A la Bourse du travail de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), mardi 10 septembre, parmi la centaine de participants de l’assemblée générale d’Inter-Urgences, la poursuite de la grève semble relever de l’évidence. Les grévistes n’ont trouvé dans le « plan de refondation » des urgences présenté en grande pompe la veille au ministère de la santé et doté de 750 millions d’euros sur trois ans ni les réouvertures de lits, ni les embauches de soignants, ni les revalorisations des salaires qu’ils demandaient.
« Ce plan, c’est du vent », balaye Julie, infirmière aux urgences de Toulouse. « Ils n’ont rien compris aux attentes des soignants, ils essayent de nous empapaouter avec cet argent qui n’existe pas », lance Christophe Prudhomme, membre de la CGT et porte-parole de l’Association des médecins urgentistes de France (AMUF). Dans la salle, tout le monde fait la même lecture des « moyens supplémentaires » promis par la ministre de la santé, Agnès Buzyn : sans un relèvement de l’Objectif national de dépenses d’assurance-maladie (Ondam), ces mesures seront financées par des économies sur d’autres postes à l’hôpital.
Le service d’accès aux soins (SAS), la mesure-phare du plan censée permettre dès cet été de répondre à toute heure à la demande de soins non programmés des Français et ainsi alléger la pression sur les urgences, ne trouve pas plus de défenseurs. « 340 millions pour le SAS, c’est-à-dire le 15 avec Doctolib, non mais au secours ! », ironise un participant. Pendant plus de quatre heures d’assemblée générale, aucune des mesures annoncées la veille par la ministre pour faire baisser la pression aux urgences n’est évoquée.
L’enjeu est désormais l’extension
La question du jour, c’est le devenir du mouvement, à l’orée d’une période cruciale. Il a certes survécu à l’été, prenant même des proportions inédites, avec 249 services en grève, soit plus de la moitié des urgences publiques du pays. Mais, sur le terrain, la plupart des négociations sont au point mort. « On a eu des miettes du plan Buzyn, avec un poste de brancardage supplémentaire le week-end », raconte, dépité, un infirmier normand. « On a une direction plus dure à la négociation que Mme Buzyn, on n’arrive pas à avoir quoi que ce soit », ajoute un gréviste de l’hôpital de Mont-de-Marsan.
Les soignants grévistes des hôpitaux parisiens, d’où le mouvement est parti en mars, reconnaissent que la direction de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) a fait des efforts, avec 230 postes supplémentaires accordés, ainsi qu’une prime de dangerosité de 56 euros. « La mobilisation continue, car les inégalités continuent, les négociations avec les agences régionales de santé ne sont pas les mêmes pour tout le monde », assure à la tribune Orianne Plumet, une infirmière en poste aux urgences parisiennes de la Pitié-Salpêtrière.
A l’issue de l’assemblée, le collectif Inter-Urgences a appelé l’ensemble des personnels hospitaliers à rejoindre la grève, annonçant des « rassemblements locaux » le 26 septembre, avant la mise en place prochaine d’une nouvelle « date de mobilisation nationale ». « Jeudi, on prendra nos responsabilités ! », a assuré Patrick Pelloux, le président de l’AMUF, laissant entendre qu’il appellerait les médecins urgentistes à se joindre au mouvement.
François Béguin
• Le Monde. Publié le 10 septembre 2019 à 17h40, mis à jour le 11 à 10h17 :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/09/10/urgences-apres-le-plan-buzyn-l-assemblee-generale-des-grevistes-vote-la-poursuite-du-mouvement_5508737_3224.html
Chez les médecins urgentistes, la tentation du départ
La ministre de la santé, Agnès Buzyn, présente lundi des mesures qui doivent permettre de « régler le problème des urgences sur le long terme ».
C’est l’une des multiples facettes de la crise qui secoue les services des urgences des hôpitaux publics. Epuisés et dépités par la dégradation de leurs conditions de travail, liée à l’augmentation continue du nombre de patients, de nombreux médecins urgentistes quittent – partiellement ou totalement – leur service pour se reconvertir, exercer dans le privé ou faire de l’intérim, ce qui leur permet de choisir leur rythme et leur charge de travail. Une désaffection à laquelle le plan de « refondation » des urgences présenté lundi 9 septembre par la ministre de la santé, Agnès Buzyn, après cinq mois de grève des personnels paramédicaux, est censé mettre fin.
Si ce phénomène de fuite n’est pas nouveau, il semble s’aggraver. En Ile-de-France, au moins 119 urgentistes ont démissionné l’année dernière, contre 73 en 2017 et 43 en 2015, selon une enquête flash publiée par l’agence régionale de santé en juin. Des hôpitaux comme Mulhouse ou Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) ont récemment dû faire face à des départs massifs d’urgentistes, contraignant à des délestages vers les hôpitaux voisins. Aux urgences de Lens, le nombre de médecins est brutalement passé en un été de 18 à 7 équivalents temps plein. La raison de ces départs ? « L’épuisement professionnel pour la plupart d’entre eux », a reconnu en juin Alain-Eric Dubart, le chef du pôle du groupement hospitalier de territoire (GHT) Artois.
Ces départs viennent généralement fragiliser des services déjà en peine de recruter de nouveaux médecins. Selon les calculs du Point publiés cet été, il manquerait plus de 800 médecins urgentistes dans les hôpitaux français, même si une partie des postes vacants sont tenus par des contractuels. Estimant que « de nombreux praticiens quittent actuellement l’hôpital public par désespoir », les présidents de commission médicale d’établissement, c’est-à-dire les représentants des médecins hospitaliers, appellent à un « choc d’attractivité » et de « fidélisation ».
« Désespoir »
Pour « stopper la fuite des urgentistes de l’hôpital public », l’association des médecins urgentistes de France (AMUF) a demandé dans un communiqué publié au cœur de l’été que l’indemnité de garde de nuit (14 heures) des praticiens hospitaliers soit alignée sur celles des professeurs d’universités, « d’environ 265 euros à environ 480 euros », de manière à limiter l’intérêt financier pour un médecin hospitalier de faire de l’intérim.
Ce n’est pourtant pas le montant de leur salaire qui a décidé les médecins urgentistes démissionnaires interrogés par Le Monde à sauter le pas. Certains, comme Serge (tous les prénoms ont été modifiés), 43 ans, n’ont pas eu le choix. Urgentiste dans un hôpital périphérique en zone rurale depuis quinze ans, il est en arrêt de travail depuis le début de l’année, victime d’un burn-out. « Je me suis effondré après une altercation avec la famille d’un patient qui trouvait que ma prise en charge n’était pas assez rapide », raconte-t-il.
Lorsqu’il avait pris son poste, au début des années 2000, son service traitait de 35 à 40 patients par jour. Il en reçoit aujourd’hui près du double, à effectif médical et paramédical presque constant. Cette augmentation a généré « un stress, une fatigue et un hyperinvestissement dans le travail », explique Serge, regrettant désormais voir « des patients à la chaîne, en se contentant de leur prescrire des examens et de leur donner des ordonnances ».
Certains praticiens choisissent de partir avant l’épuisement. Fernand, 48 ans, a démissionné l’année dernière après dix-huit années dans un service d’urgences (60 000 passages par an) pour partir exercer dans une clinique privée. « Ça a été dur de quitter le public, je l’ai fait parce qu’on m’a poussé à bout », raconte-t-il. Lui aussi dit avoir ressenti une « perte de sens » à exercer la médecine « mécaniquement ». « En clinique, même si on n’a pas les moyens de l’hôpital, on ne maltraite pas les gens, on ne laisse pas des vieux macérer des heures dans leur pisse, on ne passe pas nos journées à se battre pour avoir un lit », énumère-t-il. Ses anciens collègues restés à l’hôpital public seraient tous passés à temps partiel pour pouvoir faire de l’intérim et ainsi « choisir les postes qui les intéressent ».
« La pénibilité supérieure à la satisfaction »
Des urgentistes se disent « dépités » d’avoir dû se résoudre à renoncer à une spécialité qu’ils avaient choisie par vocation. « L’attachement au service public est quelque chose qui m’a longtemps retenu, mais, quand la pénibilité a été supérieure à la satisfaction, je suis partie », raconte Julie, 43 ans, qui a démissionné en début d’année des urgences d’un centre hospitalier régional (55 000 passages par an) où elle exerçait depuis quinze ans pour devenir médecin référent dans un établissement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Pour expliquer son sentiment de ras-le-bol, elle décrit les fermetures de lits de spécialité, les fermetures « d’hôpitaux de proximité la nuit sans donner de moyens supplémentaires », des médecins « exténués »… « Je m’oriente vers l’Ehpad car je sais que je vais servir à quelque chose là-bas, mais c’est une grosse déception pour moi », reconnaît-elle.
Philippe, un médecin urgentiste de 42 ans, a résolu ce dilemme en partageant sa semaine entre les urgences publiques d’un hôpital périphérique (30 000 passages par an) et une clinique privée, où il ne « gagne pas beaucoup plus » mais où il a retrouvé une « fluidité » et une « qualité » de travail. Le déclin, il l’a vu arriver il y a quelques années lorsque son service s’est mis à recruter des intérimaires pour fonctionner. « Le ver était dans le fruit », dit-il, avec l’arrivée de ces « mercenaires qui touchent trois fois notre salaire et ne font pas forcément du travail correct ». Un pied dans le public, un pied dans le privé, le médecin estime que « l’hôpital public est en train de s’effondrer à vitesse grand V », regrettant que les professionnels qui l’animent soient « capables de se sacrifier pour que le navire ne coule pas » mais ne se demandent pas « pourquoi il y a un trou dans la coque ».
François Béguin.
• Le Monde. Publié le 09 septembre 2019 à 05h49 - Mis à jour le 09 septembre 2019 à 11h22 :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/09/09/chez-les-medecins-urgentistes-la-tentation-du-depart-vers-le-prive_5508047_3224.html
Urgences à Mulhouse : « A la fin de chaque garde, on ne sait plus comment on s’appelle »
Début octobre, les urgences de Mulhouse ne compteront plus que sept médecins, contre vingt-six il y a encore quelques mois. Une pénurie qui met à mal l’ensemble de l’hôpital.
Le service des urgences de l’hôpital Emile-Muller de Mulhouse (Haut-Rhin) fait face à une crise de recrutement sans précédent. En grève depuis le 25 avril, il a souffert d’une cascade de démissions chez ses médecins urgentistes. Et leur trouver des remplaçants est une gageure. Résultat : ils ne sont désormais plus qu’une dizaine, dans un secteur où vivent 450 000 habitants.
« Il y a encore trois à quatre mois, le service était composé de 26 médecins urgentistes. Le 1er octobre, nous ne serons plus que sept », témoigne Sami Kacem, doyen de l’équipe. Si les urgences vitales sont toujours assurées, un seul des deux véhicules de service mobile est opérationnel et les temps « texturants » des urgentistes, consacrés à l’organisation du service, à la formation ou à l’analyse des protocoles, sont relégués aux oubliettes. Un mode de fonctionnement dégradé qui met en péril l’ensemble du groupe hospitalier Mulhouse Sud-Alsace, composé au total de neuf établissements, dont quatre hébergent des services d’urgences. Samedi 7 et dimanche 8 septembre, les urgences d’Altkirch, situées à 20 kilomètres de Mulhouse, ont ainsi dû être temporairement fermées, faute de médecins urgentistes, et le public invité à composer le 15.
Les conditions de travail expliquent pour beaucoup cette hémorragie. Depuis des mois, les médecins enchaînent des semaines de cinquante-six, voire soixante-douze heures. « Selon les préconisations de la Société française de médecine d’urgence, nous devrions être 34 médecins urgentistes. Dans les conditions actuelles, la pression des horaires est trop forte. A la fin de chaque garde, on ne sait plus comment on s’appelle », lance Sami Kacem. Alors les médecins démissionnent, pour avoir davantage de temps libre, voir grandir leurs enfants, ou tout simplement voir ailleurs.
Ailleurs, ça peut être notamment la Suisse toute proche, où les rémunérations sont bien plus intéressantes, ou encore le travail intérimaire. « Comment voulez-vous intéresser des jeunes aux fonctions hospitalières quand une garde de vingt-quatre heures est payée 2 400 euros à un intérimaire, contre moins de 300 euros pour un cadre hospitalier ? », s’interroge le médecin. Après trente-cinq ans de carrière, ce dernier gagne 7 500 euros brut, auxquels s’ajoutent une indemnité multisite ainsi qu’une prime d’ancienneté. « Dans le privé, ce serait le double », affirme-t-il.
Poste usant
La concurrence est rude. Dans le Grand Est, quelque 150 médecins urgentistes manquent à l’appel. Corinne Krencker, directrice du groupe hospitalier qui, au-delà de l’hôpital Emile-Muller, gère huit autres établissements, le reconnaît volontiers : ce n’est pas en parlant salaires qu’elle arrivera à pourvoir les postes vacants. « Une de mes priorités est de recréer une vie d’équipe. Pour attirer des profils, il faut redonner de la visibilité à ce qui fait le service d’urgences et améliorer le lien entre ce dernier et les autres services hospitaliers », dit-elle.
Première étape : recruter un chef de service pérenne. Ces sept dernières années, ils sont autant de cadres à s’être succédé à la tête de l’équipe – le plus souvent par intérim. Le service des urgences de Mulhouse dispose pourtant de beaux outils : un centre de régulation doté d’un logiciel pilote et d’une salle refaite à neuf, deux véhicules de service mobile et un hélicoptère sanitaire permettant en sept minutes d’accéder au fin fond des vallées vosgiennes, un centre d’enseignement. Mais le poste est très usant. « Aujourd’hui, le médecin n’a plus de pouvoir au niveau de l’hôpital. Un jeune chef de service voulant mettre en œuvre un projet se retrouve vite devant un mur colossal du côté de l’administration, tout en étant confronté à l’insatisfaction des membres de son équipe », affirme ainsi Sami Kacem.
« Rendre le service des urgences attractif »
Les moyens humains ne sont pas seuls en cause. Situés dans un sous-sol exigu, les locaux ne sont pas non plus adaptés. « Les brancardiers font entre 12 et 15 kilomètres par jour. Il n’y a pas de cohérence avec le plateau technique et quatre rénovations successives n’ont pas réglé le problème », estime le médecin.
Prévue depuis plusieurs années, la dernière tranche du projet d’extension de l’hôpital va enfin être engagée avec le lancement, grâce au soutien de l’agence régionale de santé (ARS) du Grand Est, d’une étude de faisabilité. Mais l’investissement lui-même ne pourra pas être mené sans un accompagnement financier de l’Etat.
A court terme, l’ARS a décidé d’accompagner la démarche de recrutement de l’hôpital en mobilisant l’ensemble du territoire pour une meilleure prise en charge des patients. Des médecins spécialistes, des médecins de la réserve sanitaire nationale et des médecins généralistes vont venir renforcer l’équipe, pour assurer notamment les consultations de médecine générale.
Les médecins libéraux et les autres structures hospitalières ont eux aussi été sollicités. « Il faut être capable de prendre en charge au bon endroit, au bon moment, pour le bon soin. Pour rendre le service des urgences attractif et donner envie aux médecins urgentistes d’intégrer la fonction hospitalière, il faut réorienter cette dernière vers sa fonction première, celle de traiter les urgences », explique Virginie Cayré, directrice générale déléguée Est.
Nathalie Stey (Strasbourg, correspondance)
• Le Monde Publié le 09 septembre 2019 à 11h21 - Mis à jour le 09 septembre 2019 à 14h47 :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/09/09/chez-les-medecins-urgentistes-la-tentation-du-depart-vers-le-prive_5508047_3224.html
Au centre hospitalier de Lisieux, « il y a urgence aux urgences »
Restructurées en 1995, les urgences de l’hôpital normand Robert-Bisson avaient été conçues pour accueillir 15 000 patients par an. En 2018, les soignants en ont accueilli 33 000.
Dans le couloir, sept patients sont étendus sur des brancards, à moitié dévêtus. Les six salles de « déchoc » sont occupées, et deux infirmières tentent de questionner un vieux monsieur au bras ensanglanté, qui marmonne en anglais. « C’est étonnamment calme, seulement cinquante-sept entrées depuis ce matin », commente Vincent Othon, aide-soignant depuis dix ans aux urgences de l’hôpital Robert-Bisson de Lisieux (Calvados).
La veille à la même heure, ils étaient une trentaine de malades à attendre là, allongés tête-bêche, sans aucune intimité. D’autres avaient été placés dans la salle de repos du personnel, sacrifiée depuis longtemps pour agrandir les capacités d’accueil. Une dame de 98 ans s’y est levée à deux reprises, gênant ses voisins. « La troisième fois, il a fallu l’attacher, car on ne pouvait pas la surveiller », regrette l’aide-soignant de 35 ans, si attristé de voir « des patients s’uriner dessus parce qu’on n’a pas le temps de leur apporter un bassin ». Son diagnostic est lapidaire : « On nous pousse à être maltraitants. »
Depuis la mi-juin, impossible de rater les banderoles qui ornent l’entrée du service et illustrent le malaise. « Il y a urgence aux urgences », peut-on lire. Pour la première fois, les soignants ont déposé un préavis de grève, bien qu’ils continuent d’assurer les soins. Au 9 août, le collectif Inter-Urgences, constitué au printemps, comptabilisait 217 urgences en grève, soit deux fois plus qu’un mois auparavant. « La crise persiste », a reconnu le 1er août la ministre de la santé, Agnès Buzyn, qui avait tenté d’apaiser la colère avec une enveloppe de 70 millions d’euros, destinée notamment à renforcer les effectifs durant l’été.
Désertification médicale qui empire
Mais le malaise est bien plus grand, et durable. « On en arrive au point de rupture », constate la chef de service Anne Mahier, médecin depuis treize ans à Robert-Bisson. Restructurées en 1995, les urgences du centre hospitalier normand avaient été conçues pour accueillir 15 000 patients par an. En 2018, ils sont 33 000 à avoir franchi les portes vitrées de l’accueil, poussés par une désertification médicale qui empire d’année en année. A Lisieux, près de 3 000 personnes n’ont plus de médecin traitant. Pour un rendez-vous avec un cardiologue, il faut compter dix-huit mois d’attente. « On devient le seul recours pour accéder aux soins », résume Vincent Othon.
Alors, « malgré une équipe en or, motivée, solidaire, compétente, décrit Anne Mahier, on est au bout du rouleau ». Ils ne sont que neuf médecins à temps plein quand il leur en faudrait treize, selon les recommandations nationales. Malgré une multitude d’annonces, la chef de service n’a pas trouvé de candidats. Il manque 80 urgentistes en Normandie. « Certains services fonctionnent avec des médecins intérimaires sous-qualifiés, je ne veux pas en arriver là », craint Anne Mahier, qui dit toutefois comprendre les jeunes médecins qui ne veulent plus que des temps partiels : « En travaillant à 80 %, on leur fera faire du 100 %, c’est toujours mieux qu’être à temps plein et se retrouver à 120 %. »
Dimanche 30 juin, la machine s’est enrayée. Après vingt-neuf heures de travail, Anne Mahier n’avait personne pour la remplacer. Sa collègue s’est retrouvée seule pour gérer les urgences et assurer le Service mobile d’urgence et de réanimation (SMUR). Il a fallu suspendre la ligne pour la journée. Certains villages se sont retrouvés à plus de trente minutes des secours. « C’est traumatisant d’en arriver là », regrette l’urgentiste.
Depuis, un médecin a dû être arrêté pour burn-out. « Chacun explose dans son coin, avec la peur permanente de l’erreur. On va finir comme à France Télécom », lâche Lynda Rinaldi, déléguée syndicale à la CGT. Pourtant, « on est programmés pour aller au bout de nous-mêmes. Quand un soignant est en pleurs, c’est que c’est grave ».
Relancer le dialogue social
Du côté des patients, le temps d’attente s’allonge. Le mois dernier, une femme de 100 ans a attendu onze heures sur un brancard. L’agressivité en devient quotidienne, les violences banalisées. « Ce n’est pas parce qu’on est en grève que vous attendez, c’est parce que vous attendez qu’on est en grève », peut-on lire sur des affichettes à l’accueil. « On en est rendus à faire du travail à la chaîne », s’attriste Marie-Pierre (elle a requis l’anonymat), aide-soignante depuis 1981. « La détresse sociale et psychologique est pourtant de plus en plus grande », juge-t-elle.
Depuis son lancement, la grève a toutefois permis de relancer le dialogue social avec la direction, au point mort depuis plusieurs années. Nommé il y a seulement deux mois, le nouveau directeur de l’hôpital affirme être « à l’écoute des revendications ». Un renfort brancardier a été octroyé pour l’été ainsi qu’une infirmière pour les gardes de nuit. Un audit a été lancé pour étudier les besoins en matériel et en effectifs.
Mais la promesse de nouveaux locaux, elle, s’est encore éloignée. Alors que les travaux avaient été initialement annoncés pour 2017, « on nous parle maintenant de 2022 », déplore Vincent Othon, qui a le sentiment de se « faire balader depuis tellement d’années ». Les soignants ont pourtant eux-mêmes travaillé sur des plans, et sollicité la mairie et l’agglomération pour une participation financière à ces travaux, estimés à 4,5 millions d’euros. « On est obligés d’aller mendier pour survivre, déplore M. Othon. La prochaine étape, c’est de nous demander de construire les murs ? »
Le 19 juin à l’Assemblée nationale, le député (Les Républicains) du Calvados Sébastien Leclerc a alerté le gouvernement sur la situation dans l’établissement normand. Car au-delà des urgences, c’est tout l’hôpital Robert-Bisson qui connaît des difficultés. « Si on en est rendus à faire Tetris et passer notre journée au téléphone pour placer les patients, c’est parce que tous les services sont à flux tendu », rappelle Véronique (elle n’a pas souhaité donner son nom), infirmière. Au 1er août, faute d’effectifs suffisants, vingt-cinq lits ont été fermés pour l’été, accentuant l’embouteillage aux urgences.
Que feront les patients si, demain, ils sont refusés faute de place dans les locaux ou de soignants pour les accueillir ? « On ne parle plus le même langage, on essaie d’alerter, on dit “humain, souffrance, qualité des soins”, on nous répond toujours “argent” », résume Vincent Othon, qui espère « un sursaut citoyen ». « Aller dans le privé, ça me ferait mal », lâche Anne Mahier. Son concours de praticien hospitalier, elle l’a passé « parce que ça avait du sens ». Sans congés depuis avril, l’urgentiste déplore que son équipe « paie très cher le fait d’être attachée à ces valeurs ».
Charlotte Chabas (envoyée spéciale à Lisieux, Calvados)
• Le Monde. Publié le 10 août 2019 à 05h33 - Mis à jour le 10 août 2019 à 13h06 :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/09/09/chez-les-medecins-urgentistes-la-tentation-du-depart-vers-le-prive_5508047_3224.html
Portrait : Hugo Huon, l’infirmier de nuit au chevet des urgences en grève
Quelque 240 services d’urgences participent à ce mouvement social massif pour dénoncer les conditions de travail « exécrables » et la « mise en danger » des patients.
Il vaut mieux ne pas demander à Hugo Huon s’il a passé une bonne nuit. « C’était l’horreur ! », peste-t-il. Et d’énumérer, en tirant sur une cigarette roulée : « Il y avait de huit à neuf heures d’attente pour voir un médecin. Un mec bourré s’est mis à insulter tous les soignants et a donné un coup de pied à une collègue… »
Bienvenue aux urgences de l’hôpital Lariboisière, près de la gare du Nord, à Paris, l’un des plus gros services de France, l’un des plus exposés à la misère et à la violence aussi. Hugo Huon y est infirmier depuis cinq ans dans l’équipe de nuit. Il y a quelques mois, nul ne connaissait ce jeune homme de 30 ans aux airs d’étudiant rebelle. Depuis qu’il préside le collectif Inter-Urgences, la structure qui représente, en cette rentrée, près de 240 services en grève – soit la moitié des urgences publiques du pays –, il a appris à composer tant bien que mal avec les médias, habitués jusque-là à donner la parole aux seuls médecins urgentistes.
« J’ai appris à ne pas aimer mon prochain »
Hugo Huon a aussi appris à composer avec les attentes de syndicalistes hospitaliers désireux d’étendre à l’ensemble de l’hôpital public ce mouvement sorti renforcé de l’été, avec deux fois plus de services en grève qu’au mois de juin. L’assemblée générale du collectif, qui se tiendra le 10 septembre à Saint-Denis, au lendemain de la présentation officielle du plan ministériel pour « refondre le modèle des urgences », s’annonce à ce titre décisive. Des organisations de médecins hospitaliers ou des soignants de secteurs comme la psychiatrie pourraient à cette occasion choisir de rejoindre les paramédicaux des urgences sur une plate-forme de revendications communes.
A l’été 2018, Hugo Huon fait partie de ceux qui alertent sur les conditions de travail « exécrables » des infirmiers et des aides-soignants, jugeant que la « prise en charge tronquée » à Lariboisière met « en danger » les patients. Quelques mois plus tard, en décembre 2018, c’est dans ce service qu’une patiente est découverte morte, après avoir attendu douze heures sur un brancard. La tempête médiatique passée, l’équipe de nuit obtient deux postes supplémentaires.
Mais les urgences de Lariboisière ne sont pas les seules à craquer : en vingt ans, la fréquentation des urgences hospitalières en France a doublé, avec plus de 21 millions de passages par an, sans que les effectifs n’augmentent en proportion. Conséquence : les temps d’attente s’allongent, le nombre de patients sur des brancards explose… « Parfois, je me dis que ma colère est disproportionnée, qu’elle ne concerne que le lieu où j’exerce… Mais, si c’était le cas, il n’y aurait pas 240 services en grève », estime l’infirmier.
Hugo Huon le reconnaît, ses nuits de travail à Lariboisière ont fini par déteindre sur ses jours. On ne côtoie pas impunément chaque nuit les « mecs bourrés », les « tox », les SDF… « En cinq ans, ça a empiété sur mon sentiment d’humanité. J’ai appris à ne pas aimer mon prochain, j’ai développé une espèce de cynisme sur l’humanité qui s’enfonce », lance-t-il, racontant les retours chez lui, au petit matin, où il faut enjamber « la pisse et les flacons de méthadone ».
L’infirmier se défend de faire de la politique, même s’il n’a rien contre. Il a voté Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la présidentielle et se dit de gauche, comme l’étaient sa mère – institutrice – et son père – déclarant en douane – à Saint-Malo, où il a grandi. Après son bac, décroché au rattrapage, il enchaîne les petits boulots pendant trois ans avant d’entrer, à 21 ans, presque par hasard, dans une école d’infirmiers, à Tours. À la sortie, il découvre les urgences à l’hôpital d’Amboise, puis la psychiatrie, à la clinique La Chesnaie, près de Blois.
« Hugo Huon écoute beaucoup, se pose de nombreuses questions et apprend vite » Olivier Youinou, SG adjoint de SUD-Santé à l’AP-HP
Ecorché vif, idéaliste, désespéré, Hugo Huon fustige, avec une foi presque adolescente, cette « société mortifère, anesthésiée, où tout le monde s’en branle de tout ». Pour faire bouger les choses, il n’a pas pris de carte dans un syndicat, mais a enchaîné les formations : un diplôme universitaire en santé mentale et précarité, un autre en médecine tropicale, un troisième sur la réduction des inégalités sociales de santé. Dernier en date : un master, à Paris-Dauphine, en « économie et gestion des établissements de santé », destiné aux cadres désireux de monter dans la hiérarchie. Son objectif : « Connaître le langage des directeurs pour pouvoir mieux négocier. » C’est ainsi qu’avant l’été il s’est retrouvé, aux côtés des syndicats historiques, à discuter avec le directeur des ressources humaines de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) d’une augmentation des effectifs dans les services d’urgences parisiens.
Le jeune homme ne cherche pas la lumière. La perspective de ce portrait ne l’a d’ailleurs pas enchanté. Il laisse à d’autres membres du collectif le soin de tenir le mégaphone pendant les manifestations et de se rendre sur les plateaux radio ou télé. « C’est quelqu’un de taiseux, mais qui écoute beaucoup, qui se pose de nombreuses questions et qui apprend vite : en quelques mois, il a pris conscience du rôle syndical et politique qu’il pouvait jouer », raconte Olivier Youinou, le secrétaire général adjoint de SUD-Santé à l’AP-HP, le syndicat le plus proche du collectif.
Plan d’actions
Hugo Huon est de son époque. Il est « post »-tout : post-homme providentiel, post-manifestation… « Mettre en avant une personne dans un mouvement social, c’est archaïque, juge-t-il. Les gens ont envie qu’on fasse des manifs, alors que ça ne sert à rien… » Avec les membres du collectif, il tente d’autres formes d’action. Certaines fonctionnent, lorsque, par exemple, plusieurs soignants de l’équipe de nuit des urgences de Lariboisière se retrouvent simultanément en arrêt de travail, le 3 juin, déclenchant dès le lendemain un tourbillon médiatique qui relance une grève en voie d’enlisement.
D’autres actions échouent, comme celle du 2 juillet, lors de l’arrivée du cortège sous les fenêtres du ministère de la santé. Alors qu’une délégation est reçue par le directeur de cabinet adjoint de la ministre, plusieurs manifestants s’injectent cinq fois ce qu’ils présentent comme étant de l’insuline (de l’eau en réalité), une substance qui peut faire baisser drastiquement le taux de sucre dans le sang et être mortelle à forte dose. Le geste n’est pas compris par une partie des soignants. Des responsables syndicaux, CGT notamment, crient à « l’irresponsabilité ».
Deux mois plus tard, Hugo Huon ne regrette rien. « C’est vrai, cette action a fait débat. Les gens n’ont pas compris. On essaye des choses, certaines marchent, d’autres non. » La grève a donné des résultats. La ministre de la santé a accordé une prime de 100 euros aux soignants des urgences, la direction de l’AP-HP a promis 230 postes supplémentaires et un plan pour « refonder le modèle de soins des urgences » a été dévoilé le 2 septembre… « Notre plus grosse victoire, c’est d’avoir obtenu que le gouvernement cesse de dire que tout va bien aux urgences », assure Hugo Huon.
D’ici à quelques mois, il a prévu de mettre les voiles, envisageant de partir au Canada, pour travailler au sein d’une communauté inuite. Afin de ne plus avoir, comme à Lariboisière, le « sentiment de pisser dans un violon », mais pour avoir un « impact » sur la santé des gens.
François Béguin.
• Le Monde. Publié le 06 septembre 2019 à 03h06 - Mis à jour le 06 septembre 2019 à 10h53 :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/09/09/chez-les-medecins-urgentistes-la-tentation-du-depart-vers-le-prive_5508047_3224.html