouvement populaire ».
Depuis le 26 février, date de la première mobilisation, ils sont dans la rue, semaine après semaine : le mardi, jour de contestation estudiantine et, bien sûr, le vendredi quand les autres composantes de la société manifestent. Au final, une mobilisation historique en intensité comme en durée.
L’enseignement supérieur s’est répandu, accompagnant la croissance urbaine. L’Algérie compte désormais plus d’une centaine d’universités réparties sur l’ensemble du territoire. Avec 1,7 million d’étudiants – plus d’un Algérien sur quatre est scolarisé –, facs et campus structurent la vie sociale. En manifestant dans tout le pays, les étudiants se sont ainsi imposés comme un acteur politique, pour reprendre l’analyse de l’universitaire Farid Cherbal, même si l’université et, par extension, les jeunes n’ont pas attendu 2019 pour tenter de se faire entendre.
En 2011, un mouvement étudiant d’ampleur réclamant l’amélioration des conditions de vie et des études, mais aussi une ouverture démocratique, avait secoué le pays pendant quatre mois. En 2013, avait ensuite éclaté la révolte des chômeurs du Sud algérien menée depuis la ville de Ouargla par une coordination dont les leaders étaient souvent des diplômés à l’horizon professionnel incertain, voire obstrué.
En 2018, un bras de fer inédit avait opposé 15 000 médecins, en formation dans les centres hospitalo-universitaires, aux autorités : six mois de grève, de manifestations et de répression.
Ces dernières années, des milliers d’« actions-protestations » ont été comptabilisées par les services de la gendarmerie : contre les services publics défaillants, les attributions de logements jugées arbitraires, la corruption d’élus locaux… Comme autant de répétitions générales.
Madjid Zerrouky
• Le Monde. Publié le 05 juillet 2019 à 18h30 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/07/05/en-algerie-une-colere-aux-racines-profondes_5485947_3210.html
« La vie continue d’être difficile pour nos enfants »
Alors que le mouvement de protestation dure depuis plus de quatre mois, le quotidien ressemble toujours à l’avant-22 février. Mais l’impatience se fait plus vive et une nouvelle mobilisation est prévue vendredi prochain.
« On ne s’en sort pas. Et vous, vous faites comme si le changement était arrivé ! » Dans la rue Didouche-Mourad, dans le centre d’Alger, un homme hèle un cameraman de télévision. « Vous ne parlez que du hirak [mouvement de contestation]. Le hirak, y’en a marre ! On ne vit pas ! », lance-t-il en tendant un petit téléphone portable à bas prix sorti de sa poche – la meilleure preuve, à ses yeux, qu’il peine à joindre les deux bouts. Un peu plus loin, Hakim (les prénoms ont été modifiés) descend la rue avec des sacs pleins de boîtes en plastique qu’il va revendre au marché de Meissonnier.
« Il y a des gens qui parlent de politique, il y a beaucoup de débats à la télévision ! Mais moi, si je veux avoir un salaire à la fin de la journée, je dois aller au marché de gros, à l’autre bout de la ville, tôt le matin. J’ai pas le temps pour le reste », explique-t-il. La semaine précédente, Hakim dit s’être fait saisir sa marchandise par les forces de l’ordre. Il a perdu l’équivalent de 500 euros, une petite fortune. « Qu’est-ce qu’on peut y faire ? », demande celui qui rêve que sa vie s’améliore.
Après l’université, un emploi de vendeuse
Après quatre mois de mobilisation, Hakim comme d’autres attendent un changement qui a encore tout du mirage. Avant les grandes manifestations du 5 juillet, où les rues des villes du pays se sont de nouveau révélées trop étroites pour contenir les flots d’Algériens descendus protester et commémorer l’indépendance, les désormais traditionnelles marches du vendredi s’étaient doucement éclaircies, semaine après semaine.
C’était l’effet d’un dépit face à l’absence d’amélioration tangible du quotidien des familles, pourtant impatientes de vivre mieux, de sortir de la débrouille institutionnalisée. Le pays, dont l’économie repose sur les ressources tirées des hydrocarbures – 95 % des exportations et 60 % des recettes fiscales, et loin de bénéficier à tous –, a oublié la diversification industrielle que les économistes recommandent depuis des années.
Selma, la cinquantaine, vit dans un quartier populaire de la capitale et n’est allée à aucune manifestation, arguant, comme pour s’excuser, que son mari, lui, « y va de temps en temps ». Son quotidien est déjà trop rempli à chercher de quoi faire vivre sa famille. Entre les ménages, la revente d’objets d’occasion et le système D, son temps est minuté. Après deux ans de chômage à la sortie de l’université, sa cadette a fini par accepter un emploi de vendeuse. « Elle travaille tous les jours jusqu’à 18 heures et touche 30 000 dinars [environ 220 euros] par mois. C’est peu, mais je lui ai dit d’accepter pour aider son frère », précise Selma.
Le frère en question, la trentaine, a fini par prendre le chemin de l’Europe via des réseaux de passeurs, après des années de galère et une tentative ratée de lancer une microentreprise de transport. « Quand il a vu les manifestations sur Facebook, mon fils m’a dit qu’il reviendrait une fois qu’ils [les dirigeants du pays, objets de la contestation] seraient tous partis, assure la mère en haussant doucement les épaules. C’est très bien qu’Ahmed Ouyahia [l’ancien premier ministre] soit en prison, mais la vie continue d’être difficile pour nos enfants. »
Une somme d’humiliations
Le quotidien des jeunes adultes reste compliqué dans ce pays où le taux de chômage, de l’ordre de 11 % dans la population générale, monte à 26,4 % chez les 16-24 ans. Pour eux, rien n’a changé depuis le début des manifestations. De cela, Abdallah, 25 ans, est « fatigué ». Assis dans un café, il touche à peine au liquide noir dans le gobelet en carton, demande une cigarette à un ami qui passe dans la rue. Il attend « un coup de fil qui ne vient pas ». Cet appel, c’est le signal d’un passeur, à 400 kilomètres de là, pour partir en Europe par la mer. Ce n’est pas la première fois qu’il essaie : « Le problème est que j’ai pris du sursis la dernière fois. Si je me fais attraper, c’est la prison cette fois. Et j’ai peur de la prison. »
Depuis le début du mois de mai, 483 Algériens ont été arrêtés par les garde-côtes alors qu’ils tentaient de prendre la mer à bord d’embarcations pour rejoindre l’Europe, selon le ministère de la défense. Si ce chiffre, inférieur au nombre de départs effectifs – puisqu’il ne prend pas en compte ceux qui réussissent à quitter la rive algérienne – est moins important qu’à l’hiver 2018, il prouve que le phénomène ne s’est pas arrêté et que la confiance dans le changement est encore loin d’être acquise.
Abdallah a participé à plusieurs manifestations, principalement celles qui ont précédé le départ de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika, survenu le 2 avril. L’espoir du changement ? Il rit : « La semaine dernière, on est montés la nuit dans la forêt avec des copains. La police est venue. Ils nous ont arrêtés, emmenés, nous ont interrogés pour savoir ce qu’on faisait là. »
Et puis il énumère des problèmes quotidiens, qu’il vit comme une somme d’humiliations : le logement social qu’ont obtenu ses parents, trop petit pour y accueillir sa fiancée, et la crainte que cette dernière s’en aille ; le travail de son frère, payé 13 000 dinars (environ 96 euros) par mois ; mais surtout, l’impression qu’il n’arrivera jamais à améliorer son quotidien. Car « même si tu es quelqu’un de bien, que tu raisonnes correctement, que tu connais le chemin le plus court pour aller d’un point A à un point B, tu dois batailler pour tout. Et à 40 ans, tu n’es toujours arrivé à rien ».
Zahra Chenaoui (Alger, correspondance)
• Le Monde. Publié le 04 juillet 2019 à 18h30 - Mis à jour le 06 juillet 2019 à 10h10 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/07/05/en-algerie-une-colere-aux-racines-profondes_5485947_3210.html