Au sein de Québec solidaire a décollé sur des roulettes le nouveau regroupement « Solidaires pour une démocratie interne » --- les membres du Comité de coordination nationale (CCN) et les membres-employés ne peuvent pas en faire partie --- lancé par quelques personnes participant aux deux seuls « réseaux militants » reconnus par les statuts de Québec solidaire, le Réseau Intersyndical et le Réseau de la militance écologique. Le nouveau regroupement s’est doté d’un site de discussion d’un peu plus d’une centaine de personnes. Ont participé à l’assemblée de fondation en juin une cinquantaine de personnes. Puis vint un moment d’hésitation qui se prolonge, mais que le temps des vacances peut aussi expliquer, face à la réaction épidermique de la direction du parti cristallisée par l’intervention cinglante de la coordonnatrice générale du parti sur le principal site de discussion interne de 850 membres, ce qui a (momentanément) clos le débat. La discussion tant sur les réseaux sociaux qu’in vivo, amorcée par des présentations de personnes organisatrices, a mis l’emphase sur les frustrantes expériences personnelles pour dégager, à la fin de l’assemblée de fondation quelques pistes de solution. L’assemblée a ratifié une coordination de quatre femmes et deux hommes. Elle a comme mandat de faire un bilan de la réunion de fondation, ce qui tarde, et d’initier une nouvelle rencontre dont le but serait de préparer le congrès de l’automne 2019 et d’obtenir la convocation d’un congrès spécial en 2020 sans attendre celui statutaire de 2021.
Une campagne climatique verticaliste coupée des mouvements sociaux
L’origine de cette fronde provient de la campagne climatique Ultimatum 2020, qui structure la vie militante du parti jusqu’en 2020 et qui est marquée par le verticalisme. Par un activisme débridé style « command and control » la direction du parti ignore la liaison avec le mouvement social. Elle préfère plutôt « créer un nouveau réseau parallèle dédié à la cause écologiste », mettant de côté « l’aspect délibération interne du parti », voué uniquement à « l’action concrète sur le terrain » selon les dires du porte-parole homme à la Presse canadienne (22 juin). Prétextant imiter la méthode Bernie Sanders, la direction du parti confond méthode de campagne électorale et méthode de campagne politique... au détriment de sa liaison avec le mouvement social tout comme elle subvertit la « grande autonomie d’action » de cette centaine d’équipes pour plutôt leur « envoyer des propositions d’actions à poser toutes les deux semaines ».
On a l’impression que la direction du parti arrange ses flûtes pour que sa militance n’ait guère le temps de jeter un regard critique au Plan de transition qui a atterri tout cuit en plein milieu de la dernière campagne électorale sans que jamais personne dans le parti ne l’eut vu, discuté et voté. Disons que la démocratie interne a connu de meilleurs jours. Ce n’est pas un cas unique. La thématique cruciale de l’indépendance, lors de la fusion avec le petit parti nationaliste-indépendantiste Option nationale, lui a été sous-traité sur la base d’un manuel mis à jour et diffusé largement mais dont le contenu n’a jamais été ni débattu ni voté par la militance du parti.
Pourquoi ne pas inviter la militance Solidaire à s’impliquer dans les groupes anti-hydrocarbure très présents hors régions métropolitaines et souvent organisés en fédérations nationales. Pourquoi ne pas contribuer à la construction du nouveau mouvement La Planète s’invite..., organisatrice des imposantes manifestations climat et surtout actif en milieu scolaire et en zone métropolitaine. L’essaimage et l’enracinement du mouvement La Planète s’invite... se fédérant régionalement et nationalement sur des bases démocratiques est nécessaire pour construire un mouvement climat puissant et pérenne au-delà des grandes manifs occasionnelles sur lesquelles les gouvernements ont appris à surfer.
C’est ce à quoi devrait œuvrer Québec solidaire au lieu de construire ses propres groupes d’affinités aux ordres de la direction nationale et dont le but réel est de les garder réchauffés pour les prochaines élections. Le parti pourrait susciter un interface de réseaux militants y intervenant et les reconnaître dans ses statuts avec droit de représentation au congrès et conseil national au même titre que les associations de circonscriptions électorales. On sent bien ici que la préoccupation de la direction du parti n’est pas le développement du mouvement social pour qu’il devienne un grand mouvement de masse capable d’affronter victorieusement l’État patronal. Le but de la direction consiste à plutôt parasiter la nouvelle effervescence climatique pour recruter et consolider sa militance en vue des élections de 2022. Pour que ce soit clair, en parallèle avec sa campagne climatique, l’équipe nationale du parti organise cet été une tournée nationale pour recruter et préparer de « super militants » en vue des prochaines élections.
Des réseaux militants mis sur la touche
Les témoignages écrits et ceux des présentations lors de l’assemblée de fondation concernaient beaucoup les rapports des deux réseaux militants avec le « national ». En gros, la direction nationale fonctionne sans se soucier des débats et actions des réseaux militants quitte même à récupérer ces dernières pour les annuler. Par exemple l’annulation de l’assemblée publique du réseau écologiste dans le cadre de la campagne Ultimatum 2020 pour laquelle d’ailleurs les réseaux n’ont pas été consultés. Le Réseau intersyndical a été laissé à lui-même par la direction nationale lors du dernier Front commun du secteur public en 2015-16 et ensuite pour la campagne du salaire minimum à 15$ l’heure. Ce réseau aurait voulu organiser les membres syndiqués du Front commun pour qu’ils poussent à la mobilisation après le rejet de l’accord de décembre 2015 par la majorité des employées de soutien du secteur de la santé. Mais la direction nationale, ne voulant heurter ni les directions syndicales ni la militance syndicale, a salué les uns et les autres, ce qui correspondait à la trompeuse et démobilisatrice tactique Janus de la bureaucratie syndicale.
Lors de la réunion de fondation, des membres ont critiqué l’attitude souvent méprisante de la direction nationale, l’unilatéralisme de la thématique écologique par rapport à la justice sociale (mais c’est-là une conséquence d’une compréhension étroite et technologiste induite par le réducteur Plan de transition), le parachutage de vedettes, l’obligation pour certaines délégations de circonscription de voter tous et toutes dans le sens de la majorité, le haut roulement de la militance locale due au vide post-électoral. On a signalé faire face à une logique de campagne électorale permanente, à une méfiance vis-à-vis l’auto-organisation des membres (et sans doute du mouvement social quand on constate qu’Ultimatum 2020 ne s’y lie pas). On a constaté que l’excuse de l’efficacité et des courtes échéances propres aux élections (et à la vie parlementaire) ne rime pas avec la démocratie et avec la formation qui prennent du temps (mais, ajouterais-je, qui permet une mobilisation plus convaincue et convaincante). L’absence de débat de fond nuit au développement de la pensée critique ce qui amènerait la militance a davantage faire contrepoids à la pression du patronat sur la direction du parti par l’intermédiaire des grands médias et du parlement. (Mais est-ce souhaité par la direction du parti ?)
En résulte un danger de démobilisation de la militance liée aux mouvements sociaux ce qui ne nuirait peut-être pas à la croissance du parti mais ce qui à la mode Syriza conduirait à la trahison de la cause environnementale et sociale comme le PQ a trahi la cause indépendantiste. À ce sujet, on a déploré le manque de démocratie concernant le processus de fusion avec Option nationale dont la vision économique de développement des ressources naturelles s’insérant compétitivement dans le marché mondial n’est pas compatible avec la notion d’économie verte. On a dénoncé encore plus fortement le parachutage du Plan de transition à forte saveur capitalisme vert. Mais les critiques du contenu de la conception indépendantiste d’Option nationale et du Plan de transition restent des sous-entendus qui n’émergent pas encore de la critique du manque de démocratie que certains réduisent à un simple manque de communication.
Une populiste prolongation de la campagne électorale permanente embarrassée par l’alternative
La méthode organisationnelle d’Ultimatum 2020 poursuit la politique communicationnelle populiste de la campagne électorale reléguant à l’arrière-plan plateforme et programme en faveur de quelques revendications qui pognent et d’un faux radicalisme communicationnel de « signifiants vides » à la mode populisme de gauche tel « Urgence climatique, barrage politique ». Électoralement, ça a marché tout comme pour la France insoumise et Podemos... jusqu’à l’échec des élections européennes où est réapparu le plat social-libéralisme des vieux partis jadis sociaux-démocrates. Le problème avec ce court-circuitage du programme est que l’alternative au néolibéralisme prend le bord. Ne reste plus que l’atténuation sociale-libérale du néolibéralisme masquée par quelques réformes ciblées souvent quelque peu déformées (la gratuité des soins dentaires est en réalité 60%, la gratuité du transport collectif est la demi gratuité). À la rencontre avec la Chambre de commerce durant les élections, la porte-parole Solidaire a laissé clairement entendre qu’il n’est pas question et qu’il ne sera pas question de nationalisation ou socialisation quoique en dise le programme. Toute cette mise en scène échappe complètement à la base du parti mais celle-ci a accepté la discipline de la campagne électorale puis s’est réjouit des bons résultats... faisant de Québec solidaire la deuxième opposition, derrière les Libéraux, au grand dam du PQ.
Galvanisée par son modeste succès électoral, la direction poursuit sa lancée avec la même méthode pour Ultimatum 2020 escomptant le même succès grâce à son emprise sur la jeunesse verte prête à la suivre peut-être pas en enfer mais loin de l’implication dans les mouvements sociaux. Normalement le Plan de transition dans le cadre indépendantiste devrait être la référence. Il est ignoré. Cette fois-ci ce n’est pas un programme longuement construit par la militance qui est mis sur une tablette mais un Plan secret acquis au capitalisme vert et qui confine à la supercherie, ce que la direction du parti a réalisé depuis longtemps, d’où sa mise à l’écart.
Démission face au gouvernement de la CAQ d’un « parti numérique » qui se bureaucratise à vue d’œil
En plus de recourir à la méthode populiste du slogan creux, la direction du parti propose un but trompeur semant la confusion. On laisse à comprendre que la CAQ ultralibéral et raciste pourrait faire un plan de transition adéquat ce qui lui laisse l’initiative jusqu’à l’automne 2020, l’échéance de l’ultimatum, ce qu’elle n’a pas manqué de faire.. Entre les mains du gouvernement caquiste, le tunnel sous le St-Laurent à Québec devient un facilitateur de l’auto hydro-québécoise, le gaz naturel une énergie de transition et l’éventuel pétrole québécois non bitumineux une richesse nationale nécessaire durant la transition. Les trois revendications de la campagne Ultimatum 2020 n’incluent même pas le rejet du gazoduc Alberta-Saguenay pour l’exportation de gaz naturel surtout en Europe. Comble de la démission, la direction renonce à évaluer elle-même l’éventuel plan caquiste pour plutôt s’en remettre comme garant au même type d’expertise fétichisant le marché et qui a concocté le Plan de transition.
On dira que Québec solidaire, contrairement à la France insoumise et à Podemos, est structuré et fonctionne démocratiquement. On pourrait ajouter que comme les partis traditionnels, il se bureaucratise à la vitesse grand V grâce aux généreuses subventions étatiques basées sur le nombre de votes. Mais comment ne pas voir que la direction du parti se sert du populisme pour se dégager des contraintes de la démocratie interne qu’impose sa structure traditionnelle. Elle s’en remet à la prééminence de la politique communicationnelle des « signifiants vides » et à la méthode organisationnelle du « parti numérique » pour se libérer du contrôle de la militance et de la direction collective. Du parti traditionnel, le parti conserve la lourdeur bureaucratique qui se présente à la militance avec toute son écrasante opacité mais aussi avec l’attrait de sa capacité de financement et d’adoubement. Ce lourd appareil a ainsi la capacité de récupérer les oppositions internes. Est-ce là la signification de ce « comité de liaison » du Comité de coordination nationale (CCN) qui apparaît comme un cheveu sur la soupe sans plus d’explication ni de discussion au sein des Solidaires pour la démocratie interne ?
Un étonnant et troublant angle mort
Lors des interventions pour spécifier le « national », on mentionne très généralement le CCN mais très rarement l’aile parlementaire. D’ailleurs si les membres du CCN et les employés ne peuvent appartenir au nouveau regroupement, il n’a jamais été question d’en exclure la députation. Est-ce parce qu’on fait l’hypothèse que la direction du parti réside au CCN comme c’est formellement le cas selon les statuts et que l’aile parlementaire en toute autonomie correctement encadrée fait un bon travail ? Ou est-ce qu’on estime que cette aile, du fait de sa présence médiatique et de son vedettariat renforcés par la récente bonne performance électorale, est à ce point inatteignable qu’elle est hors champ critique ?
Dans sa lettre aux membres du 20 juin, la présidente du parti mentionne que « nos député-es n’ont pas lâché le morceau que ce soit pour défendre les chauffeurs de taxi, les travailleurs et travailleuses d’ABI... » On se réjouit que le parti n’ait pas ignoré le lock-out de cette aluminerie, copropriété de Rio Tinto et de Alcoa, qui a duré plus d’un an quoique la direction du parti n’a pas exigé d’ABI, comme le demandait la militance sociale et politique, qu’elle paie son bloc d’électricité réservé mais en grande partie non utilisée. Cette perte sèche au détriment d’Hydro-Québec, et ultimement du contribuable québécois, fut l’immédiat facteur qui a entraîné la dure défaite du syndicat au début juillet. Quant à la lutte des chauffeurs de taxi, en majorité de nationalités non blanches, le parti a accepté un marché du taxi déréglementé et dominé par Uber même s’il exige la pleine compensation pour les permis devenus désuets. Il en eut peut-être été autrement s’il y avait eu une interface entre la militance d’ABI et du taxi et celle du Réseau intersyndical.
Pour la militance du parti, hors quelques personnes initiées, les relations entre le CCN et l’aile parlementaire sont une boîte noire que les superficiels rapports officiels au congrès et au conseil national obscurcissent davantage. On note d’ailleurs que les comptes-rendus de décisions du CCN, publiés très en retard sur l’intranet --- décembre 2017 est la dernière en date en juin 2019 --- montrent un grand unanimisme et que les rares dissidences déclarées ne viennent pas du formellement noyau dirigeant (les deux porte-parole, la présidente, le secrétaire général, le responsable à l’orientation et aussi responsable de la Commission politique, la coordonnatrice générale). Est-ce que dorénavant la centralisation du pouvoir réel dans Québec solidaire est à ce point qu’elle se cristallise dans le leadership dit charismatique des deux porte-parole, en autant qu’ils continuent de s’entendre, s’appuyant sur un noyau restreint de personnes de confiance qui peuvent ou ne peuvent pas être du CCN ?
L’enjeu du Front commun du secteur public sous-tend le succès des Solidaires pour la démocratie interne
Si la présente phase récriminatoire est nécessaire, elle reste fragilement suspendue entre deux eaux. Ou « Solidaires pour la démocratie interne » deviendra un nouveau comité pour la démocratie participative plus autonome et vindicatif que celui officiel ou il débouchera sur la construction d’un pôle oppositionnel « parti de la rue » contestant la direction du parti à la tendance électoraliste-populiste se contentant d’un réformisme social-libéral. Pour sa mue, si cette voie est choisie, il restera à se doter de sa propre orientation politique avec son lot de modifications programmatiques, organisationnelles et fonctionnelles. Pour effectuer ce passage périlleux il faut miser sur un nouvel esprit issu d’une grande lutte sociale, le possible Front commun 2020 certes de justice sociale mais aussi éco-féministe de prendre soin des gens, à coups d’énergie humaine sans énergie fossile et créant de riches liens sociaux anti-consumériste, comme revers de la médaille éco-autochtone du prendre soin de la terre-mère qui inspire la lutte climatique.
La négociation du secteur public sera le test suprême de ce mandat de la CAQ qui le prépare par son austérité démasquée par un important surplus budgétaire de 8 G$, cas unique parmi les provinces canadiennes. Cette cagnotte donne les moyens d’accorder de diviseuses concessions ciblées au bénéfice des travailleuses spécialisées, telles les infirmières, faisant de plus en plus organisationnellement bande à part et davantage soutenues par le grand public. Reste les « employées de soutien » dont une forte proportion est racisée et dont les conditions de travail sont telles qu’il y a une pénurie particulièrement prononcée dans les résidences privées pour personnes âgées. C’est ici qu’entre en jeu le racisme diviseur de la CAQ qu’elle tente de cacher par son faux laïcisme au détriment des porteuses de voile, et par son hypocrisie anti-immigration, malgré les réticences du patronat, prétendant à de meilleurs conditions d’accueil pour restreindre de 20% l’immigration.
Qu’en sera-t-il ? Est-ce que ça sera la connivence entre la direction Solidaire et celle des centrales syndicales contre une base prête au combat comme en 2015-16 ? Ou est-ce que le grand syndicat des employées de soutien, le grand perdant du maraudage syndical post 2015-16 mais aiguillonné par un Québec solidaire revivifié, sera le maître du jeu aux dépens du syndicalisme corporatif ? Pour les élections de 2022, est-ce que ça sera un appui des directions des centrales pour un gouvernement Solidaire qui trahira à la mode Syriza suite à l’abandon de son programme antilibéral ? Ou faut-il miser sur une victoire d’un Front commun éco-féministe qui révolutionne les rapports sociaux au point d’initier une démocratie par en bas ?
Marc Bonhomme, 24 juillet 2019