Cecilia Ousset ne décolère pas. « Une enfant a été torturée. Et nous, les seuls à l’avoir aidée, nous risquons la prison. » Cette gynécologue catholique de Tucuman, à 1 000 km au nord-ouest de Buenos Aires, est poursuivie pour homicide pour avoir opéré l’enfant en question, Lucia (le prénom a été modifié), qui réclamait un avortement.
L’histoire de la fillette, enceinte à 11 ans à la suite de viols commis par le compagnon de sa grand-mère, a suscité en février une indignation internationale. Elle illustre les difficultés auxquelles sont confrontées les femmes dans certaines régions d’Argentine pour avoir accès à une « interruption légale de grossesse » (ILG), c’est-à-dire dans des cas très rares permis par la loi actuelle (à différencier de l’interruption volontaire de grossesse, l’IVG).
Lucia vient d’un village de 500 habitants aux confins de la province de Tucuman, une des plus pauvres du pays. A la découverte de sa grossesse, très tardivement, la petite fille ne demande qu’une chose : qu’on lui « enlève ce que le vieux [lui] a mis dedans ». Elle le dit à sa mère. Elle le dit aux policiers lors du dépôt de plainte pour viol, le 11 février. Elle le dit au psychologue de l’hôpital Eva-Peron de la capitale de la province, San Miguel de Tucuman, qui, constatant ses blessures auto-infligées et ses tendances suicidaires, ordonne son hospitalisation.
La loi de 1921 permet l’avortement en cas de viol ou de danger pour la santé de la femme enceinte. Selon l’Organisation mondiale de la santé, une enfant de moins de 14 ans a quatre fois plus de risques de mourir des suites d’une grossesse qu’une adulte. Mais, dans un rapport, douze médecins de la province établissent qu’avec des contrôles adéquats les risques de complications de la grossesse de vingt semaines de Lucia ne sont pas plus élevés que pour la population en général. En revanche, assurent-ils, elle risque de perdre l’utérus en cas d’avortement ou de césarienne, ou même la vie.
Pressions incessantes
L’affaire Lucia s’inscrit dans le contexte très particulier de Tucuman : une petite province (1,6 million d’habitants) où les notables fonctionnent en réseau, et qui vit encore sous l’influence d’une Eglise toute-puissante. Les images religieuses sont partout. A l’hôpital Eva-Peron, un tableau de Jésus et une statue de la Vierge accueillent les patients. Les églises sont bondées tous les soirs. Les cours de religion sont obligatoires dans les écoles publiques. En 2018, le Parlement local a déclaré Tucuman « province provie », ce qui n’a aucune valeur juridique, mais « est une façon de discipliner les gens », dénonce Soledad Deza, avocate et militante féministe. Ici, tous les ans, 135 fillettes de moins de 15 ans deviennent mères. C’est aussi dans cette province que Belén, une jeune femme de 26 ans, a été condamnée à huit ans de prison pour homicide, alors qu’elle avait fait une fausse couche – elle a été acquittée après trois ans d’enfermement.
Dans un long entretien à La Gaceta, le journal local, la mère de Lucia, mère de six autres enfants, qui vit d’allocations familiales et de petits boulots, confie avoir hésité, dans un premier temps, à signer la demande d’ILG que Lucia réclamait. « Mais j’ai réfléchi : pourquoi mettre au monde un enfant qui va être élevé dans la haine ? », raconte-t-elle. Pourtant, quatre semaines se sont écoulées jusqu’à l’intervention, pendant lesquelles elle explique avoir reçu des pressions incessantes pour renoncer à l’ILG. Du curé de l’hôpital, mais, surtout, dit-elle, du secrétaire exécutif médical du Système provincial de santé (Siprosa), Gustavo Vigliocco.
Selon elle, il aurait rendu visite tous les jours à la petite à l’hôpital pour lui demander de « tenir jusqu’à sept mois de grossesse » et pour dire à sa mère que sa fille risquait de mourir. « Je pourrais élever le bébé comme mon propre enfant », aurait-il dit. « Il cherchait à éveiller en Lucia le désir d’être mère et cherchait à gagner du temps pour que la gestation continue jusqu’à ce que le fœtus soit viable », soutient Florencia Vallino, l’avocate de la famille. « Comment une mère à qui l’on dit que sa fille risque d’avoir l’utérus arraché ou de mourir peut-elle prendre une décision éclairée ? », s’indigne Adriana Alvarez, gynécologue du Siprosa et coordinatrice du programme national de santé sexuelle.
Interrogé par Le Monde, Gustavo Vigliocco dément avec vigueur. « C’est un mensonge absolu. Je ne suis allée la voir que deux ou trois fois, pour savoir comment elle allait, comme n’importe quel patient. » Et d’insinuer qu’il y a peut-être eu, derrière les déclarations de la mère de Lucia, « une influence politique ».
Le 11 février, alertée par la presse, la procureure chargée des homicides de Tucuman, Adriana Giannoni, envoie d’office un recours intimant à l’hôpital Eva-Peron l’ordre de préserver « l’enfant », c’est-à-dire le fœtus. Sa directrice, Elizabeth Avila, justifie le délai entre l’hospitalisation et l’intervention par les menaces de la procureure et les hésitations de la mère de Lucia : « Il fallait son accord écrit, le corps médical était pris entre des injonctions contradictoires, regrette-t-elle. On a besoin d’une loi plus claire sur l’avortement. »
La mère de Lucia assure pourtant n’avoir hésité que quelques jours. « Quand j’ai remis la demande d’ILG, on m’a dit qu’il fallait que le père de Lucia aussi la signe, et on me l’a rendue, raconte-t-elle. Puis que je devais trouver deux donneurs de sang avant l’intervention. » Là encore, les autorités de l’hôpital démentent toute manœuvre dilatoire.
Panique à l’hôpital
La ministre de la santé de la province, Rossana Chahla, attribue les difficultés vécues par Lucia à la médiatisation de son histoire, qui a défrayé la chronique pendant des semaines : « Nous avons fait et nous continuons à faire des ILG à Tucuman, mais discrètement », confie-t-elle au Monde.
Pour Lucia, en tout cas, l’attente est insupportable. Elle pleure constamment. Refuse de s’alimenter. Et finit par suggérer à sa mère de se jeter ensemble par la fenêtre, avant de souffler à sa tante : « Contactez les foulards verts. » Une façon de parler des associations féministes qui se battent depuis des décennies en Argentine pour le droit à l’avortement et ont rendu populaire, en 2018, ce symbole de leur lutte.
La tante de Lucia contacte par Facebook la branche locale de Ni una menos (« Pas une de moins »), un groupe de lutte contre les violences faites aux femmes, qui alerte deux associations féministes. Celles-ci saisissent la juge aux affaires familiales. Le 25 février, cette dernière donne soixante-douze heures à l’établissement pour réaliser l’avortement. A l’hôpital, c’est la panique. D’un côté, on injecte à Lucia une dose de corticoïdes pour faire mûrir les poumons du fœtus. De l’autre, on cherche la façon de réaliser la procédure, tous les médecins s’y étant refusés, par conviction « ou par peur de subir des conséquences professionnelles » après le recours de la procureure, explique Mme Chahla.
La seule solution est de contacter des médecins du secteur privé. Gustavo Vigliocco appelle Cecilia Ousset. Cette gynécologue, mère de quatre enfants, s’était fait connaître, en juin 2018, pour une publication sur son compte Facebook devenue virale. Elle y expliquait être catholique et objectrice de conscience, mais favorable à la légalisation de l’avortement. « Un pays où les riches avortent et se confessent et où les pauvres meurent, où les riches continuent leurs études et où les pauvres finissent avec une poche de colostomie me répugne », avait-elle écrit, recevant par la suite des menaces de mort, qui l’avait obligée à faire changer ses enfants d’école.
« Je suis objectrice, mais pas “obstructrice”, explique-t-elle. J’ai conseillé à Vigliocco d’appeler mon mari, lui aussi catholique, mais pas objecteur. » Elle accompagne ainsi le gynécologue José Gijena à l’hôpital. Aucun anesthésiste ne voulant participer à l’intervention, M. Gijena doit appeler un collègue bienveillant. Mme Ousset, elle, se voit contrainte de participer à l’opération en tant qu’instrumentiste. Des militants anti-IVG sont massés devant l’établissement pour une prière collective. La veille de l’intervention, l’archevêque Carlos Sanchez (qui n’a pas répondu aux sollicitations du Monde) avait diffusé un message par WhatsApp invitant les fidèles à prier pour elle et pour son « bébé », n’hésitant pas à donner le véritable nom de la petite fille, dont la presse avait jusque-là pris soin de cacher l’identité.
Plainte pour homicide aggravé
Dans sa chambre, Lucia est assise sur son lit avec ses jouets, son ventre de 23 semaines de grossesse déjà proéminent. « Elle avait encore des dents de lait, elle ressemblait à ma propre fille ! », se souvient Cecilia. Les deux médecins se rendent compte que l’enfant est au bout de ses capacités physiques et mentales. Et qu’à ce stade de la grossesse, et à son âge, un avortement par voie basse est impossible. José se résout à réaliser une microcésarienne. L’opération a lieu aux premières heures du 27 février, en pleine nuit. De l’autre côté des parois de verre du bloc opératoire, des médecins de garde, des infirmières se massent, portables à la main, pour filmer. Cecilia Ousset fait placer des draps sur les vitres. Le curé de l’hôpital est repoussé par le psychiatre que Lucia a réclamé. Selon les médecins, la pression artérielle de l’enfant s’emballe à 170 sur 120, un signe d’hypertension très dangereux. Il est urgent d’intervenir. Mais, dans le stress, José Gijena et Cecilia Ousset oublient de le noter sur le dossier clinique. Un geste fatal : les antichoix réfuteront que la petite ait été en danger de mort.
L’opération dure moins de vingt minutes. A la sortie du bloc, deux agents du parquet attendent les médecins, notent leur identité, les interrogent. « Si le bébé était mort-né, ils nous auraient tout de suite embarqués », estime José. Mais la nouveau-née, de 600 grammes, est vivante. Intubée, alimentée par sonde, elle meurt dix jours plus tard, le 8 mars, alors que des centaines de milliers de personnes défilent dans les rues du pays pour la Journée internationale du droit des femmes.
La mort du bébé réveille la colère des antichoix. « Plus aucun bébé ne doit agoniser dans un hôpital ni mourir comme un chien jeté à la rue ! Une césarienne n’est pas un avortement ! », fustige Maria Teresa Mockevich, une avocate de Tucuman qui, avec sept autres personnes, porte plainte le 11 mars contre le couple de gynécologues pour homicide aggravé.
La plainte atterrit dans le bureau du juge d’instruction Facundo Maggio et de… la procureure Giannoni. La même qui avait menacé de poursuivre les médecins de l’hôpital. Les avocats de Cecilia et José demandent son dessaisissement. Son militantisme anti-IVG est bien connu à Tucuman : en 2018, lors des débats sur la légalisation de l’avortement, elle avait affiché une pancarte à l’entrée de son bureau au parquet général : « Ne comptez pas sur moi », en claire référence au projet de loi.
Le 31 juillet, la cour d’appel a donné raison aux médecins et a décidé d’écarter de l’enquête M. Maggio et Mme Giannoni, à cause d’un « risque de manque d’impartialité ». Coïncidence : le soir même, la police a remis à Cecilia et José une convocation, datée de la veille, pour se voir notifier leur mise en examen pour homicide par Mme Giannoni (qui n’a pas répondu non plus aux sollicitations du Monde). Lundi 5 août, la cour a annulé cette mise en examen. Mais l’enquête pour homicide, elle, est toujours en cours.
« L’histoire de Lucia est délirante, soupire Cecilia Ousset. On a voulu faire peur aux médecins, et c’est réussi : qui va oser pratiquer des avortements à Tucuman après ça ? C’est grave pour la santé publique et pour toutes les petites filles que l’on veut forcer à être mères. »
Lucia a refusé de retourner dans son village. Installée chez sa tante près de San Miguel de Tucuman, elle reconstruit son enfance. La cicatrice sur son ventre, stigmate d’un calvaire qui aurait pu être évité, se voit à peine. Mais elle ne s’effacera jamais.
Angeline Montoya (San Miguel de Tucuman (Argentine), envoyée spéciale)