C’est l’une des rares maisons anciennes encore debout dans le centre de Tirana. Dans la petite cour colorée d’affiches des luttes sociales du monde entier, la table ronde s’est imposée comme le lieu de rencontre d’un nouveau type de militants en Albanie. « Fatjon, je préfère utiliser ce prénom », prévient un grand jeune homme un peu gêné. « Je suis l’un des membres de ce nouveau syndicat. Solidariteti a été créé par les opérateurs des centres d’appels. »
Si Fatjon ne veut pas mentionner son vrai nom, c’est qu’il est désormais syndiqué au sein d’une multinationale française : Teleperfomance. Le n° 1 mondial du télémarketing s’est établi en Albanie il y a 11 ans, et depuis février dernier, l’entreprise découvre l’existence d’un syndicat parmi ses employés. Une nouveauté que Telepeformance Albania n’a pas souhaité commenter auprès d’Equal Times, ne donnant pas suite à nos demandes d’entretien.
« Actuellement, il n’y a pas de vrai représentant des employés dans les centres d’appels », raconte Fatjon. « Pourtant, il faut que les opérateurs se défendent et obtiennent de meilleures conditions de travail. Par exemple : l’équité salariale. Il y a trop de différences de rémunérations dans le secteur, certains employeurs payent de manière arbitraire et nous, nous pensons que c’est injuste. »
Ces quinze dernières années, le secteur des centres d’appels est devenu l’un des principaux secteurs d’emplois d’Albanie, avec 30.000 personnes déclarées. Mais selon certains spécialistes, il y aurait tout autant d’Albanais qui y travailleraient sans aucun contrat.
Ces entreprises, de dimensions et de nature très variables, seraient près de 800. L’activité est particulièrement rentable et désormais les téléopérateurs albanais appellent pour démarcher ou prennent les appels de service clientèle pour des grandes marques internationales, comme Amazon ou Apple.
Il faut dire que l’Albanie, de l’aveu même de son Premier ministre, Edi Rama, c’est un peu le « rêve » de tout chef d’entreprise, désireux de s’affranchir des contraintes réglementaires du droit social les plus élémentaires. Bien que chef du parti qui porte le nom de « socialiste », le PS albanais, M. Rama faisait ainsi la cour, il y a 4 ans, à un parterre d’entrepreneurs italiens réunis à Tirana : « Nous voulons vous envoyer un message fort, à vous qui rêvez d’un pays avec des taxes minimes, des coûts de main-d’œuvre peu élevés et avec une présence syndicale réduite à son minimum possible, pour que vous compreniez que ce pays existe. C’est une réalité très proche [Ndlr. : de l’Italie]. Il y a des améliorations de tous les points de vue concernant le climat des affaires en Albanie. »
L’objectif de cette opération de charme était double. Gommer l’image d’un pays rongé par la corruption et assurer aux investisseurs potentiels que, 25 ans après la chute du régime communiste, le petit pays de l’Adriatique n’a plus rien d’un « paradis socialiste ». Et pour cause : depuis la fin de la dictature stalinienne en 1991, un capitalisme débridé a imposé ses lois en Albanie et une petite oligarchie économique règne désormais sur une économie très perméable aux activités criminelles.
Les premières victimes de ces transformations sociales sont les droits des employés du secteur privé. « Il y a des problèmes évidents concernant le respect du code du travail », explique l’économiste albanais Klodian Tomorri à Equal Times. « Cela ne vient pas d’un vide juridique mais plutôt de la non-application des lois. C’est une situation qui ne concerne pas seulement les centres d’appels mais toutes les industries du pays. »
Bas salaires et irrégularités
Travail dissimulé, cotisations sociales non versées, non-paiement des heures supplémentaires, ces irrégularités sont récurrentes dans le secteur privé en Albanie, où le dialogue social est encore très faible. Des mauvaises pratiques qui s’ajoutent aux rémunérations parmi les plus faibles d’Europe, avec un salaire minimum revalorisé en 2019 à 208 euros par mois. Dans le secteur des centres d’appels, principal employeur de la jeunesse albanaise, l’absence d’accord de branche laisse la porte ouverte au moins-disant social.
Bien qu’il travaille à Teleperformance depuis quatre ans, Besmir Male assume son nouvel engagement : il est l’un des responsables de Solidariteti. « Dans un secteur qui génère des millions d’euros – parce qu’on parle bien de millions –, avec plus de 30.000 personne qui travaillent dans le secteur, nous n’avons pas de sécurité. Il n’y a rien qui protège nos droits. »
« Moi, si j’arrête de travailler aujourd’hui après quatre ans, comme je n’ai pas de diplôme universitaire, c’est comme si je n’avais rien fait. »
Pour des salaires compris entre 1 et 2,50 euros de l’heure, les jeunes Albanais appellent en italien, en anglais, en français, en allemand ou même en turc. D’un employeur à l’autre, les conditions sont très diverses. Au sein des plus grandes entreprises, la rémunération mensuelle peut atteindre plus de 300 euros, une somme proche du salaire moyen en Albanie. « C’est vrai, Teleperformance offre des meilleures conditions de travail », reconnaît Besmir Male. « Le salaire est plus élevé qu’ailleurs. Mais moi, je veux que mes droits soient les mêmes qu’ailleurs en Europe. Le travail que je fais est le même, et souvent avec des bénéfices encore plus importants pour l’entreprise. »
Prise en compte de l’ancienneté, reconnaissance des maladies professionnelles, indexation des salaires sur l’inflation, versement de l’intégralité des cotisations sociales figurent parmi les revendications sur lesquelles voudrait travailler Solidariteti. Le syndicat a d’ailleurs été lancé grâce au soutien d’homologues étrangers de la fédération UNI global union (UNI).
Renouveler les pratiques syndicales
Des syndicats existent pourtant en Albanie, mais ces organisations pâtissent encore de leur ancien rôle de faire-valoir sous la dictature d’Enver Hoxha (1950-1985). Beaucoup d’Albanais leur reprochent leurs liens étroits avec les partis politiques. « Quand il y a eu des tentatives pour créer un syndicat qui représenterait vraiment les intérêts des travailleurs, les politiciens s’en sont tout de suite mêlés », appuie l’économiste Klodian Tomorri. « Soit la tentative a échoué, soit ces syndicats sont devenus les porte-voix des partis politiques. » Les deux principales fédérations syndicales albanaises, surtout présentes dans la fonction publique, sont toujours aujourd’hui perçues comme des relais d’influence des deux principaux partis : le PS et le Parti démocratique (PD, droite).
Solidariteti tombera-t-il dans le piège de la récupération par les partis politiques ? « Impossible ! », assure Besmir Male en sortant de la réunion hebdomadaire du syndicat : « Dans notre statut, nous avons une clause très importante : aucun de nos membres ne peut avoir de responsabilité dans un parti, cela génère de la méfiance. Nous savons suffisamment comment fonctionne la politique albanaise : il n’y a pas une personnalité politique qui défende véritablement les droits des travailleurs ».
Les nouveaux syndiqués albanais (qui n’ont pas encore souhaité communiquer leur nombre) veulent donc se différencier de leurs aînés en imposant la transparence et des principes démocratiques dans leur fonctionnement.
Ils espèrent ainsi susciter la confiance des jeunes téléopérateurs albanais. « Certains employeurs nous dénigrent en nous présentant comme des anarchistes qui ne cherchent qu’à salir l’entreprise », explique l’une des jeunes militantes de Solidariteti, Mirela Ruko. « Mais les travailleurs ont leur voix à faire entendre et nous sommes là pour négocier avec la direction. Ce n’est pas une lutte pour savoir qui est le plus fort, le but est de trouver des accords. »
Dans un environnement plutôt hostile aux revendications sociales, les négociations à venir risquent tout de même d’être compliquées. L’an dernier, trois employés d’un centre d’appels ont été licenciés après s’être mis en grève contre la baisse de leurs salaires.
Si, pour Mirela, il est urgent d’agir au sein des centres d’appels, la jeune femme espère que les luttes à venir s’attaqueront à la précarité qui touche l’ensemble de la société albanaise.
Pour cela, Solidariteti devra d’abord changer le regard des Albanais sur le rôle des syndicats. « On parle d’un secteur, le privé, où il n’y a pas eu de création de syndicat depuis 80 ans ! », répond Besmir, optimiste. « C’est la première fois qu’on créé un syndicat complètement autonome, apolitique et sans soutien financier de l’État. » Une première, synonyme déjà de victoire contre la résignation ambiante.
Louis Seiller
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