Le 28 juin 2019, le ministre de l’Enseignement supérieur algérien Tayeb Bouzid annonçait le lancement d’un sondage pour recueillir l’opinion des étudiants et des bacheliers concernant le « renforcement de l’enseignement de l’anglais » dans les universités.
Le 8 juillet 2019, se fondant sur les premiers résultats favorables à un tel projet, il affirmait que contrairement à l’anglais, « langue internationale », le français « ne men[ait] à rien »...
Ces plaidoiries soudaines en faveur de l’anglais à l’université ont de quoi étonner
L’apparent mystère de ce sondage inhabituel était ainsi levé : le but n’est pas d’améliorer la connaissance de la langue anglaise par les étudiants – chose nécessaire, celle-ci étant effectivement d’usage académique plus large que la langue française – mais de la substituer purement et simplement à cette dernière.
Ces plaidoiries soudaines en faveur de l’anglais à l’université ont de quoi étonner.
D’abord, elles sont le fait d’un ministre faisant partie d’un gouvernement on ne peut plus précaire, voué à démissionner quelle que soit l’issue de la crise politique que traverse l’Algérie.
Caricature de Dilem dans le quotidien Liberté, le 24 juillet 2019 (capture d’écran)
Ensuite, ce projet ne semble pas avoir fait l’objet de quelque débat que ce soit, pas même au niveau de l’exécutif.
Enfin, si une enquête d’opinion est souhaitable, il est douteux que ses résultats, sans débat public, aient la moindre pertinence – et il est plus douteux encore que de tels débats puissent avoir lieu alors que le régime de fait actuel œuvre à refermer tous les espaces ouverts par le mouvement du 22 février 2019.
Une substitution problématique à plus d’un titre
Du point de vue du fond, le premier problème soulevé par le projet de remplacement du français par l’anglais à l’université est celui de la thèse implicite, très contestable, qui le sous-tend, à savoir que le retard de l’enseignement supérieur algérien est dû en partie appréciable à sa déconnexion de l’univers académique mondial, déconnexion due à la place secondaire qu’y occupe l’anglais en comparaison avec le français.
Le deuxième problème de fond que pose ce projet est son imprécision. Le sondage porte sur l’« amélioration de l’enseignement de l’anglais » tandis que le discours de Tayeb Bouzid met l’accent sur sa nécessaire substitution au français, langue qui « ne mène à rien ».
Il n’est pas exclu que l’« amélioration » soit conçue comme une étape vers la « substitution » mais, de façon générale, les vues du ministère ne donnent pas l’impression d’être le fruit d’un examen rigoureux des données disponibles sur les langues d’enseignement par filière universitaire et l’enseignement des langues étrangères à l’université.
Nous manquons de données sur la place de l’anglais à l’université et sur son emploi dans l’enseignement scientifique et technique.
En revanche, nous savons que le volume horaire imparti à l’université au français, en tant que langue étrangère, a été sensiblement amélioré dès 2004, dans le cadre d’une politique de détente envers la francophonie menée par Abdelaziz Bouteflika dès le début de sa longue présidence.
Nous savons aussi que globalement, seules des filières scientifiques et techniques (biologie, sciences médicales, sciences véto-agro-alimentaires, génie civil, etc.) utilisent le français comme langue d’enseignement principale. Dans quelques-unes de ces filières, celui-ci cohabite tant bien que mal avec l’arabe.
En vérité, il est une langue que les étudiants inscrits dans ces filières doivent souvent ré-apprendre. Non seulement leurs études se sont effectuées, jusque-là, exclusivement en langue arabe (laquelle, à l’université, ne s’avère pas suffisante pour une connexion satisfaisante avec l’univers académique international), mais, en plus, l’enseignement de la langue française dans l’Éducation nationale continue souffrir de ce que Khaoula Taleb El Ibrahim a appelé la « négligence avérée » dont il pâtissait dans les années 1990 [1].
Dans les filières autres que scientifiques et techniques, et à l’exception des langues étrangères, l’enseignement se fait depuis le début des années 1990, en langue arabe, laquelle, néanmoins, cohabite avec le français dans certains enseignements spécialisés (gestion, commerce, etc.).
Hamdi
@HamdiBaala
T’es chirurgien algérien. T’as fait les 5 ans de ta spécialité en Russie. Tu rentres au pays travailler, on te dit de refaire 3 années de résidanat car ton diplôme n’est pas reconnu.
La solution ? Des entêtes en anglais au lieu du français. https://twitter.com/MeddiMouloud/status/1153304680828735488 …
Mouloud Meddi
@MeddiMouloud
T’es un étudiant en Génie Mécanique, tu viens assister à 8h du mat un TP « essais mécaniques sur les matériaux ».. puis ton prof te balance (cette machine ne fonctionne pas, le TP est annulé)
c’est quoi la solution ? fournir un bon matériel pour ton labo, ou enseigner en Anglais ?.
Le troisième problème posé par le projet de remplacement du français par l’anglais à l’université est un problème de calendrier : est-il faisable dans un terme proche, comme semble l’envisager Tayeb Bouzid, à en juger par son insistance sur l’urgence qu’il y aurait à connecter les étudiants algériens au monde anglophone ?
En vérité, un tel remplacement ne peut s’envisager qu’à long terme. À supposer qu’on puisse former à moyen terme suffisamment de diplômés anglophones – ce qui est peu probable –ils auront autant de mal à trouver des débouchés professionnels que les premières promotions de diplômés arabisants à la fin des années 1970.
Une francophonie encore solide
En Algérie, en effet, le français n’est pas uniquement la langue de médias de large diffusion ; il est aussi la langue de travail de nombre de secteurs clés, comme l’énergie, les banques, les finances etc. Il est également la langue privilégiée des investisseurs étrangers en Algérie… les Arabes compris.
L’existence d’importantes élites francisantes en Algérie, contrairement à une idée fort répandue, est moins un legs colonial qu’une œuvre authentiquement algérienne, accomplie, de surcroît, sous le règne de deux présidents pro-arabistes : Ahmed Ben Bella et, surtout, Houari Boumediene.
À l’époque coloniale et en dépit de « réformes » mises en œuvre à partir des années 1940, l’accès à l’école était très restreint pour les « indigènes », si bien que les élites instruites, toutes langues de formation confondues, étaient, en 1962, insignifiantes.
Après plusieurs tentatives d’encerclement de la francophonie sous Chadli Bendjedid et un certain statu quo linguistique entre 1992 et 1999, la francophonie algérienne a refleuri sous Abdelaziz Bouteflika, qui sans jamais le reconnaître, était favorable à une forme limitée et contrôlée de bilinguisme institutionnel arabo-français.
Cette forte position de la langue française explique la levée de boucliers qu’ont suscité les projets anglophiles de Tayeb Bouzid. Les élites que menacerait l’affaiblissement de la francophonie sont loin d’être négligeables numériquement et restent politiquement influentes, y compris au sein du régime (haut fonctionnariat…).
Formées pour l’essentiel après l’indépendance, elles ne sont ni exclusivement libérales, ni exclusivement concentrées dans quelques grandes villes, ni exclusivement kabyles ni, enfin, exclusivement démocrates puisqu’elles comptent de francs partisans de la dictature militaire.
Leur diversité politique est, toutefois, peu visible, et la voix de leurs franges libérales est plus audible que toute autre.
Les élites que menacerait l’affaiblissement de la francophonie sont loin d’être négligeables numériquement et restent politiquement influentes, y compris au sein du régime
Ces franges libérales, favorables à une plus grande proximité politico-économique avec l’Union européenne, militent pour le maintien du statu quo linguistique actuel, comme s’il devait impérativement durer toute l’éternité, qu’une promotion courageuse des deux langues officielles de l’Algérie était une question subsidiaire voire folklorique, et qu’une plus grande connexion de l’Algérie à la planète anglophone était une simple ruse de guerre islamiste.
Cette attitude peu ouverte apporte de l’eau au moulin de la propagande conservatrice et islamiste, qui confond dans le même sac, celui du « parti de la France », tous les francisants, qu’ils soient de gauche ou de droite, conservateurs ou libertaires.
Un autre aspect du problème de faisabilité de la substitution de l’anglais au français à l’université est celui des énormes moyens – et donc budgets – qu’elle nécessiterait.
Si l’enseignement de la langue française est aujourd’hui insatisfaisant en dépit d’une francophonie significative et ancienne dans beaucoup de secteurs, qu’en sera-t-il de l’enseignement de l’anglais, langue dont l’existence dans l’environnement linguistique des Algériens est pour le moins dérisoire ?
Et si après 60 ans d’enseignement privilégié du français et d’enseignement en français, on est en peine de fournir des professeurs de cette langue à tous les établissements scolaires du pays, quel miracle nous rendrait-il capable de leur fournir en nombre suffisant des professeurs d’anglais ?
S’instruire du passé
Car le remplacement du français par l’anglais à l’université nécessite un bouleversement de l’enseignement des langues étrangères dans le système scolaire.
Il est douteux qu’on puisse enseigner la langue anglaise ou enseigner dedans à l’université si elle n’est pas enseignée à l’école dès un âge relativement précoce.
Or, l’unique tentative pour l’introduire comme langue étrangère dans le primaire en concurrence avec le français s’est soldée par un fiasco, un fiasco dont il est aujourd’hui nécessaire de s’instruire.
Cette tentative a eu lieu pendant la seconde moitié des années 1990, lorsqu’on a laissé aux parents la latitude de choisir, entre l’anglais et le français, la langue étrangère à enseigner à leurs enfants dès la quatrième année primaire.
Une enquête sociolinguistique menée à Constantine [2], wilaya (préfecture) où la francophonie est moins marquée que dans la capitale Alger, a montré que non seulement le nombre des parents ayant opté pour l’anglais et non pas pour le français en 1995-1996 était dérisoire mais aussi qu’il a nettement reflué au fil des deux années scolaires suivantes.
L’échec de cette expérience était si patent qu’Abdelaziz Boutefika n’a pas eu de difficulté majeure à imposer à ses alliés conservateurs et islamistes la restitution au français de sa place de première langue étrangère dans l’éducation nationale.
Le pragmatisme des parents : un facteur déterminant
Le gouvernement Liamine Zeroual, à l’époque, avait parié sur une désaffection populaire pour le français qu’avait attestée à ses yeux la fortune électorale du Front islamique du Salut (FIS).
Ce pari n’était réaliste qu’en apparence. En matière d’éducation, les parents sont peu enclins à l’aventure : cela explique que des conservateurs voire des islamistes aient majoritairement choisi pour leurs enfants le français, au lieu de l’anglais, comme première langue étrangère.
Ils savaient, ce faisant, qu’en Algérie, cette langue était et resterait encore longtemps une quasi seconde langue officielle et les professeurs de français leur paraissaient mieux formés que les professeurs de langue anglaise.
Ce n’était d’ailleurs pas la première fois que les parents d’élèves se comportaient de façon aussi pragmatique.
Dans les années 1970, alors que l’arabisation était considérée comme un objectif politique stratégique, beaucoup de cadres et de responsables préféraient inscrire leur enfants dans les sections francisantes, alors appelés « bilingues », où l’enseignement était réputé de meilleure qualité que dans les sections arabisées, réservées en quelque sorte aux enfants des familles pauvres, ce qui ne manquait pas discréditer l’arabisation aux yeux de larges secteurs de la population.
Conservateurs et islamistes remobilisent sur des thèmes identitaires
Vu les circonstances politiques dans lesquelles il a été annoncé, le projet de substitution de l’anglais au français à l’université ressemble fort à un énième épisode d’exploitation politique de la question des langues par le régime en place.
Désirant rallier à lui les conservateurs et surtout les organisations des Frères musulmans, crédités d’une représentativité populaire relativement consistante, ce régime semble leur faire miroiter la possibilité d’un encerclement rapide de la francophonie à l’université, à même d’assécher un des terreaux où se forment encore des élites francisantes.
YesMed
@MEDDIYasmina
On avait besoin de réparer les projecteurs, les microscopes, les toilettes des enseignants, nos climatiseurs de bureaux, nos poignées de portes, les luminaires et une liste infinie de choses .... mais ils ont changé ça pour le plaisir des rangers #usthb #الحراك #الجزائز #Algeria
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14:54 - 7 août 2019
Or, il s’agit d’une promesse difficile à tenir vu la place qui est encore celle du français en Algérie et l’impossibilité pour l’anglais de la lui disputer dans un avenir proche.
Le projet de substitution de l’anglais au français ressemble fort à un énième épisode d’exploitation politique de la question des langues par le régime
Cet épisode rappelle, à certains égards, la décision prise en 1996 par Liamine Zeroual, soucieux de satisfaire ses alliés conservateurs et islamistes, de lever le gel de la loi sur la généralisation de l’utilisation de la langue arabe de janvier 1991, à l’application de laquelle Ali Kafi avait décidé de sursoir en 1992 pour contenter les alliés « démocrates » du Haut comité d’État (HCE) dans la lutte contre la subversion islamiste.
À ce jour, il faut le rappeler, cette loi reste inappliquée.
L’enjeu politique
Dans cette exploitation de la question des langues par le régime en place afin de permettre aux conservateurs et autres Frères musulmans de mobiliser leur base en sa faveur, le régime tire profit de la relance de la compétition entre les élites arabisantes et les élites francisantes, qui, depuis 1962, se disputent les différents secteurs de la vie publique, autrement dit emplois, privilèges et pouvoir réel et symbolique.
Ce conflit s’était assourdi durant la première partie du règne d’Abdelaziz Bouteflika, qui, dès mai 1999, n’avait pas hésité à réduire le « problème linguistique en Algérie » à « des luttes pour prendre la place des cadres formés en français ».
Le gel de la compétition entre ces élites adverses paraissait si total dans les années 2000 qu’un chef de file des conservateurs du FLN, Abdelaziz Belkhadem, alors ministre des Affaires étrangères, a accompagné le président de la République à un sommet de la Francophonie organisé à Beyrouth en 2002 et a même déclaré en 2005 que l’Algérie ne verrait pas d’inconvénient à adhérer à l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) « à partir du moment où il y a eu un découplage entre la francophonie en tant qu’espace partageant l’usage de la langue française et la francophonie comme vecteur d’une politique donnée […] ».
Relancer les débats identitaires
Les élites conservatrices et islamistes d’obédience Frères musulmans avaient été grassement rétribuées pour l’esprit « responsable » dont elles faisaient preuve et qui dans le domaine sociolinguistique, se manifestait par une modération réelle de leur discours identitaire.
Longtemps unis avec les partis RND et FLN autour du « programme de son excellence le président Abdelaziz Bouteflika », elles n’ont commencé à remobiliser autour de la question des langues qu’avec le retrait du MSP (islamistes) de cette alliance en 2011, prenant notamment pour cible l’ancienne ministre de l’Éducation nationale Nouria Benghebrit, accusée de francophilie et d’hostilité à la langue arabe.
La chute d’Abdelaziz Bouteflika leur donne davantage de latitude pour la remobilisation de leur base sur des thèmes identitaires.
C’est aussi un aveu que l’objectif d’arabisation totale de l’université a été abandonné par les élites de formation arabe
Cette remobilisation s’était effectuée, dans les campagnes contre Nouria Benghebrit, au nom de la défense de l’arabe. Elle s’effectue aujourd’hui au nom de la nécessité d’améliorer le statut de l’anglais en Algérie.
Qu’il soit envisagé d’écarter le français à l’université au bénéfice d’une autre langue étrangère, et non pas de l’arabe, ne révèle pas uniquement l’existence de nouvelles élites formées – à l’exemple du ministre de l’Enseignement supérieur – en langue anglaise et dont l’ascension est contrariée par la francophonie partielle du domaine académique.
C’est aussi – et peut-être surtout – un aveu que l’objectif d’arabisation totale de l’université – fixée par la loi sur la généralisation de l’utilisation de la langue arabe pour le 5 juillet 2000 ! – a été abandonné par les élites de formation arabe, après avoir été mis entre parenthèses par Abdelaziz Bouteflika.
Yassine Temlali