Le 17 janvier 2014, au Teatro del Barrio, à Madrid, Podemos naissait sous l’appellation d’“initiative politique”. Ce jour-là, la formation “violette” s’embarquait pour un parcours cahoteux, semé d’obstacles en tous genres, dont sa carrosserie allait sortir cabossée.
Le nouveau paysage politique espagnol, le tourbillon de rendez-vous électoraux et les incessantes querelles internes ont empêché au parti de Pablo Iglesias de lever le pied de l’accélérateur, de couper le moteur et de réviser une mécanique rudimentaire. Désormais, la formation aborde une étape délicate : passer de la base (les “cercles”, ou assemblées citoyennes) au sommet (la hiérarchisation ou la “bunkerisation” de la direction, comme la qualifient des détracteurs internes).
Podemos a beau être un jeune parti, il doit mûrir. Pablo Iglesias, dans une large mesure, a misé son avenir politique et celui de Podemos sur sa capacité à entrer ou non dans le prochain gouvernement. Le secrétaire général présente comme un article de foi le fait que sa formation détienne des portefeuilles dans le prochain gouvernement, aux côtés du PSOE, le Parti socialiste de Pedro Sánchez. Or les socialistes refusent cette option, ce qui risque de conduire le pays à de nouvelles élections..
“Nous pouvons le faire”
“Podemos est né pour gouverner, et gouverner c’est changer les choses”, explique un militant. Des sources proches de la direction redisent cet entêtement à vouloir conquérir du pouvoir à l’échelon national, et ce afin de “faire la preuve de [leur] efficacité, de [leur] utilité politique”. “Nous voulons être utiles, martèle-t-on à la direction. Nous devons remporter des succès politiques, montrer que nous pouvons faire passer des mesures concrètes, comme l’a été hausse du salaire minimum à 900 euros. Et pour cela, il n’y a pas d’autre solution que de gouverner.”
Ces réflexions expliquent la stratégie du parti. Ce qu’a dit Pablo Iglesias en janvier 2014 est toujours d’actualité : “Sur les places [lors des manifestations], les gens ont dit que nous pouvions le faire, et nous redisons aujourd’hui que nous le pouvons”, allusion au nom du parti, Podemos.
L’“étreinte de l’ours”
Malgré tout, cette volonté de gouverner est pour le parti une arme à double tranchant : il risque d’y perdre son crédit politique. Juan Carlos Monedero, gardien de la doctrine de Pablo Iglesias, écrivait récemment : “Podemos ne peut pas entrer au gouvernement sans l’assurance de mener des politiques justifiant sa présence au conseil des ministres. S’il entre au gouvernement mais ne peut mettre en œuvre aucune politique sociale, faute de budgets ou de compétences, l’étreinte de l’ours en finira avec Podemos. En trois mois, les gens assiégeront les ministères de Podemos en réclamant des solutions.”
En outre, certains ne partagent pas la stratégie qu’Iglesias poursuit depuis la dernière campagne électorale, en avril dernier, et qui consiste à se présenter comme un allié du PSOE, à reporter ses voix sur un président du gouvernement socialiste.
“Nous sommes face à un leader usé et à un parti en miettes, dont l’électorat se réduit de jour en jour, commentent des militants du parti que nous avons consultés. Podemos a perdu des voix à chaque consultation électorale. Il ne lui reste plus qu’à tenter de gouverner à tout prix, avec pour seule ambition d’être le joker des socialistes.”
Il est clair que la direction du parti ne partage pas cette vision des choses. Elle considère que Podemos a fait la preuve de ses capacités politiques – sans avoir eu la reconnaissance escomptée. Et rappelle l’un de ses grands succès : avoir chassé Mariano Rajoy [Parti populaire, droite] de la présidence du gouvernement. Lors de cette motion de censure de juin 2018,, c’étaient les députés “violets” qui applaudissaient et criaient : “Oui, on peut !”
Le dindon de la farce ?
Les dirigeants de Podemos expliquent que ce sont eux qui ont négocié avec les autres partis, et non avec le PSOE, et qu’ils ont livré la présidence du gouvernement gratuitement à Pedro Sánchez. Or ce “succès” explique pour une large part ce qui se passe aujourd’hui. Podemos estime avoir été le dindon de la farce. Le PSOE n’a pas mis en œuvre une bonne partie des mesures sur lesquelles il s’était engagé, et pourtant Pablo Iglesias a ratifié sa stratégie. “Sánchez nous a roulés dans la farine”, dit-il aujourd’hui. Il n’a pas envie que cela recommence.
Mais qui décide que le moment est vraiment venu de combler ce déficit d’utilité publique ? Évidemment Pablo Iglesias, leader absolu du parti.. Les crises internes et les ruptures au sein de la formation ont accru son pouvoir et lui ont permis de placer ses fidèles au sommet. Elles ont ouvert la voie à ce que Pablo Iglesias et sa compagne, Irene Montero [nommée en 2017 porte-parole du groupe parlementaire], verrouillent leur pouvoir et leur stratégie. Pour certains, qui restent dans le parti mais ne partagent pas l’orientation de la direction, il s’agit d’une “bunkérisation du couple”. “Podemos n’est plus qu’un projet familial”, font-ils valoir.
Au sein du parti, d’autres affirment que Pablo Iglesias et Irene Montero ont suivi les procédures habituelles : organisation de primaires, convocation de conseils citoyens (organe suprême de pouvoir entre les assemblées), prise de décisions conformes aux statuts.
Bientôt la succession
Aujourd’hui, le mécontentement de la base et des “cercles”, lieux de débat des militants, est palpable depuis quelque temps. De toute évidence, ces cercles jouent désormais un rôle de second plan et sont déconsidérés. La preuve en est que lors du dernier remodelage de l’exécutif, un secrétariat des cercles, destiné à “prendre soin des militants”, a été créé.
Sur le plan interne, il va bientôt falloir s’atteler à la succession de Pablo Iglesias, dont certains considèrent qu’il est “sur le départ”. La prochaine législature sera pour lui la dernière, et Irene Montero est déjà pressentie unanimement pour la succession. “Podemos doit être le fer de lance du féminisme, affirment des militants. Si la direction présentait un candidat homme, ce serait se tirer dans le pied.”
Raúl Piña — El Mundo
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