Sur le plan historique, il est parfaitement légitime de critiquer cette résolution qui amalgame régimes nazis et stalinien et ne permet, de ce fait, ni d’analyser, ni de comprendre les spécificités de chacun d’eux (ne fut-ce que les différences fondamentales des soubassements idéologiques du nazisme et du communisme), ni comment ils en sont arrivés à conclure ensemble un Pacte en 1939. La vision donnée de l’histoire est biaisée, en ne soufflant mot des responsabilités d’autres Etats européens dans le conflit, ou en occultant le rôle joué, à partir de 1941, par les soldats soviétiques dans la victoire contre le nazisme. L’histoire est une fresque complexe dont on ne peut isoler artificiellement certains éléments et en dissimuler d’autres pour les besoins d’une cause.
Sur un plan plus politique, dans une confusion savamment entretenue entre passé et présent, le texte européen amalgame dénonciation du stalinisme et condamnation de l’ « idéologie communiste ». Or, si Staline s’est réclamé du communisme, il a existé et existe encore une variété de courants communistes non-staliniens qui se sont opposés (subissant dans leur chair la répression stalinienne) et s’opposent toujours au stalinisme. La volonté d’établir -comme c’est commun aujourd’hui- de manière téléologique et mécanique un lien automatique entre marxisme et terreur stalinienne, débouche toujours sur la défense du statu quo et la condamnation de toute alternative radicale.
Mais le problème de la tribune publiée dans La Libre Belgique [2] -et elle n’est pas la seule dans ce cas- est qu’elle répond à la confusion par la confusion et à la caricature par la caricature. Répondre à la tentative européenne d’imposer une « histoire » officielle en reprenant de facto quasiment tels quels les poncifs de la version officielle stalinienne, décrédibilise la critique justifiée de cette résolution.
La tribune résume les idées-forces de cette résolution d’une façon à ce point biaisée qu’elle en rend impossible toute critique objective.
Dire que le Pacte germano-soviétique a été le déclencheur de la Deuxième Guerre mondiale constitue une vérité historique incontestable. Ce n’est pas dire que ce Pacte épuise la causalité d’ensemble mais qu’il a représenté la « cause efficiente » dans une conjoncture donnée. Dès les premiers jours de la guerre, quelqu’un comme Trotsky avait parfaitement exposé cette distinction : « les causes principales de la guerre doivent être cherchées dans les insurmontables contradictions de l’impérialisme mondial. Toutefois, l’élément déterminant pour que puissent commencer les opérations militaires fut la conclusion du pacte germano-soviétique… Il n’est rien qui puisse effacer ceci de l’histoire » [3]. Hitler a signé le pacte pour pouvoir commencer la guerre (agresser la Pologne en ayant les mains libres à l’Est). Staline a signé le pacte pour rester en-dehors du conflit, tout en réalisant des conquêtes territoriales. En tant que cosignataires Hitler et Staline portent tous deux une responsabilité, mais d’ordre différent. Hitler est l’agresseur, Staline le complice qui lui a facilité l’agression. Comme l’écrivait Victor Serge, dans sa chronique du journal liégeois La Wallonie : « Que le pacte de non-agression signé par les représentants d’Hitler et de Staline soit en réalité un pacte d’agression contre la Pologne, avec répartition des rôles actifs et passifs, voilà ce dont on ne saurait plus douter… » (12 septembre 1939) [4].
La tribune publiée dans La Libre verse carrément dans le révisionnisme historique. Elle présente le Pacte comme répondant exclusivement au dessein de Staline « de retarder un affrontement auquel l’URSS n’était pas prête » en restant en dehors des hostilités armées. Elle passe totalement sous silence les protocoles secrets signés en même temps que le Pacte ou quelques semaines plus tard, par lesquels Hitler et Staline se partageaient les « sphères d’influences » en Europe de l’Est : quatrième partage de la Pologne en septembre 1939, guerre de l’URSS contre la Finlande en décembre, occupation militaire des Etats baltes suivie de leur annexion en juin 1940 et annexion le même mois de la Bessarabie et de la Bucovine. Là il ne s’agissait pas seulement pour Staline de « gagner du temps » mais de partager le butin. Si l’on y ajoute la collaboration militaire et économique de grande ampleur (sans les fournitures de pétrole soviétique pas de Blitzkrieg de la Wehrmacht en avril-mai 1940), il est conforme à la vérité historique d’affirmer que la « neutralité » officielle de l’URSS pendant la première phase de la guerre recouvrait en réalité « deux ans d’alliance germano-soviétique » (titre d’une étude limpide de l’ancien dirigeant communiste italien Angelo Tasca publiée en 1949).
La tribune de La Libre utilise des euphémismes (« régimes imposés par la violence », « territoires récupérés ») pour éviter de dire que les annexions soviétiques et leurs suites (déportations de masse par exemple) sont d’abord le produit de l’accord entre Hitler et Staline. Les cent-cinquante communistes et antifascistes allemands, avec Marguerite Buber-Neumann, livrés directement par le NKVD à la Gestapo sur le pont de Brest-Litovsk en février 1940 sont le symbole le plus frappant de cette sombre page de l’histoire.
Le texte s’indigne de voir « également » assimilés et condamnés les régimes stalinien et nazi. L’utilisation de l’adverbe « également » biaise l’argument. Il induit l’idée d’une identité ou d’une équivalence complète entre les deux régimes totalitaires. Cette thèse a été depuis longtemps critiquée, en soulignant les différences existant entre les deux. Mais cela laisse ouvertes deux questions auxquelles il faut bien répondre. Le régime stalinien doit-il ou non être caractérisé comme un totalitarisme ? Les tentatives de réhabilitation (explicite ou subreptice) du stalinisme sont-elles légitimes ou condamnables ?
Au-delà de la critique de cette résolution du Parlement européen, il y a deux problèmes de fond qui devraient être débattus. Nous rejetons, à juste titre, comme moralement inacceptable tout relativisme historique qui banaliserait le nazisme ou qui justifierait a posteriori la collaboration avec lui (par exemple en la présentant comme relevant de la résistance à la domination soviétique). Cependant, il y a des régions en Europe, comme les pays baltes, où manifestement la mémoire historique des crimes du communisme est beaucoup plus vive que celle des crimes du nazisme. Et il y a des raisons à cela, des raisons objectives ancrée dans l’expérience vécue de ces peuples et pas dans le prétendu fait qu’ils seraient par nature et héréditairement des nationalistes réactionnaires, cléricaux et antisémites. D’où un hiatus dans l’ordonnancement des expériences historiques et dans la hiérarchie des jugements de valeur avec ce que comporte le bagage mémoriel et éthique qui est le nôtre. Il me semble qu’il faudrait travailler ce hiatus plutôt que de se contenter de pousser des cris d’orfraie sur le retour du fascisme.
Deuxième problème de fond, le révisionnisme et le négationnisme historique au sujet du stalinisme. Ils peuvent être subreptices comme au PTB (qui n’a jamais vraiment remis en cause son hyper-stalinisme d’antan). Ils peuvent être explicites comme dans nombre de petits partis communistes « relancés » (dont le PCB aujourd’hui) qui, dans la foulée du Parti communiste grec, ont procédé à la réhabilitation de Staline. Quelle attitude adopter à cet égard ? Faut-il considérer que la défense du stalinisme fait toujours partie des options possibles dans un débat à gauche ? Sommes-nous solidaires des staliniens dans une lutte commune contre l’anticommunisme outrancier ? Ou, au contraire, ne faudrait-il pas se demander s’il n’y a pas un rapprochement à faire entre le révisionnisme/négationnisme vis-à-vis du nazisme et le révisionnisme/négationnisme vis-à-vis de stalinisme, s’il n’y a pas une même forme de déni de l’histoire qui pervertit le débat démocratique ?
Jean Vogel