Le cabillaud au bord de l’effondrement
Affamé, attaqué par des parasites… le superprédateur disparaît peu à peu, à tel point que l’UE a décrété un moratoire sur sa pêche, après l’avoir longtemps encouragée.
Il est 4 h 30, ce matin d’été. Dans le petit port de Skillinge, à la pointe sud-est de la Suède, le soleil est déjà haut dans le ciel. Sur son bateau, Anders Paulsen prépare le café. On a tout juste eu le temps de se poser sur la banquette en simili cuir noir de la cabine de pilotage que le pêcheur déverse son amertume : les phoques qui dévorent le poisson dans ses filets, le prix du cabillaud qui n’a pas bougé depuis ses premières sorties en mer en 1997, tout le reste qui coûte trois ou quatre fois plus cher…
Au moment de notre rencontre, l’interdiction d’urgence de la pêche au cabillaud en Baltique orientale, décidée mardi 23 juillet par la Commission européenne, n’avait pas encore été prononcée. Mais l’épée de Damoclès était déjà suspendue au-dessus de sa tête, depuis que le gouvernement suédois avait demandé, début juin, la mise en place d’un tel moratoire.
« C’est toujours de la faute des pêcheurs », maugrée Anders Paulsen, en démarrant son bateau. L’an dernier, pourtant, lui et ses collègues n’ont pêché qu’un quart du quota que les autorités suédoises leur avaient octroyé en Baltique orientale. Pour Anders Paulsen, c’est la preuve qu’il n’y a pas de surpêche, et que l’interdiction ne résoudra rien.
Jamais la situation n’a été « aussi grave »
Les chercheurs y voient au contraire le signe que l’effondrement du stock n’est pas loin. « Depuis dix ans, les pêcheurs n’arrivent plus à pêcher leurs quotas », confirme Conrad Stralka, directeur de la fondation BalticSea2020, basée à Stockholm. Cela n’a pas empêché la Commission européenne, cette année encore, de fixer un taux de capture de 50 % supérieur à ce que les scientifiques du Conseil international pour l’exploration de la mer (CIEM) recommandaient.
A Skillinge, Anders Paulsen est bien obligé de l’admettre : le cabillaud va mal et les petits pêcheurs aussi. Ils ne sont plus qu’une dizaine sur la côte est du pays. Quand il remonte ses filets posés la veille, ce jour-là, les poissons sont entiers. Les phoques, qui ont dévoré la moitié de ses prises la semaine précédente, n’ont pas encore retrouvé ses filets. Mais le cabillaud est de petite taille, et quand il vide les poissons avant de rentrer au port, leur foie grouille de petits vers blancs. Des nématodes transmis par les phoques.
S’ils ne sont pas toujours d’accord sur la solution, pêcheurs, scientifiques et ONG font le même constat : jamais la situation n’a été « aussi grave ». Il existe deux stocks de cabillauds en mer Baltique : le plus petit, à l’ouest de l’île danoise de Bornholm, se porte encore relativement bien ; et le plus large à l’est, est désormais confiné au sud de la Suède, depuis que deux de ses trois zones de reproduction sont privées d’oxygène.
« On est passés de la qualité à la quantité »
Ces zones mortes, de la taille du Danemark, sont le résultat de l’eutrophisation – un excès de nutriments dans l’eau – causée par l’agriculture intensive et l’industrie autour de la Baltique, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Elle n’a pourtant pas eu que des effets négatifs, rappelle Henrik Svedäng, chercheur au département de ressources aquatiques, à l’Université agricole de Stockholm :
« Sur le court terme, la forte concentration en nutriments a contribué au triplement du stock de cabillauds après la seconde guerre mondiale. »
Mais « ce qui semblait être une bonne nouvelle s’est révélé une malédiction », note Vesa Tschernij, directeur de projet au centre maritime de Simrishamn, le premier port du sud-est de la Suède. « Car, tout d’un coup, tout le monde s’est mis à pêcher du cabillaud. Les autorités distribuaient des prêts et des subventions pour développer une flotte industrielle. On est passés de la qualité à la quantité. La vente à la criée a disparu. Tout partait vers les supermarchés. »
Les chiffres donnent le tournis. Dans les années 1970, les pêcheurs attrapaient 175 000 tonnes de cabillaud par an en Baltique orientale. Entre 1980 et 1985, leurs prises ont doublé, passant à 340 000 tonnes annuelles, avec un record de 391 000 tonnes en 1984. Puis, ce fut la dégringolade à 85 000 tonnes par an dans les années 1990, pour finir à moins de 20 000 tonnes en 2018, bien en dessous du quota de 28 000 tonnes fixé par Bruxelles.
Farine pour saumons d’élevage
Les scientifiques du CIEM ont beau sonner l’alarme à de multiples reprises : « On a continué de pêcher le capital, au lieu de se contenter des intérêts », constate le directeur de BalticSea2020. Les conséquences sont dramatiques : pour survivre en milieu hostile, l’espèce s’est adaptée en moins de deux décennies.
Dans un article publié le 13 juin dans la revue scientifique Fauna Och Flora, des chercheurs de l’université de Stockholm constatent que « la taille moyenne du stock a baissé d’environ 45 cm à moins de 30 cm au cours des vingt dernières années ». Et ce n’est pas tout : « La taille minimale des cabillauds qui se reproduisent a aussi diminué de 30 à 20 cm. » Les œufs sont moins nombreux et plus fragiles, avec une mortalité élevée.
Les causes de cette mutation sont multiples, explique Joakim Hjelm, l’un des auteurs de l’article. La pêche sélective, qui interdit de capturer des cabillauds de moins de 35 cm, a contribué à éliminer les plus gros poissons. « Le cabillaud a aussi de plus en plus de mal à se nourrir », observe le chercheur. Dans la zone où il est désormais confiné, au sud de la Suède, le sprat, sa proie de prédilection, est pêché par de gros chalutiers, dont les prises sont ensuite réduites en farine, pour alimenter les saumons d’élevage en Norvège. Il doit également faire face à la concurrence d’autres espèces, comme le flet, en expansion. « Affamé, il est plus sensible aux parasites et aux maladies, qui l’affaiblissent plus encore », précise Joakim Hjelm.
Or, dans la mer Baltique aux eaux saumâtres, où il vit depuis 6 000 à 8 000 ans, le cabillaud évolue déjà dans des conditions extrêmes, « à la limite de ses capacités », assure Henrik Svedäng. La moindre variation ajoute au stress. Dans ce contexte, le réchauffement climatique est une menace supplémentaire, surtout qu’à mesure que la température augmente, les zones mortes risquent de s’étendre encore un peu plus en mer Baltique.
L’affaiblissement du stock de cabillauds va aussi y contribuer. Karin Glaumann, experte chez WWF Sweden, explique :
« En tant que superprédateur, il a un rôle structurant dans l’écosystème. Quand il diminue, les populations de sprats et de harengs augmentent et absorbent de grosses quantités de zooplancton, permettant au phytoplancton de se développer, ce qui participe à l’eutrophisation et à l’agrandissement des zones mortes. »
Les scientifiques pointent du doigt des similarités avec la situation dans les années 1980 en Terre-Neuve, où les pêcheurs avaient assisté à l’effondrement du cabillaud. Un moratoire avait été décrété en 1992. Il aura fallu vingt-cinq ans pour que le poisson commence à montrer des signes positifs de développement.
Interdire la pêche en Baltique orientale ne résoudra pas tout. « Pour le moment, c’est la seule variable sur laquelle nous pouvons agir sur le court terme », remarque Conrad Stralka de BalticSea2020. Mais ce ne sera probablement pas suffisant, estime Joakim Hjelm : « Les poissons resteront affamés. » La solution pourrait aussi être de réduire dramatiquement la pêche de sprat et hareng dans la zone. Peut-être également de réduire les quotas de pêche de cabillaud à l’ouest.
Les mesures d’urgence sont soutenues par les pêcheurs amateurs. Anders Paulsen, lui, a décidé de se reconvertir et de passer un permis pour conduire des gros bateaux, en espérant se faire embaucher par une compagnie maritime. Le sien est en vente depuis cinq ans. « Je n’ai pas encore reçu un seul coup de téléphone. »
Anne-Françoise Hivert (Malmö (Suède), correspondante régionale)
• Le Monde. Publié le 26 juillet 2019 à 06h32 - Mis à jour le 26 juillet 2019 à 11h17 :
https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/07/26/le-cabillaud-au-bord-de-l-effondrement-en-mer-baltique_5493603_3244.html
La Suède envisage de rétablir la chasse aux phoques
La croissance des populations de ce mammifère marin affecte le cabillaud et la pêche côtière. Pour l’heure, seuls des abattages soumis à quota sont autorisés.
Ils mangent les cabillauds, se servent directement dans les filets des pêcheurs désespérés, détruisent leurs équipements et, en plus, infectent le poisson de parasites. Peter Ronelöv Olsson, patron du gros syndicat de pêcheurs SFPO (Sveriges fiskares producentorganisation) enrage : « Suspendre la pêche au cabillaud ne servira pas à grand-chose, si on ne s’attaque pas au vrai problème en mer Baltique. Et ce problème, c’est le phoque. »
Le propos est extrêmement clivant. Mais Peter Ronelöv Olsson n’est pas seul dans son combat. Le 4 avril, une majorité des députés suédois (163 contre 140) a demandé au gouvernement d’agir. Les Verts et sociaux-démocrates membres de la coalition gouvernementale ont annoncé début juin qu’ils étaient prêts à rétablir temporairement, jusqu’en 2022, la chasse au phoque, malgré l’opposition de leurs parlementaires, qui ont voté contre la motion.
Dans un communiqué de presse, le gouvernement affirme que « la croissance des stocks a des conséquences sur le cabillaud et la pêche côtière ». Il reconnaît par ailleurs que « le foie des cabillauds et leur système immunitaire sont durement attaqués par des parasites, un problème associé à la présence des phoques, qui affaiblit la capacité du poisson à attraper des aliments ».
En voie de disparition il y a encore cinquante ans
Il y a encore cinquante ans, pourtant, le mammifère marin, victime de surchasse et de la pollution, était en voie de disparition dans la Baltique. En 1967, Stockholm a commencé par supprimer les primes versées aux chasseurs pour son abattage. En vain. Dans les années 1970, il n’y en avait plus que 4 000 en Suède. En 1974, le phoque a été décrété espèce protégée autour de la Baltique. Seule une dérogation était prévue pour les pêcheurs, autorisés à abattre un spécimen s’il se trouvait à moins de 200 mètres d’un bateau et endommageait le matériel de pêche.
« La population de phoques augmente de 20 % par an (...) dans une zone où le cabillaud et les pêcheurs côtiers sont déjà sous pression. »
Leur population s’est alors stabilisée. Mais en 1988, un virus les a décimés. La chasse a alors été complètement interdite, jusqu’en 2001, lorsque les pêcheurs ont de nouveau été autorisés à des mesures d’urgence dans la limite des seuils fixés par l’Agence suédoise de protection de la nature. Pour 2019, le quota a été établi à 1 000 phoques gris, 600 phoques annelés et 200 phoques communs.
Grand spécialiste de l’espèce, Sven-Gunnar Landeryd, chercheur à l’Université agricole de Stockholm, a recensé récemment 50 000 phoques gris, 25 000 phoques annelés et 5 000 phoques communs en Suède. La principale source de conflit se situe au sud du pays, explique-t-il : « Leur population augmente de 20 % par an, ce qui veut dire un doublement tous les quatre ans, dans une zone où le cabillaud et les pêcheurs côtiers sont déjà sous pression. »
Avec son équipe, il travaille à la conception de cages qui permettraient d’attraper le poisson, en le mettant à l’abri du phoque. Pour le moment, les pêcheurs sont réticents : « Tant que le prix du poisson n’augmente pas, ce n’est pas rentable », justifie Vesa Tschernij, directeur de projet au Centre maritime de Simrishamn, sur la côte est de la Suède.
Pour les écologistes, une ineptie
Reste la chasse raisonnée. Faudrait-il encore, objecte Sven-Gunnar Landeryd, que Bruxelles lève l’interdiction de commercialisation des dérivés du phoque, adoptée en 2009. Car « c’est une chasse compliquée, qui demande des investissements », précise le chercheur. Il faut donc que les chasseurs puissent utiliser le mammifère, « comme on le faisait avant dans la région ». Il voit de nouveaux débouchés : « Les phoques contiennent énormément d’énergie. On pourrait par exemple produire du biogaz. »
« On se souvient encore de Brigitte Bardot, et les grands yeux noirs du phoque remuent quelque chose chez nous. »
Politiquement, la démarche est risquée. « On se souvient encore de Brigitte Bardot, et les grands yeux noirs du phoque remuent quelque chose chez nous », observe Sven-Gunnar Landeryd. Les écologistes, pour leur part, estiment que le rétablissement de la chasse aux phoques serait une ineptie, alors que ces mammifères sont toujours deux fois moins nombreux qu’au début du siècle dans la Baltique et qu’ils commencent en plus à souffrir du réchauffement climatique.
Anne-Françoise Hivert (Malmö (Suède), correspondante régionale)
• Le Monde. Publié le 26 juillet 2019 à 06h32 - Mis à jour le 26 juillet 2019 à 11h17 :
https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/07/26/le-cabillaud-au-bord-de-l-effondrement-en-mer-baltique_5493603_3244.html