Ce surprenant résultat signifie :
– Une sanction claire du pouvoir en place constitué par la coalition des droites islamiste et laïque ;
– Une confirmation du rejet du système politique post-révolutionnaire dans son ensemble, déjà exprimé lors des élections municipales de 2018 qui avaient consacré la victoire des listes indépendantes ;
– L’aspiration d’une majorité, de plus en plus consciente, à vivre décemment dans un État de droit garantissant à ses citoyenEs leurs droits fondamentaux ;
– La marginalisation du courant politique qui se définit en tant que « gauche ».
Qu’ils dégagent !
Une majorité des électeurs et des électrices ont décidé que Saïed et Karoui seraient les porte-drapeaux de leur rejet d’un système politique corrompu, incompétent et sans ambition sociale.
L’un comme l’autre sont des candidats « atypiques » :
– Saïed, parfait inconnu en politique, n’appartient à aucun parti et a mené sa campagne électorale avec relativement peu de moyens financiers ;
– Karoui, homme d’affaires de la publicité et de l’audiovisuel, a fondé en 2012 une association caritative dont l’activité a été médiatisée via à sa propre chaine de télévision. Tout récemment, il s’est déclaré candidat à l’élection présidentielle et a formé un parti politique.
Dans le même temps, il a fait l’objet d’une inculpation pour blanchiment d’argent et fraude fiscale, avant d’être jeté en prison, trois semaines avant le scrutin. Beaucoup d’électeurs et d’électrices voient là une manœuvre méprisable des partis au pouvoir afin de se débarrasser d’un candidat gênant.
Devançant Karoui, 15,5 % des voix exprimées, Saïed serait le vainqueur du premier tour avec environ 19 %, score proche du total des deux candidats de la coalition au pouvoir : Mourou (13 %), vice-président du parti islamiste et Chahed (7 %), actuel chef du gouvernement et président du parti Tahya Tounès. Un véritable tremblement de terre politique. Les deux candidats du système, Essebsi et Marzouki, avaient obtenu à eux deux près de 73 % des voix exprimées lors des élections présidentielles de 2014. L’ensemble des candidats du système n’obtiendraient cette fois que 36 %.
Les grands perdants seraient le parti islamiste Ennahdha et le parti Tahya Tounès actuellement ensemble au pouvoir. Le parti islamiste poursuit sa descente aux enfers : 1,5 million de voix en 2011, 950 000 en 2014, 550 000 en 2018 et environ 350 000 aujourd’hui. Quant à la droite laïque, tiraillée par les déchirements internes, elle ne sait plus à quel saint se vouer.
Reconstruire à gauche
Cette élection marginalise davantage les partis se réclamant de gauche et coalisés au sein du Front populaire, récemment scindé en deux. H. Hammami, autoproclamé leader de la gauche, n’obtiendrait que 0,7 % des voix exprimées, loin des 7,82 % des élections de 2014. Le score total des trois candidats apparentés à la gauche atteindrait à peine 1,8 %. Un score ultra faible, mais largement mérité par une gauche qui préfère souvent donner des leçons, plutôt que de garder les pieds sur terre afin de comprendre et apprendre des oppriméEs et des exploitéEs eux-mêmes. Pour que ces hommes et ces femmes se reconnaissent dans des partis de gauche, il faudrait que leurs aspirations soient reprises dans le programme et l’action de ces organisations. Ce n’est qu’ainsi qu’ils pourront les aider à devenir les acteurs de leur propre libération sociale.
Nul doute que nous assistons là à l’émergence d’une conscience sociale des masses déshéritées sous l’aiguillon de la misère sociale et de la faillite des partis politiques de toute nature. Aujourd’hui, de plus en plus de personnes ont du mal à trouver un travail, à se nourrir, à se soigner, à aller à l’école, à se loger, à se déplacer, etc. À cela s’ajoute une extension inquiétante de la criminalité, de la corruption et des violences.
Il est important pour nous, celles et ceux qui prétendons parler au nom des oppriméEs et des exploitéEs, d’analyser et de comprendre la signification des choix politiques exprimés à travers ce suffrage. De même, il nous faut cesser de transposer de manière dogmatique des concepts, des schémas et des grilles de lecture empruntées à d’autres réalités ou expériences sociales.
Reste à savoir dans quelle mesure ces résultats électoraux vont impacter les élections législatives du 6 octobre prochain. Beaucoup plus que les élections présidentielles, les élections législatives revêtent une importance politique et sociale primordiale pour l’avenir de la Tunisie.
Fathi Chamkhi