Historien et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Gérard Noiriel est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire de l’immigration en France, sur le racisme, sur l’histoire de la classe ouvrière et sur les questions interdisciplinaires et épistémologiques en histoire. Après Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours (Agone, 2018), il publie Le Venin dans la plume. Edouard Drumont, Eric Zemmour et la part sombre de la République (La Découverte, 252 pages, 19 euros, à paraître le 12 septembre), dans lequel il compare la grammaire identitaire des deux pamphlétaires nationalistes.
Nicolas Truong - On compare souvent la situation politique actuelle à celle des années 1930. Or, dans ce livre, vous expliquez que, pour comprendre la rhétorique réactionnaire d’aujourd’hui, il faut partir des années 1880. Comment avez-vous eu l’idée de croiser ces deux figures que sont Zemmour et Drumont ? Quelles sont les ressemblances qui vous ont le plus frappé et les divergences les plus notables ?
Gérard Noiriel - L’histoire montre que, depuis le XVe siècle et la redécouverte de l’imprimerie en Europe, les révolutions de la communication ont toujours eu des conséquences extrêmement importantes sur la vie économique, sociale et politique. L’explosion de l’Internet, des réseaux sociaux et la multiplication des chaînes d’information en continu illustrent une nouvelle révolution de ce type, comparable à celle que les Français ont connue à la fin du XIXe siècle, lorsque le triomphe de la presse de masse a provoqué une profonde restructuration de l’espace public. Je montre dans ce livre que l’important écho rencontré par des polémistes comme Drumont, à la fin du XIXe siècle, et Zemmour aujourd’hui est la conséquence de ces révolutions communicationnelles. Les années 1930 ont porté au paroxysme les effets politiques du discours antisémite de Drumont et consorts, mais c’est à la fin du XIXe siècle qu’il a été élaboré.
« Leurs “grammaires”, c’est-à-dire les règles qui sous-tendent leur discours identitaire pour dire le vrai et le faux, sont quasiment identiques »
J’avais déjà beaucoup travaillé sur les écrits d’Edouard Drumont dans mes précédentes recherches. Ce qui m’avait permis de repérer un point commun avec Eric Zemmour : le recours constant aux polémiques, aux scandales pour exister dans l’espace public. Toutefois, c’est seulement lorsque je me suis attelé à la rédaction du présent livre que j’ai comparé minutieusement les discours de ces deux polémistes. J’ai découvert alors, avec stupéfaction, que les points communs allaient bien au-delà de ce que je pensais au départ. Certes, il y a des différences indéniables dans leur prose car, aujourd’hui, on ne peut plus insulter les gens de la même manière que Drumont le faisait au XIXe siècle. Néanmoins, si l’on analyse ce que j’appelle la « grammaire », c’est-à-dire les règles qui sous-tendent leur discours identitaire pour dire le vrai et le faux, on constate qu’elles sont quasiment identiques ; sauf que Drumont s’en prend aux juifs et Zemmour, aux musulmans.
Peut-on mettre l’antisémitisme de Drumont et l’islamophobie de Zemmour sur le même plan ? Est-il possible de comparer la haine d’un peuple avec la crainte d’une religion ?
Je sais bien que certains considèrent que le génocide perpétré contre le peuple juif au XXe siècle interdit qu’on puisse comparer l’antisémitisme et l’islamophobie. Mais, dans mon livre, j’utilise le mot « antisémitisme » au sens que lui donnaient les adversaires de Drumont à la fin du XIXe siècle. Notamment Anatole Leroy-Beaulieu, qui définissait l’antisémitisme comme une « doctrine de haine » tournée contre les juifs. J’utilise le mot « islamophobie » pour désigner la « doctrine de haine » qui s’attaque aux musulmans. En ce sens, la comparaison me semble légitime. Je montre que la stigmatisation des musulmans qu’alimente Zemmour dans ses livres mobilise le même genre de rhétorique identitaire que celle de Drumont à l’égard des juifs.
Quels sont les méthodes, thèmes et exemples récurrents de l’histoire identitaire ? Quelles sont les règles de leur « grammaire identitaire » ?
Sans pouvoir détailler ici l’analyse que j’ai développée dans le livre, je voudrais insister sur le rôle capital que joue la rhétorique (entendue comme l’art de la persuasion) dans la diffusion du type d’histoire identitaire qu’a inventé Drumont et que Zemmour a adaptée au contexte d’aujourd’hui. Je reproche à mes collègues universitaires qui ont travaillé sur ces questions de se limiter le plus souvent aux arguments avancés par les auteurs réactionnaires, en laissant de côté la réception de ces discours dans le public.
« Leur histoire identitaire met en scène des personnages (et non des individus réels) et qui est tout entière centrée sur le clivage entre “eux” (les étrangers) et “nous” (les Français) »
Les journalistes polémistes comme Drumont ou Zemmour n’ont fait que reprendre à leur compte des thèmes qui ont été mis en circulation par d’autres avant eux. Leur art (on pourrait même dire leur talent) se situe au niveau des techniques de persuasion qu’ils mobilisent pour diffuser ces thèses dans le grand public. Ce qui m’a frappé, c’est qu’Eric Zemmour utilise aujourd’hui les mêmes recettes qu’Edouard Drumont il y a cent trente ans. Il s’agit d’une histoire identitaire qui met en scène des personnages (et non des individus réels) et qui est tout entière centrée sur le clivage entre « eux » (les étrangers) et « nous » (les Français). La France est elle-même présentée comme une personne possédant une identité immuable, cimentée par la religion catholique ; ce qui explique que l’étranger soit défini lui aussi par référence à la religion.
Cette histoire identitaire prend la forme d’une tragédie. Elle annonce la disparition de la France vaincue par « le parti de l’étranger », en faisant constamment le lien avec l’actualité. Son efficacité tient au fait qu’elle mobilise le sens commun, c’est-à-dire ce que tous les Français savent car ils l’ont lu dans le journal ou qu’ils l’ont vu à la télévision. D’où l’importance capitale accordée aux faits divers, aux crimes, aux attentats, etc.
Plutôt que de parler de « racisme », je dirais qu’il s’agit de deux formes de nationalisme : au nationalisme antisémite de Drumont a succédé le nationalisme islamophobe de Zemmour. Il faut toutefois préciser que la force de persuasion de ce type de discours tient aussi au fait que la dénonciation de la menace étrangère s’inscrit dans une vision plus globale de la société, centrée sur le thème de la décadence. Comme on le sait, Zemmour s’en prend aussi aux femmes, aux homosexuels, aux universitaires, etc. Mais on a oublié que Drumont s’attaquait déjà aux mêmes cibles.
En quoi la « rhétorique de l’inversion » – qui fait des dominés des dominants – est-elle si importante à leur entreprise idéologique ?
J’ai été frappé, en effet, de constater que nos deux polémistes nationalistes mobilisaient constamment la rhétorique de l’inversion dominants/dominés. Autrement dit, ils ne nient pas l’existence des relations de pouvoir, mais ils les renversent. C’est une pièce maîtresse dans un discours qui vise à avoir toujours le dernier mot. Drumont et Zemmour prétendent élaborer une contre-histoire, qu’ils opposent à « l’histoire officielle ». Elle consiste à présenter les minorités qui ont été persécutées au cours du temps comme des dominants qui mettaient en péril l’identité de la France. Comme Drumont l’avait fait avant lui, Zemmour va jusqu’à justifier la Saint-Barthélemy ou le massacre des protestants de La Rochelle par Richelieu.
« Dans les deux cas, il s’agit de discréditer les vrais savants en les présentant comme des dominants qui ont falsifié l’histoire de France pour servir ce que Zemmour appelle “le parti de l’étranger” »
Cette « contre-histoire » a bien sûr pour but de légitimer la politique répressive qu’ils prônent à l’égard des minorités du présent (les juifs pour Drumont, les musulmans pour Zemmour). La rhétorique de l’inversion dominants/dominés permet aussi à ces polémistes omniprésents dans les médias de faire croire à ceux qui les lisent ou qui les écoutent qu’ils sont eux-mêmes des dominés, victimes des universitaires « bien-pensants ».
Drumont dénonçait les « élites enjuivées », Zemmour s’en prend aux « islamo-gauchistes » ; les mots ont changé mais la rhétorique est identique. Dans les deux cas, il s’agit de discréditer les vrais savants en les présentant comme des dominants qui ont falsifié l’histoire de France pour servir ce que Zemmour appelle « le parti de l’étranger ». L’analyse que j’ai faite, dans mon livre, des commentaires mis en ligne sur les sites qui font la promotion des thèses de Zemmour montre clairement l’efficacité de cette rhétorique. Tous ceux qui s’efforcent de lutter contre ces discours de haine sont présentés comme des « collabos » au service des islamistes.
Vous écrivez que ce que vous avez vous-même éprouvé en lisant les pages de « Destin français » (Albin Michel, 2018) consacrées à votre communauté professionnelle est comparable à « ce que ressentent les membres des communautés musulmanes quand Zemmour discrédite leur religion, ou les homosexuels quand il s’en prend au “lobby gay” ». Quels ont été les ressorts émotionnels de votre indignation ? Pourquoi vous était-il impossible d’entonner personnellement, comme Eric Zemmour, la rengaine du « C’était mieux avant » ? Pourquoi était-il important de parler de vos propres origines sociales ?
L’autonomie qu’ont acquise progressivement les sciences sociales est indispensable au progrès de la connaissance, mais elle incite les chercheurs à voir la société comme une immense salle de cours. C’est ce qui explique le peu d’attention qu’ils accordent à la réception du savoir. Tous ceux qui se préoccupent de ce qu’on appelle « la fonction civique de l’histoire » devraient pourtant tenir compte du rôle essentiel que jouent les émotions dans l’adhésion ou le rejet d’un discours public.
C’est ce souci qui m’a incité à commencer le livre en évoquant ma propre trajectoire [voir ci-dessous]. Dans les quelques pages de cet avant-propos, je me suis placé finalement sur le même terrain que Zemmour, qui ne cesse de mettre en avant ses origines populaires pour discréditer les universitaires et nous seriner que « c’était mieux avant ». Comme je suis issu d’un milieu plus populaire que le sien, il m’a semblé que j’étais bien placé pour rappeler tous les obstacles qu’ont dû franchir les « transclasses » de ma génération afin d’échapper au destin social que l’école républicaine leur avait fixé.
Quand on me dit : « C’était mieux avant », je réponds : « Ça dépend pour qui. » Si nous étions dans un monde où seul compte l’échange d’arguments, je n’aurais pas eu besoin d’évoquer mon parcours. Je l’ai fait parce que je sais que cela aura un impact dans le public, surtout auprès de ceux qui n’ont pas les compétences pour arbitrer les querelles historiographiques.
C’est ce qui m’a poussé aussi à informer les lecteurs des raisons subjectives qui m’ont conduit à écrire ce livre, à savoir le sentiment d’indignation que j’ai ressenti quand j’ai lu les pages du Destin français où les enseignants-chercheurs de mon genre sont traînés dans la boue. Je ne pouvais pas admettre que le monde savant auquel j’ai eu accès au prix de mille sacrifices et d’efforts soit piétiné sans aucune preuve par un journaliste qui distille continuellement son venin avec la complicité des médias les plus puissants.
Pourquoi la structuration du champ médiatique est-elle déterminante pour comprendre leur émergence ?
Ce n’est pas un hasard si La France juive, publié en 1886, a été le premier best-seller des livres politiques de la IIIe République. La presse de masse s’impose à ce moment-là en introduisant la logique capitaliste dans l’univers de la communication. De nouveaux quotidiens voient le jour, qui peuvent toucher jusqu’à un million de lecteurs, tout en se livrant une concurrence acharnée. Les recettes qu’ils inventent pour élargir leur audience sont toujours en vigueur aujourd’hui. Elles relèvent de ce que j’appelle la « fait-diversion de l’actualité ». Les crimes, les catastrophes, les scandales occupent une place de plus en plus grande car ce sont des thèmes porteurs.
Drumont a été le premier à exploiter cette logique nouvelle. Il fait scandale en insultant ses adversaires pour que ces derniers le provoquent en duel ou le traînent en justice, ce qui alimente sa notoriété et son statut de victime. C’est ainsi que Drumont est devenu un « bon client » pour les journalistes de son temps. La majorité d’entre eux n’étaient sans doute pas antisémites. Mais comme ses scandales à répétition permettaient de gonfler les tirages, la grande presse les a amplement relayés, légitimant du même coup la prose de Drumont. Il faut dire que personne ne pouvait imaginer à cette époque les horreurs auxquelles conduiraient ces délires.
« Les journalistes qui relayent les obsessions zemmouriennes ne les partagent pas toujours, mais comme c’est bon pour l’Audimat, ils les diffusent sans état d’âme »
Eric Zemmour utilise aujourd’hui les mêmes recettes, mais en les adaptant à l’âge d’Internet et des chaînes d’info en continu. Les duels ne se déroulent plus au petit matin dans le bois de Boulogne mais le soir sur les plateaux télévisés. Les journalistes d’aujourd’hui qui relayent complaisamment les obsessions zemmouriennes ne les partagent pas toujours, mais comme c’est bon pour l’Audimat, ils les diffusent eux aussi sans état d’âme.
De la tuerie de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, à celle de Dayton, aux Etats-Unis, les idées de l’écrivain Renaud Camus sur le « grand remplacement », dont certaines sont partagées par Eric Zemmour, sont lues et revendiquées par des terroristes suprémacistes. Les mots de ces polémistes d’extrême droite sont-ils des mots qui tuent ?
Curieusement, ceux qui ne cessent d’affirmer que le Coran est la source de tous les attentats commis par les terroristes se réclamant de l’islam réfutent énergiquement ce genre d’arguments quand leurs adversaires accusent Camus ou Zemmour d’inspirer les terroristes suprémacistes. Là encore, le chercheur doit se tenir à distance de ces polémiques pour analyser au cas par cas comment ces criminels s’approprient les discours racistes qui sont à leur portée, le plus souvent pour justifier leurs actes. Il est certain qu’un livre à lui seul ne suffit pas pour déclencher un passage à l’acte. Cela n’empêche pas que les flots de haine qui sont diffusés par ces pamphlétaires et leurs alliés peuvent être reçus par les extrémistes comme une légitimation de la violence à l’égard des « étrangers ».
Par conséquent, je ne dirais pas que les mots d’Eric Zemmour sont des mots qui tuent, mais je suis bien obligé de constater que, d’un côté, ses propos insultants humilient ceux qui en sont les cibles et que, d’un autre côté, ils confortent la vision du monde de ceux qui sont envahis par la haine de l’autre. Dans mon livre, j’ai fait une petite analyse des commentaires concernant Eric Zemmour mis en ligne sur des sites d’extrême droite comme Riposte laïque. C’est assez terrifiant. On constate que les écrits du polémiste libèrent chez ces lecteurs des pulsions que le droit actuel s’efforce de contenir. En répétant sans cesse qu’il est victime des « bien-pensants », que la liberté d’expression est bafouée par ses contradicteurs, Eric Zemmour légitime une forme de délinquance de la pensée comparable à celle que Drumont légitimait à l’égard des juifs.
Edouard Drumont a prolongé son engagement de polémiste en se lançant dans la politique active, puisqu’il fut élu député en 1898. Pensez-vous qu’Eric Zemmour suivra la même voie ?
Ses partisans annoncent « une première grande convention de la droite, qui a vocation à devenir le lieu incontournable des débats philosophiques et politiques de demain » pour le 28 septembre, en présence de Marion Maréchal, la petite-fille de Jean-Marie Le Pen, et d’Eric Zemmour (Le Monde du 5 septembre). On verra ce qu’il en sortira. Mais je doute fort que le polémiste du Figaro franchisse le pas. La tentative de Drumont pour fonder un parti antisémite fut un échec et sa carrière de député prit fin à l’issue de son premier mandat. Plus prudent, Zemmour se contentera sans doute de jouer les éminences grises de cette nouvelle droite extrême.
Comment contrer Zemmour et ses avatars aujourd’hui ?
Le principal message que j’ai voulu faire passer dans ce livre est le suivant : je suis absolument convaincu que si nous voulons éviter qu’à brève échéance un Trump, un Johnson, un Salvini ou un Bolsonaro made in France s’installe à la tête de l’Etat, tous ceux qui ont l’immense privilège de pouvoir parler en public – experts, artistes, journalistes, universitaires, politiciens, etc. (je m’inclus évidemment dans le lot) – doivent aujourd’hui s’interroger sans faiblesse sur leur propre rôle.
Dans son dernier livre, intitulé Destin français, Zemmour a accusé les historiens comme moi d’obéir à une « logique mafieuse », de tenir « les manettes de l’Etat », de manipuler une « grande machinerie » qui « euthanasie la France ». Ce livre a bénéficié, à l’automne 2018, d’une formidable campagne de promotion ; non seulement dans Le Figaro et ses filiales, mais aussi à la radio, sur les chaînes d’info en continu (BFM-TV, CNews, LCI), sur plusieurs chaînes de la TNT. A ma connaissance, aucun de ces journalistes n’a demandé à Zemmour quelles étaient les preuves qu’il pouvait produire à l’appui de ces accusations contre les historiens. Aucun d’entre nous n’a été invité pour défendre la dignité de notre profession face à ces calomnies.
L’entretien publié dans Le Point pour faire la promotion du livre de Zemmour a repris en titre l’une de ses phrases affirmant : « La plupart des historiens n’assument plus l’histoire de France ». Bel exemple de « fake news », puisque rien qu’entre 2016 et 2018 trois volumineuses histoires de France ont été publiées par des universitaires, notamment la mienne, parue en même temps que l’ouvrage de Zemmour, mais dont Le Point n’a évidemment pas dit un mot. Il s’agit de Les Luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours, de Michelle Zancarini-Fournel (La Découverte, 2016) ; Histoire mondiale de la France, sous la direction de Patrick Boucheron (Seuil, 2017) ; Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours (Agone, 2018).
Voilà comment ces journalistes conçoivent le pluralisme ! Comment, dans ces conditions, prendre au sérieux leurs propos quand ils affirment combattre le populisme et les fausses nouvelles ?
« Si le métier de journaliste se résume à faire la promotion commerciale de la prose des pamphlétaires nationalistes parce que c’est bon pour l’audience, autant fermer les écoles de journalisme et recruter des animateurs en CDD »
Mais le plus inquiétant, c’est que les institutions qui représentent notre communauté professionnelle ne se sont pas mobilisées, elles non plus, pour défendre les enseignants-chercheurs mis en cause par le polémiste. Beaucoup d’universitaires estiment en effet qu’ils n’ont pas à répondre à ce genre de provocations. C’est une lourde erreur car nous ne sommes pas des chercheurs de droit divin. Nous avons des comptes à rendre aux citoyens puisque c’est grâce à leurs impôts que nous percevons nos salaires. Si, comme le dit encore Eric Zemmour, dans Le Figaro, « la plupart des historiens qui se prétendent scientifiques sont devenus de nouveaux prêtres qui servent les nouveaux dieux », autant fermer tous les départements d’histoire dans les universités. Mais si le métier de journaliste se résume à faire la promotion commerciale de la prose des pamphlétaires nationalistes parce que c’est bon pour l’audience, autant fermer aussi les écoles de journalisme et recruter des animateurs en CDD.
Le grand point commun entre les dirigeants populistes qui sont aujourd’hui au pouvoir dans le monde, c’est que leur nationalisme s’accompagne toujours d’un puissant anti-intellectualisme. Si on laisse le champ libre à Zemmour pour labourer le terrain, il ne faudra pas s’étonner du résultat. Marc Bloch a écrit son Apologie pour l’histoire ou métier d’historien (1949), livre dans lequel il défend le métier d’historien, pendant la Résistance, au moment où il combattait l’occupant nazi les armes à la main. Défendre la science historique était à ses yeux, en effet, une autre manière de résister. Dans ce livre, il déplore le repli de ses collègues universitaires dans leur tour d’ivoire et leur « ésotérisme rébarbatif ». Ce qui conduit « à livrer sans défense la masse des lecteurs aux faux brillants d’une histoire prétendue, dont l’absence de sérieux, le pittoresque de pacotille, les partis pris politiques pensent se racheter par une immodeste assurance ». Et les noms qui s’imposent sous sa plume pour illustrer ce type d’histoire réactionnaire sont Charles Maurras et Jacques Bainville, les deux « historiens » dont se réclame constamment Eric Zemmour dans ses livres.
Propos recueillis par Nicolas Truong
• Le Monde. Publié le 08 septembre 2019 à 17h00 - Mis à jour le 09 septembre 2019 à 06h31 :
https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/09/08/gerard-noiriel-eric-zemmour-legitime-une-forme-de-delinquance-de-la-pensee_5507923_3232.html
« Les raisons de ma propre indignation »
Dans l’avant-propos de son dernier livre, « Le Venin dans la plume. Edouard Drumont, Eric Zemmour et la part sombre de la République », l’historien Gérard Noiriel explique pourquoi « Destin français », l’ouvrage du chroniqueur du « Figaro », l’a profondément choqué.
Extraits. […] Ce que j’ai moi-même éprouvé en lisant les pages de Destin français (Albin Michel, 2018) consacrées à ma communauté professionnelle est comparable à ce que ressentent les membres des communautés musulmanes quand Zemmour discrédite leur religion, ou les homosexuels quand il s’en prend au « lobby gay ». Contrairement à Edouard Drumont, le vocabulaire injurieux d’Eric Zemmour ne vise pas nommément les personnes (en tout cas dans ses livres). Il n’empêche que sa façon de concevoir le « débat » est ressentie par ceux qui sont indirectement visés comme une atteinte inadmissible à leur dignité.
Bien que ce livre ne se situe pas sur le plan de la polémique, mais cherche plutôt à proposer une analyse, j’ai voulu mettre à profit cet avant-propos pour expliquer les raisons de ma propre indignation, car c’est aussi une manière d’éclairer le lecteur sur le point de vue d’où l’on parle. Eric Zemmour a justifié son dernier livre en affirmant : « Quant à l’idéologie, tout le monde a un œil idéologique. Même les historiens qui prétendent le contraire. Sinon, on n’écrit pas une histoire de France. »
Cette réflexion montre qu’il ignore complètement le b.a.-ba de l’épistémologie de l’histoire. Depuis Max Weber, nous savons pertinemment que toute recherche repose sur une perspective, un point de départ, en rapport avec les centres d’intérêt et l’histoire personnelle du chercheur. C’est ce qui explique que la curiosité des historiens se soit étendue à des domaines de plus en plus divers et qu’il puisse y avoir des désaccords entre eux. Il n’empêche que tout historien digne de ce nom met en œuvre une méthode, qui n’est d’ailleurs pas très éloignée de celle qui définit la déontologie du vrai journaliste : trouver des sources, les confronter pour établir des faits vrais et vérifiables, etc. Eric Zemmour, on le verra, ne respecte aucune de ces règles. Contrairement aux historiens, son objectif est, en effet, strictement idéologique.
Ce qui m’a le plus choqué dans son dernier livre, ce sont ses affirmations concernant le « pouvoir » des enseignants-chercheurs. « Ces historiens-là tiennent le haut du pavé, écrit-il. Ils ont titres et postes. Amis et soutiens. Selon la logique mafieuse, ils ont intégré les lieux du pouvoir et tiennent les manettes de l’Etat. » Je fais partie des historiens qui ont « titre et poste », puisque j’ai effectué toute ma carrière dans des institutions prestigieuses (l’Ecole normale supérieure et l’Ecole des hautes études en sciences sociales), où est formée une partie des élites de la République. Je serais donc l’un des membres de cette « grande machinerie universitaire historiographique [qui] euthanasie la France », comme il l’écrit aussi dans Destin français.
Rengaine
Depuis la parution de son dernier livre, Zemmour ressasse partout la même rengaine. Dans la chronique qu’il tient chaque semaine dans Le Figaro, il écrit par exemple : « Les historiens se soumettent au nouveau pouvoir. » Et d’ajouter : « Le nouveau Dieu de nos historiens contemporains est la Femme ou l’Europe ou le Migrant ou le Décolonisé […]. La plupart des historiens qui se prétendent scientifiques sont devenus de nouveaux prêtres qui servent de nouveaux dieux. »
Ces calomnies sont répercutées régulièrement par des chaînes télévisées, des radios, une partie de la presse, sans que nous ayons la possibilité d’y répondre, alors même qu’elles ne reposent sur aucune preuve. Puisque tous les journalistes, paraît-il, traquent aujourd’hui les « fake news », je suis disposé à contribuer à faire éclater la vérité, en dévoilant publiquement le type de pouvoir et de privilèges que je détiens. Je suis prêt à comparer, avec Eric Zemmour, ma déclaration d’impôts, mon patrimoine, le quartier où je vis, mon emploi du temps et mon carnet d’adresses. Et puisque, paraît-il, ces mêmes journalistes mènent un combat quotidien contre le « populisme », je suis sûr qu’ils s’empresseront d’informer leur public sur la façon dont Eric Zemmour mobilise la rhétorique populiste pour tenter de faire taire ses contradicteurs.
Le « populisme » au sens vrai du terme, c’est l’usage que les dominants font du « peuple » pour régler leurs querelles internes. Depuis plusieurs années, Le Figaro a consacré beaucoup d’énergie pour présenter Eric Zemmour comme un enfant du peuple, un pur produit de la méritocratie républicaine.
Toujours dans Le Figaro, Zemmour n’a pas hésité à suggérer que les critiques dont il était l’objet de la part des historiens professionnels reflétaient un « mépris de classe ». « Comme je suis le porte-voix des classes populaires et que j’en viens, je suis associé dans le mépris dans lequel une partie des élites tient celles-ci », affirme-t‑il dans un entretien publié par Le Figaro en 2014.
Stigmatisation
Bien que cette exhibition des origines sociales me déplaise fortement, car c’est l’une des formes du discours identitaire qui pollue aujourd’hui notre vie publique, je prendrai mon propre cas pour montrer la stupidité de cet argument. Eric Zemmour et moi, nous sommes – à quelques années près – de la même génération ; mais il se trouve que mes origines sociales sont encore plus « populaires » que les siennes.
Mes parents ne m’ont pas placé dans une école religieuse comme ceux du petit Zemmour. J’ai fait ma scolarité à l’école publique avant la réforme Haby (1975), qui a mis en place ce fameux « collège unique » que Zemmour présente comme une catastrophe nationale
Certes, je suis issu d’une famille qui n’a jamais eu besoin de justifier ses « racines ». Noiriel est un vieux patronyme lorrain, attesté dès l’Ancien Régime. Du côté de mon père, le berceau de la famille, c’est le petit village d’Haréville-sous-Montfort, à une trentaine de kilomètres du village natal de Jeanne d’Arc (Domrémy-la-Pucelle) et de celui de Maurice Barrès (Charmes). Du côté maternel, on retrouve les villages de Darney et de Plainfaing, proches de Saint-Dié, la ville natale de Jules Ferry.
Pourtant, je ne me suis jamais identifié à cette France-là, bien au contraire. Né dans une famille modeste et déclassée, ce qui m’a marqué dès l’enfance, c’est la stigmatisation qui pesait sur les gens comme nous ; le mépris des bourgeois pour les familles nombreuses qui-font-des-gosses-pour-toucher-les-allocs (j’étais l’aîné d’une famille de huit enfants).
Mes parents ne m’ont pas placé dans une école religieuse comme ceux du petit Zemmour. J’ai fait ma scolarité à l’école publique avant la réforme Haby (1975), qui a mis en place ce fameux « collège unique » que Zemmour présente comme une catastrophe nationale. Comment pourrais-je prétendre que « c’était mieux avant », alors que j’ai vécu la ségrégation sociale qui interdisait aux enfants des classes populaires d’aller au lycée ?
La culpabilité de Drumont
Après le CM2, direction la filière courte dans un collège d’enseignement général (CEG), avec le brevet comme terminus ; sauf pour les élèves qui passaient le concours d’entrée à l’école normale d’instituteurs, ce qui a été mon cas. Alors que Zemmour ne cesse de parler des « continuités » de son enfance, avec des trémolos dans la plume, ma trajectoire était à l’inverse marquée par les ruptures et les galères : j’ai dû mener un parcours du combattant pour franchir une à une les étapes.
J’évoque ce passé non pas pour affirmer que ma propre histoire serait « représentative », mais au contraire pour souligner la diversité des trajectoires qui ont caractérisé notre génération, alors que Zemmour présente son expérience comme un modèle afin de prouver que « c’était mieux avant ».
Dans un autre passage de son entretien publié dans Le Figaro, Eric Zemmour confie à son interlocuteur : « J’ai l’impression d’être resté fidèle à mes origines sociales, de ne pas avoir trahi d’où je viens. Tout cela touche à des sentiments très profonds. » Je suis en partie d’accord avec cette dernière phrase. Beaucoup de « transfuges sociaux » éprouvent un sentiment de culpabilité parce qu’ils ne vivent plus dans le milieu qui a été celui de leur enfance. On verra plus loin qu’Edouard Drumont était, lui aussi, fortement travaillé par cette culpabilité. Le problème, c’est de savoir comment on s’en sort, car la culpabilité n’est pas toujours bonne conseillère.
Face au mépris de classe, le bien le plus précieux que ma mère a transmis à ses enfants, c’est une façon de défendre sa dignité qui consiste à ne pas vouloir se comporter comme ceux qui vous ont humiliés. Ma vocation de savant est née de là, parce que la science m’a donné la possibilité de sortir de mon milieu d’origine, tout en ayant la conviction (assez naïve, j’en conviens aujourd’hui) que mes recherches pourraient être utiles à ceux qui souffrent. Dans le même temps, j’ai réglé mon problème de culpabilité en continuant à vivre dans la ZUP de la banlieue parisienne où je suis arrivé au tout début des années 1980. Ce n’était nullement une forme d’héroïsme, bien au contraire, puisque je me suis toujours senti beaucoup plus à l’aise dans les quartiers populaires enrichis par la mixité que dans les ghettos de la bourgeoisie parisienne.
Fascination pour les « grands »
Certes, comme tous les membres de la classe moyenne qui ont fait ce choix pour mettre leur pratique en conformité avec leurs discours humanistes, j’ai été parfois saisi par le doute.
C’est ce qu’on appelle un « conflit de loyauté ». L’avenir de mes enfants ne risquait-il pas d’être compromis par mes choix personnels ? Ce type d’inquiétude conduit les parents, le père et la mère, à assumer toutes leurs responsabilités. A la différence d’Eric Zemmour, je n’ai jamais été l’un de ces pères qui « considèrent qu’ils perdent leur temps quand ils s’occupent de bébé ». Mes enfants ont fait leur scolarité dans les écoles publiques du quartier de banlieue où nous habitions et cela ne les a pas empêchés de réussir leurs études.
« Le Venin dans la plume. Edouard Drumont, Eric Zemmour et la part sombre de la République », de Gérard Noiriel. La Découverte, 252 pages, 19 euros
Eric Zemmour, tout comme Edouard Drumont avant lui, est un exemple parfait des transfuges sociaux qui ont été tellement fascinés dans leur enfance par le monde bourgeois qu’ils ont mobilisé toute leur énergie pour le rejoindre et lui ressembler. Fortune faite, Eric Zemmour s’est installé « dans un vieil immeuble XIXe, à l’ombre de l’église Saint-Augustin dans le 8e arrondissement, ce phare du catholicisme pour temps obscurs », et il a scolarisé ses enfants dans des établissements privés. La fascination pour les « grands » transpire d’ailleurs à chaque ligne de son histoire de France.
Comment, dans ces conditions, peut-on affirmer qu’on est resté fidèle à ses origines ? La réponse tient dans ce que j’appelle une fidélité dévoyée. Elle consiste à inventer des « dominants imaginaires » contre lesquels on mène un combat inlassable au péril de sa vie. C’est ce genre de raisonnement qui pousse constamment Eric Zemmour à dramatiser la situation des banlieues, en prenant les exemples extrêmes pour la règle.
Quand il affirme, par exemple, que « les banlieues françaises sont désormais homogènes ethniquement et religieusement », c’est une manière de justifier le fait qu’il a lui-même déserté les lieux où il a passé son enfance. Pour éviter les ghettos qu’il dénonce, il aurait pu montrer l’exemple et y rester, comme je l’ai fait. De même, quand il affirme que le « vivre-ensemble », « c’est le fantasme des plateaux télé. Dans la réalité les gens ne se mélangent pas, ils se séparent », il prend ses désirs pour des réalités, en généralisant son cas personnel.
Une valeur républicaine piétinée
Dans l’interview citée plus haut, Eric Zemmour affirme aussi : « Ma plus grande peur est effectivement de me couper du peuple et de rester enfermé dans ma tour d’ivoire médiatique. C’est un risque qu’il faut que je conjure. J’ignore encore comment. » Pour ma part, j’ai trouvé la réponse en créant une association d’éducation populaire qui intervient régulièrement dans les centres sociaux, les établissements scolaires de la région parisienne et ailleurs.
Eric Zemmour, tout comme Edouard Drumont avant lui, est un exemple parfait des transfuges sociaux qui ont été tellement fascinés dans leur enfance par le monde bourgeois qu’ils ont mobilisé toute leur énergie pour le rejoindre et lui ressembler
Je propose donc à Eric Zemmour de délaisser momentanément les plateaux télé et de nous accompagner dans l’une de nos représentations. Par exemple au centre social de la Maison des quartiers Maroc et Avenir, à Stains, commune qu’il présente comme la capitale européenne de la drogue. Il y découvrira un public attentif, composé en majorité de femmes des classes populaires, qui portent des foulards et qui apprécient plus que tout qu’on les respecte et qu’on vienne discuter avec elles.
Je n’essaie pas de me présenter comme un modèle. Chacun est libre d’organiser ses choix de vie comme il l’entend. Mais si l’on veut vraiment combattre le « populisme », il faut commencer par s’en prendre à ceux qui le nourrissent chaque jour depuis les positions de pouvoir qu’ils occupent. Ce qui différencie la science de l’idéologie, c’est que la démarche scientifique n’a pas pour finalité de confirmer constamment son identité, ses choix et ses intérêts personnels.
La finalité civique de la science réside dans ce que j’appelle un travail de « désidentification », la capacité de se rendre étranger à soi-même afin de permettre aux individus de s’émanciper des déterminismes qui pèsent sur eux, souvent sans qu’ils s’en rendent compte. C’est un idéal qu’on n’atteint jamais mais vers lequel il faut tendre. Il s’agit, là aussi, d’une valeur républicaine héritée des Lumières, malheureusement piétinée aujourd’hui, y compris par ceux qui ne parlent de la République qu’avec des trémolos dans la voix.
Gérard Noiriel
Le Venin dans la plume. Edouard Drumont, Eric Zemmour et la part sombre de la République, de Gérard Noiriel. La Découverte, 252 pages, 19 euros (à paraître le 12 septembre).
• Le Monde. Publié le 08 septembre 2019 à 17h00 - Mis à jour le 08 septembre 2019 à 17h00 - Mis à jour le 09 septembre 2019 à 13h34 :
https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/09/08/gerard-noiriel-les-raisons-de-ma-propre-indignation_5507924_3232.html
« Le Venin dans la plume », de Gérard Noiriel : une invitation à cesser de banaliser la réaction identitaire
Dans son dernier livre, l’historien compare la grammaire identitaire de deux pamphlétaires nationalistes, Eric Zemmour et Edouard Drumont.
Livre. Lorsqu’un polémiste nationaliste distille son « venin », que peut faire un historien ? Mobiliser son savoir, montrer, textes et archives à l’appui, comment le passé éclaire le présent et la façon dont le mort saisi le vif. Historien et directeur d’études à l’EHESS, Gérard Noiriel a reconnu dans les diatribes d’Eric Zemmour contre les « envahisseurs » ou le « lobby gay » la « grammaire identitaire » d’Edouard Drumont (1844-1917), l’auteur antisémite de La France juive (1886). Certes, le chroniqueur du Figaro ne cible pas les juifs, mais les musulmans, reconnaît-il. Mais, selon Noiriel, la rhétorique serait la même.
La ressemblance des discours exhumés par le chercheur est en effet saisissante : une haine partagée du « parti de l’étranger », une même ritournelle du « c’était mieux avant », une critique quasi identique de la surévaluation de la Révolution (les « principes funestes de 89 », selon Drumont ; « notre passion immodérée pour la Révolution [qui] nous a aveuglés et pervertis », dixit Zemmour) ; la focalisation sur les racines chrétiennes de la France ; l’assimilation de la « décadence » de la France à la chute de Rome face à Carthage ; le rejet des minorités sexuelles (« le gay veut être un juif comme les autres », dit Zemmour, alors que Drumont perçoit les lesbiennes comme le signe de « la fin du monde »).
Point important, explique Noiriel, « le “gay” occupe [chez Zemmour] très exactement la place du juif chez Drumont », comme en témoigne une phrase du chroniqueur du Figaro, qui assure sans ambages que « la rencontre entre l’homosexualité et le capitalisme est le non-dit des années 1970 ». Autre trait marquant et commun des deux imprécateurs, la « rhétorique de l’inversion », qui transforme les dominés en dominants. Ainsi en va-t-il des protestants lors de l’épisode sanglant de la Saint-Barthélemy (« les colombes étaient des soldats » car « les huguenots étaient les maîtres de Paris », écrit Drumont ; l’Eglise catholique a fini par céder à la « doxa dominante » et « s’y soumettre en faisant repentance pour la Saint-Barthélemy le 24 août 1997 », poursuit Zemmour).
Des différences, aussi
D’où l’appel à résister à « l’invasion » des « hordes puantes » (Drumont). D’où le recours à la peur afin de combattre la « colonisation intérieure » : « C’est vous qui devez vous soumettre au juif, vous plier à ses coutumes », écrit Drumont ; « Ce n’est pas à l’islam de s’adapter à la nation française, mais à la France de s’adapter à l’islam », pérore Zemmour. Bien sûr, les différences sont notables, à l’image de Drumont qui défend notamment les Arabes, selon lui victimes d’une « race abjecte » qui les aurait empêchés de bénéficier du décret Crémieux, qui permettait aux juifs d’Algérie d’accéder à la citoyenneté française. Et comparaison n’est pas toujours raison : la situation sociale des juifs en 1886 est-elle comparable à celles des musulmans en 2006 ? lui reprochera-t-on.
Mais l’historien sait aussi que la science peut être désarmée face à l’idéologie. Il sait que la raison ne gagne pas sans cœur. En un mot, il sait qu’il faut également mobiliser les émotions pour contrer les pulsions libérées par les propagandistes de la réaction. C’est pourquoi Gérard Noiriel évoque ses origines sociales, explique que, contrairement à Zemmour, qui regrette le manque de diversité du quartier parisien de son enfance, lui a choisi de rester dans sa banlieue afin d’y faire vivre davantage la mixité, et qu’il s’investit même dans une association d’éducation populaire, où il invite d’ailleurs le polémiste à faire un jour un tour.
Ce livre irritera sans aucun doute les professionnels de l’« anti-bien-pensance », largement dominante dans certains cercles médiatico-politiques. Et sera peut-être discuté par ses collègues historiens sur son usage – pertinent ou excessif – du comparatisme historique. Mais il est également un appel à la responsabilité de tous ceux – notamment journalistes et intellectuels – qui manient la parole publique. Une invitation à cesser de banaliser la réaction identitaire, relayée par une partie de l’élite médiatique, qui s’effarouche au même moment de l’extension des « populismes » à l’Europe entière.
Nicolas Truong
• Le Monde Publié le 09 septembre 2019 à 09h34 - Mis à jour le 09 septembre 2019 à 18h19 :
https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/09/09/le-venin-dans-la-plume-de-gerard-noiriel-une-invitation-a-cesser-de-banaliser-la-reaction-identitaire_5508091_3232.html
« Face au mépris de classe, le bien le plus précieux que ma mère a transmis à ses enfants, c’est une façon de défendre sa dignité qui consiste à ne pas vouloir se comporter comme ceux qui vous ont humiliés » (Photo : Gérard Noiriel). EDITIONS FAYARD