Au moment des hommages à Jacques Chirac où résonnaient ses propos de ne jamais « composer avec l’extrémisme, le racisme, l’antisémitisme ou le rejet de l’autre », une télévision française a diffusé, samedi 28 septembre, en direct – et sans filtre – un appel à la guerre civile. Eric Zemmour a lu pendant trente-deux minutes un discours écrit. Quelques jours avant, l’homme d’extrême droite – ne l’appelons pas essayiste ou polémiste – avait été définitivement reconnu coupable de provocation à la haine raciale.
Plusieurs problèmes se posent.
D’abord, la chaîne LCI, qui appartient au groupe TF1, a renégocié il y a moins d’un an son contrat (sa convention) qui la lie à l’Etat, via le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Cette chaîne, diffusée en mode gratuit, bénéficie d’une fréquence qui appartient au domaine public et donc à la nation tout entière.
A ce titre, cette société s’est engagée à respecter le socle républicain. Mais, pendant trente-deux minutes – sans contradicteur –, LCI n’a pas respecté ses engagements en laissant propager des propos appelant aux armes.
Ensuite, qui a demandé à Zemmour son texte à l’avance ?
Enfin, pourquoi ne pas avoir interrompu ce direct dès que le récidiviste a appelé à passer à l’acte en se battant contre « une armée d’occupation », dont « l’uniforme » serait « la djellaba » ? LCI a failli à sa mission pour non-maîtrise de son antenne et doit être sanctionnée de façon exemplaire.
Appeler au boycott
Pour deux raisons : la gravité de son manquement et l’effet dans le voisinage du PAF (paysage audiovisuel français), dans un contexte où les chaînes dites d’info se livrent à une surenchère dans la conquête de franges de l’opinion qui attendent toujours plus dans le dénigrement de millions de citoyens français. Dans cette bataille de parts d’audience, s’il n’y a pas de sanction suffisamment dissuasive et infamante, des concurrents n’hésiteront pas à aller encore plus loin. Jusqu’où ?
Pourquoi ne pas avoir interrompu ce direct dès que le récidiviste a appelé à passer à l’acte en se battant contre « une armée d’occupation », dont « l’uniforme » serait « la djellaba » ?
Dans l’état actuel du droit, un opérateur fautif – lourdement fautif – peut se voir infliger une amende en conséquence, on a su le faire pour des gamineries et des vulgarités d’un Hanouna (3 millions d’euros), ou encore couper le signal, comme en 1995, à l’encontre de la radio Skyrock. Le reste du temps, les décisions prises par le régulateur (CSA) sont d’un effet très limité, si limité que mise en garde ou mise en demeure ne suffisent plus depuis longtemps à raisonner les dirigeants des chaînes. Il faut aller plus loin !
Dans le cas de LCI, je suis pour couper le signal, annuler sa convention, pour, éventuellement, la rediscuter. Si le CSA estime qu’il ne dispose pas de moyens juridiques adéquats, il faut inscrire des verrous de sécurité réellement efficaces dans la loi sur l’audiovisuel prochainement discutée au Parlement. Pendant mon mandat au CSA (2013-2019), mes déplacements fréquents à travers le pays, y compris en outre-mer, auprès des jeunes et des moins jeunes, conduisent à une question : à quoi sert le CSA, quand des groupes entiers de la population se font, jour après jour, insulter à la télé ou à la radio ? A rien, si le CSA n’est pas capable de faire respecter la loi. Il est urgent d’interdire les discours de haine, tous les discours de haine.
Sinon, il reste une arme ultime que connaissent bien les activistes américains : appeler au boycott des chaînes qui font de la haine un commerce comme un autre. Pour le moment, ça pourrait être l’arme la plus efficace.
Le silence de Franck Riester
Etre respecté sur les écrans est un droit civique aussi important que le droit de vote. L’imaginaire se construit quasi exclusivement sur les écrans. Dépeindre des millions d’entre nous comme des ennemis ne peut que provoquer la dislocation de la société. Et il est déjà tard. Il suffit de voir l’indifférence ou l’acceptation à demi-mot de ce qui a été dit, si ce n’est la parole du premier ministre, Edouard Philippe, ou la réprobation de l’ancien président de la République François Hollande… et rien du ministre de la culture.
A quoi sert le CSA, quand des groupes entiers de la population se font, jour après jour, insulter à la télé ou à la radio ? A rien, si le CSA n’est pas capable de faire respecter la loi
Que signifie le silence assourdissant de Franck Riester ? Où est la prise de conscience politique à la hauteur des enjeux de ce qu’on a vu à la télévision samedi 28 septembre ? Trente-deux minutes données à Zemmour pour diffuser un discours dans la droite ligne du terrorisme sanglant de l’OAS. Quelles auraient été les réactions si une chaîne de télévision française avait diffusé pendant trente-deux minutes les délires d’un Alain Soral ou d’un Dieudonné ?
Le manque de réaction politique d’ampleur installe à tort ou à raison l’idée d’un deux poids, deux mesures. Et c’est très grave, car c’est la confiance dans le pays, notre pays, qui est en jeu. Et, au-dessus de tout, les appels à l’unité contre « une armée d’occupation » – de Français qui ont des têtes d’Arabes et de Noirs – portent en eux le risque très réel d’une guerre civile. La France n’est pas à l’abri d’un tel péril.
Mon expérience comme reporter dans les Balkans, en Afghanistan ou ailleurs dans le monde me permet de le dire. Et c’est une fille de l’immigration qui l’écrit pour ne pas avoir honte de se taire, moi, la sœur de Sarah, Aïcha, Mamode, Farouk et Ahmed. Ce n’est pas que de la télé, il en va de la France et de la paix.
Mémona Hintermann-Afféjee (Ex-membre du CSA)
Mémona Hintermann-Afféjee a été grand reporter au service Politique internationale de France 3 et membre du CSA de 2013 à 2019.
• Le Monde. Publié le 03 octobre 2019 à 17h09 - Mis à jour le 07 octobre 2019 à 15h20 :
https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/10/03/affaire-zemmour-dans-le-cas-de-lci-je-suis-pour-couper-le-signal_6014102_3232.html
« L’incitation à la haine raciale doit être combattue, pas débattue. Alors, pourquoi continuent-ils à inviter Zemmour ? »
TRIBUNE. La dernière affaire Zemmour montre la droitisation toujours plus grande des chaînes d’information en continu, écrit le sémiologue François Jost, « sans doute moins par choix idéologique que par calcul cynique de marketing ».
En 2002, les journalistes discutaient des stratégies à adopter pour interviewer Jean-Marie Le Pen ; ils redoutaient « les astuces du candidat de l’extrême droite pour les manier à sa guise » (Le Monde, 4 mai 2002). Certains évitaient de le recevoir sur leur plateau, et Jacques Chirac refusait le débat d’entre-deux-tours avec un candidat remettant en cause « l’idée que nous nous faisons de l’homme, de sa dignité ». Dix-sept ans plus tard, un journaliste qui vient d’être condamné de façon définitive pour incitation à la haine raciale voit son discours haineux diffusé en direct et in extenso sur une chaîne d’information qui le présente avec une étiquette plus rassurante : « écrivain et polémiste ». Discours qui évoque « l’extermination des hommes blancs hétérosexuels catholiques », le « grand remplacement » et des musulmans « colonisateurs ».
« N’avait-on pas mesuré que la retransmission d’un meeting en direct donne à l’événement et à celui qui en est au centre une aura particulière ? »
Devant les protestations suscitées par cette retransmission, LCI plaide une erreur de « format » : « A posteriori, le discours sans contradiction ne s’inscrit pas dans les formats de LCI. Le format de LCI, c’est le débat, dans des formats longs, avec des points de vue opposés et contradictoires. » L’argument surprend pour plusieurs raisons. Fallait-il vraiment attendre le discours de Zemmour pour découvrir a posteriori que le direct lui ouvrait un espace de liberté pour propager, une fois de plus, les idées nauséabondes qu’il exprime à chaque passage dans les médias ? Et n’avait-on pas mesuré que la retransmission d’un meeting en direct, parce qu’il casse la grille ordinaire, donne à l’événement et à celui qui en est au centre une aura particulière ?
Mais le plus critiquable, ce n’est pas d’avoir évité ces interrogations, c’est d’avoir supposé que le débat aurait été un meilleur format. Car si la liberté d’expression doit admettre toutes les opinions, elle trouve sa limite, selon la Cour européenne des droits de l’homme, « dans toutes les formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance ». Le cahier des charges de LCI va dans ce sens en stipulant de « ne pas encourager des comportements discriminatoires en raison de la race, du sexe, de la religion ou de la nationalité ». C’est d’ailleurs au nom de cet article que le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) a rappelé à l’ordre la chaîne pour avoir diffusé, le 19 février, dans l’émission « La Matinale », des propos de Zemmour considérés comme « islamophobes, qui constituent une exhortation implicite à la discrimination » sans que le présentateur n’ait apporté aucune contradiction.
Spectacle et provocation
On peut aller plus loin. S’il est nécessaire qu’un animateur apporte la contradiction quand il se trouve confronté à des propos discriminatoires sur un plateau en direct, l’incitation à la haine raciale doit être combattue, mais sûrement pas débattue. Autant dire que l’argument qui consiste à dire que le débat aurait été un meilleur format n’est pas recevable.
Tout cela, j’imagine, les responsables de LCI le savent. Alors, pourquoi continuent-ils à inviter Zemmour ? Cette question n’est pas nouvelle. Elle a déjà été posée lors de ses précédentes condamnations. Une première réponse s’impose : Zemmour a été formaté par et pour la télévision. Journaliste de la presse écrite au début, puis éditorialiste à la radio, il a acquis sa notoriété d’abord grâce à ses débats dans l’émission « Ça se dispute », sur i-Télé, mais surtout à partir de 2006 grâce à son rôle de « sniper » dans « On n’est pas couché », sur France 2. Autant dire qu’il a été recruté pour faire du spectacle et de la provocation.
Et, très vite, il a excellé dans ce rôle et a été considéré par les médias comme un « bon client ». Un peu comme Marchais en son temps ou Jean-Marie Le Pen, qui attiraient des téléspectateurs pas forcément d’accord avec eux mais qui appréciaient leur spectacle. A noter en passant que, à cet égard, la prestation de Zemmour devant la « convention de la droite » a été, du point de vue oratoire, laborieuse et sans aucun charisme, comme si le chroniqueur ne pouvait s’épanouir que dans l’atmosphère protégée des plateaux.
Un calcul cynique de marketing
Les médias qui recourent aujourd’hui au service de Zemmour tirent parti de cette dimension spectaculaire, mais ce n’est pas leur seule motivation pour l’embaucher. Au moment où Macron fait du Rassemblement national son seul ennemi, Zemmour est promu comme le héraut d’une France qu’incarne Marine Le Pen ou sa nièce et qui représente près de 30 % de citoyens. Au moment où les chaînes d’informations se livrent une bataille sans merci, ces 30 % sont un vivier d’audience dans lequel LCI peut puiser pour lutter avec CNews, qu’elle vient de dépasser, devenant la deuxième chaîne d’information.
Que ces téléspectateurs qui, souvent, ne se sentent pas suffisamment représentés à la télévision soient une cible convoitée par LCI et CNews, la décision de cette dernière d’embaucher Zemmour en est une preuve supplémentaire. Si l’on ajoute à cela la présence régulière sur CNews et LCI de Gabrielle Cluzel, rédactrice en chef du site « Boulevard Voltaire », classé à l’extrême droite, on ne peut nier qu’on assiste à une droitisation de ces chaînes en continu, sans doute moins par choix idéologique que par un calcul cynique de marketing.
A une époque où les Français ont de moins en moins confiance dans les médias, ce calcul a court terme pourrait se révéler désastreux. Dans le discours de Zemmour, qui s’en est pris pêle-mêle aux bacheliers, à Christine Angot ou à la tenue vestimentaire de Sibeth Ndiaye, les médias occupaient une bonne place, désignés comme des « appareils de propagande ». Tel n’est pas le moindre paradoxe de cette retransmission d’avoir donné à Zemmour des verges pour se faire battre.
François Jost (sémiologue)
François Jost est professeur émérite à la Sorbonne-Nouvelle. Spécialiste des médias, directeur honoraire du Centre d’études sur les images et les sons médiatiques (CEISM), il dirige la revue Télévision (CNRS éditions) ainsi que la collection « A suivre » aux éditions Atlande. On lui doit Le Culte du banal. De Duchamp à la télé-réalité (CNRS Editions, 2013), Les Nouveaux Méchants. Quand les séries américaines font bouger les lignes du Bien et du Mal (Bayard, 2015) ou encore Pour une éthique des médias (Editions de l’Aube, 2016)
• Le Monde. Publié le 02 octobre 2019 à 06h30 - Mis à jour le 02 octobre 2019 à 14h23 :
https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/10/02/affaire-zemmour-l-incitation-a-la-haine-raciale-doit-etre-combattue-pas-debattue_6013866_3232.html