
Steve Maia Caniço, photographié lors d’un festival techno en Loire-Atlantique, en juillet 2018. GOPNISKA
Corps mince s’articulant au gré des sons, pull au motif américain et immuable sourire : dans la nuit du 21 au 22 juin, Steve Maia Caniço dansait sur le quai Wilson, à Nantes. Il participait à une soirée techno organisée à l’occasion de la Fête de la musique. Un moment qu’il n’aurait manqué pour rien au monde : la musique, c’était sa bulle, sa passion, son lâcher-prise.
« Je l’ai déjà vu pleurer parce qu’il était ému par une chanson », raconte Dorine, une des proches du jeune homme de 24 ans, dont le corps a été repéré dans la Loire, lundi 29 juillet, par le capitaine d’une navette fluviale. La fin de cinq semaines de recherches, depuis la dispersion controversée de la soirée à laquelle il participait par les forces de l’ordre – une dizaine de personnes étaient alors tombées dans la Loire.
Du théâtre à la « teuf »
Depuis plusieurs années, Steve Maia Caniço s’était glissé dans l’univers des soirées techno et des « free parties » – ces fêtes centrées sur la musique électronique et dont l’adresse est dissimulée aux non-initiés. « Il n’avait pas le permis, alors je l’emmenais les week-ends », précise Théo, « teufeur » lui aussi. L’ancien fan non avoué du chanteur Justin Bieber, qu’il écoutait durant son adolescence, y dansait sur les nouveaux genres de musique qu’il avait découverts, comme le hard style. De l’avis d’une proche, dans les « free parties », « il n’avait pas peur d’être jugé » : l’animateur périscolaire sortait alors « de sa coquille ».
« Il était très sensible, différent dans sa manière d’être. C’est peut-être pour ça qu’il était proche de beaucoup de filles. Les garçons, ça tacle beaucoup plus, et il n’aimait pas ça », estime Dorine. « C’est un peu contradictoire : Steve était très sociable mais du point de vue des sentiments amoureux, avec les filles, il se montrait timide », abonde Johanna Maia Caniço, la sœur de Steve.
Fils d’un maçon d’origine portugaise et d’une mère travaillant auprès de personnes en situation de handicap, il a longtemps été un enfant réservé : Gaëtan Ardouin, président de la compagnie de théâtre Jean Le Gallo, se rappelle du garçon brun et mince, d’une dizaine d’années, qui venait discrètement assister à ses premiers cours de théâtre. C’est sa mère, dit-il, qui l’avait inscrit là pour vaincre sa timidité. A ce moment, « il ne parlait pas beaucoup, il avait du mal à se lier à d’autres enfants », se souvient le metteur en scène. « C’était une vraie thérapie pour lui, ça lui a permis de s’extérioriser. »

Steve Maia Caniço (à droite) aux côtés de Gaëtan Ardouin, dans la pièce « La Présidente », montée par la compagnie Jean Le Gallo en 2012-2013. LA COMPAGNIE JEAN LE GALLO
« J’ai la cicatrice d’Harry Potter »
Steve Maia Caniço, aîné d’une fratrie de trois enfants, adore se glisser dans la peau des autres et, sur scène, se métamorphose – tant en jouant des rôles déjà écrits que dans l’improvisation. Ce fan de séries et des superhéros Marvel aime s’inventer des identités : « J’ai la cicatrice d’Harry Potter », se plaît-il à dire à sa sœur, à laquelle il jette les sorts du jeune sorcier avec une baguette magique fabriquée de ses mains.
Gwénola Cogrel, sa professeure de théâtre, tâche de faire jouer avec lui tous les enfants du groupe. La « pile électrique » qu’est Steve sort souvent de la trame établie. Médusés, ses camarades fixent alors leur enseignante d’un regard perdu. « Il avait une espèce de liberté qui pouvait être très déstabilisante pour les autres », explique la comédienne, qui évoque un acteur devenu « capable de passer de l’émotion au comique ».
A un moment, le jeune homme s’interroge : peut-il faire de sa passion son métier ? Il s’en ouvre à Gwénola Cogrel, envisage aussi de devenir régisseur son et lumière. Il se cherche, boucle un apprentissage. Il arrête finalement le théâtre en 2016. Il trouve des emplois par-ci par-là, travaillant notamment dans des grandes surfaces. « Il n’avait plus beaucoup de temps pour le théâtre, entre ses soirées et le début de ses activités professionnelles », explique une de ses camarades de théâtre. Steve trouve finalement sa voie dans l’animation périscolaire au sein de l’école publique Alexandre-Vincent, à Treillières, une commune de 9 000 habitants au nord de Nantes, où il résidait avec son père depuis quelques années.
« Nous avons passé de bons moments avec toi. Quand nous faisions des tours de Kapla [un jeu de construction] », raconte, d’une écriture maladroite, un enfant dans le livre d’or que la mairie a mis à disposition de ses habitants depuis le 1er août.
« Détestation du conflit et des embrouilles »
Trois jours après la Fête de la musique, le lundi 24 juin, alors qu’il ne s’est pas présenté à son poste, « tout flottait », explique Anne-Claire Le Portois Girin, mère d’un enfant de 7 ans scolarisé dans l’établissement. Les enfants, raconte-t-elle, étaient très attachés au jeune diplômé du brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur (BAFA).
Elle évoque un jeune homme qui « ne se droguait pas » et « buvait juste une bière de temps en temps ». Johanna Maia Caniço explique, elle, que la famille s’est « un peu inquiétée » des premiers pas de son frère en « free party » : « On sait très bien qu’il y a de la drogue qui peut circuler, mais Steve sait dire non et on avait une grande confiance dans les gens avec qui il sortait. » Dès que son frère rentrait de soirée, il lui passait les vidéos qu’il avait prises : « Il me montrait les images en me disant : “Devine combien il y a de kilos de sons ?” Et ça partait pour une heure de vidéo. »
Dans ces soirées, le fêtard s’est fait une bande de copains très fidèles, avec lesquels il partage sans arrêt les nouveaux sons qu’il a découverts sur les réseaux sociaux. En restant toujours assez discret sur sa vie, sur son parcours. A de rares occasions, il s’est essayé au mixage : « Il n’arrivait pas à sortir les sons qu’il voulait et il a considéré que sa place était devant les enceintes », explique Anaïs, 24 ans. Il y sautait de toutes parts. « Quand il dansait, il ressemblait à un chef d’orchestre », ajoute Théo.
Tous ses amis mentionnent sa « joie de vivre », sa « détestation du conflit et des embrouilles » et son pacifisme – sa famille ne lui connaît aucun engagement politique et seulement une manifestation, en faveur des « free parties ». Ses proches soulignent sa générosité, aussi. « La musique lui suffisait », résume Mathis, 21 ans et technicien de surface. Le soir de la Fête de la musique, Raphaël, 23 ans, l’a vu arriver un pack de bières à la main. « Il en a pris une, puis a tout distribué » à ses amis.
« Alors chantez, dansez »
Pendant cinq semaines, ses proches ont scruté la Loire, tentant d’apercevoir une trace du jeune animateur périscolaire qui ne savait pas nager. Ils ont aussi organisé plusieurs rassemblements, une grande chaîne humaine, et inondé Nantes d’affiches avec une seule question : « Où est Steve ? » Dans la ville, un imposant portrait de lui – bras croisés et sourire aux lèvres – se dessine désormais en nuances de gris sur un hangar, à deux pas de l’endroit où il a été vu pour la dernière fois. Un graff qui touche au cœur la famille du jeune homme : « Si vous voulez lui rendre hommage, alors chantez, dansez », confie Johanna Maia Caniço.

Les amis de Steve Maia Canico devant la fresque murale représentant le jeune homme, à Nantes, le 30 juillet. LOIC VENANCE / AFP
Une des dernières pièces de son grand frère avec son enseignante Gwénola Cogrel, en 2016, était une version revisitée de Littoral, une œuvre de l’auteur, comédien et metteur en scène Wajdi Mouawad. Elle relate l’expérience de Wilfrid, un jeune homme décidant d’aller enterrer son père dans son pays natal. Steve Maia Caniço y incarnait « le père du héros », se souvient Gwénola Cogrel. Un personnage « qui va hanter l’esprit de son fils » : « Steve était capable de beaucoup de sensibilité », explique sa professeure.
Dans une vidéo publiée sur le site de la troupe de théâtre, on voit le jeune acteur allongé, recouvert d’un drap mortuaire. Devant un héros sidéré, il se relève. Son « fils » n’arrive pas à y croire. « Mais tu n’es pas mort, hein ? », s’assure-t-il un peu plus tard. « Mais non, je ne suis pas mort », réplique Steve Maia Caniço.
Le week-end suivant la Fête de la musique, il devait aller au Defqon.1, un festival néerlandais de musiques électroniques, avec un couple d’amis. « Son ami a emmené sa place, c’est comme si Steve partait au festival », confie sa sœur.
Yan Gauchard et Léa Sanchez
• « Steve Maia Caniço, un jeune homme « discret » devenu emblème ». Le Monde. Publié le 3 août à 06h35, mis à jour à 11h39 :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/08/03/steve-maia-canico-un-discret-devenu-embleme_5496187_3224.html
Nantes sous tension
Plusieurs appels à manifester ont été lancés alors que la préfecture a interdit les défilés dans « une grande partie du centre-ville ».
Nantes s’apprête à vivre une journée sous tension. Samedi 3 août, des appels à manifester en hommage à Steve Maia Caniço et contre les violences policières ont été lancés, dont certains sans le soutien de la famille, et le centre-ville a été en partie interdit aux rassemblements. Une marche blanche en hommage au jeune homme de 24 ans doit débuter vers 11 heures sur l’île de Nantes, non loin de la grue jaune, à hauteur de laquelle le corps de cet animateur périscolaire a été retrouvé lundi dans la Loire.
Steve Maia Caniço a disparu dans la nuit du 21 au 22 juin lors de la Fête de la musique, alors qu’il assistait à un concert en bord du fleuve. Après quatre heures du matin, les forces de l’ordre ont mené une opération très critiquée pour faire cesser la musique et évacuer les quais. Plusieurs personnes sont tombées à l’eau, des participants ont raconté avoir été aveuglés par le gaz lacrymogène.
Après celle de la matinée, une seconde manifestation doit débuter vers 13 heures à la station de tramway Commerce, dans le centre-ville. Celle-ci appelle à se mobiliser « contre les violences policières » et aura lieu à proximité immédiate du périmètre interdit par les autorités. Dans un appel à manifester, le collectif Nantes révoltée demande de manifester parce que les policiers « tirent des grenades pour arrêter des chansons » et « parce que l’attaque policière de la Fête de la musique n’est que l’aboutissement d’années de violences et d’impunité pour les forces de l’ordre ».
Crainte de débordements et de violences
Le préfet de Loire-Atlantique Claude d’Harcourt a décidé jeudi d’interdire tout rassemblement dans une grande partie de Nantes samedi de 10 heures à 20 heures, estimant avoir des « informations concordantes sur la volonté d’un certain nombre de groupes d’activistes d’en découdre avec les forces de police ».
Des arrêtés préfectoraux ont également été pris pour interdire des « feux d’artifice », « le port et le transport, sans motif légitime, d’objets pouvant constituer une arme », ainsi que « l’achat et la vente au détail, l’enlèvement ou le transport de tout carburant dans tous les points de distribution situés dans les communes de Nantes Métropole ». La préfecture dit n’avoir reçu aucune déclaration de manifester.
« Un dispositif de sécurité adapté, réactif et mobile, sera déployé pour prévenir les violences, protéger le centre-ville et procéder, le cas échéant, aux interpellations des fauteurs de troubles », prévient le communiqué de la préfecture. Cette restriction ne devrait, cependant, pas concerner la marche blanche et laisse aussi libre d’accès la plupart des grands boulevards où peut évoluer une manifestation, notamment les cours des 50-Otages ou de Saint-Pierre.
Pourtant, selon le ministre de l’intérieur Christophe Castaner, « évidemment (…) il y a la possibilité d’organiser un rassemblement (…), mais cela est encadré pour éviter des débordements et des violences ».
Appel au calme de la famille de Steve Maia Caniço
Cet appel aux rassemblements n’a pas eu l’assentiment de la famille de la victime. Les proches de Steve « n’acceptent qu’un soutien amical, artistique et pacifique », a déclaré leur avocate Me Cécile de Oliveira. Freeform, structure nationale qui accompagne l’organisation de rassemblements festifs, a lancé un appel au calme.
« Nous tenons à rappeler que la famille et les amis de Steve ne s’y associent pas mais surtout que, de notre point de vue, tout débordement desservira la cause de la justice. »
Outre Nantes, des appels à manifester ont été lancés dans tout le pays pour ce week-end, émanant notamment de groupes de « gilets jaunes » : Toulouse, Caen, Le Havre, Montpellier, Paris samedi ou encore Tours et Rouen dimanche. Des « gilets jaunes », qui ont appelé comme chaque semaine à une manifestation samedi à Paris, invitent à un hommage à Steve en jaune avec un brassard noir.
La polémique sur l’attitude de la police le soir de la Fête de la musique reste vive. Le rapport de l’IGPN, dévoilé mardi, a été jugé par certains trop favorable aux policiers. Selon la « police des polices », « il ne peut être établi de lien entre l’intervention des forces de police (…) entre 4 h 20 et 4 h 52 quai Wilson à Nantes et la disparition de M. Steve Maia Caniço après quatre heures dans le même secteur ».
Mais des zones d’ombre demeurent. Pour « aller plus loin », le premier ministre Edouard Philippe a demandé une enquête de l’inspection générale de l’administration (IGA). Vendredi, Christophe Castaner est revenu sur l’utilisation de gaz lacrymogènes par les forces de l’ordre, admettant qu’il y avait un « questionnement » sur leur usage.
Les deux juges d’instruction de Nantes chargés de l’enquête sur la mort de Steve Maia Caniço ont envoyé une requête à la Cour de cassation afin d’être dessaisis du dossier, dans un souci d’impartialité. La demande, transmise jeudi 1er août à la Cour de cassation, est assez rare et souligne l’aspect explosif du dossier que les magistrats aimeraient dépayser.
Le Monde avec AFP
• Le Monde. Publié le 3 août à 08h30, mis à jour à 10h47 :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/08/02/mort-de-steve-maia-canico-a-nantes-la-police-engrange-un-stock-de-haine-qu-elle-n-imagine-pas_5496029_3224.html
Après la mort de Steve Maia Caniço, la police « engrange un stock de haine qu’elle n’imagine pas » à Nantes
Choqués par l’attitude des policiers lors de la Fête de la musique, beaucoup de jeunes Nantais disent désormais regarder la police « autrement ».
Ils ont l’impression que ce jeudi soir le quai des Antilles, ce haut lieu nocturne nantais peuplé de bars, n’a pas vraiment le cœur à la fête. Après avoir stationné leur voiture à deux pas du quai Wilson, où Steve Maia Caniço a perdu la vie à la suite d’une intervention policière controversée, dans la nuit du 21 au 22 juin, Antoine, Amélie, Marco, et Kaïs, respectivement 17, 19, 21 et 15 ans, ont « beaucoup parlé de lui ».
D’autant que l’endroit où ils ont décidé de se retrouver est très exactement situé entre le lieu où Steve a chuté dans l’eau et le lieu où son corps a été retrouvé, sous la grue jaune, à quelques centaines de mètres de là, trois jours plus tôt.
Comme beaucoup de Nantais, ils ne pouvaient plus longer la Loire « sans penser à Steve », depuis sa disparition. « C’est étrange, quand on y pense. On ne le connaissait pas, et pourtant il nous touche », souffle Aurélie. Un temps, la jeune femme, férue d’équitation, a imaginé intégrer la police, en qualité de cavalière. « Mais j’ai aujourd’hui renoncé à cette idée », explique, sans colère, cette Nantaise au visage doux, veste en jean sur le dos et baskets aux pieds :
« La mort de Steve m’a choquée. On ne peut pas s’empêcher de se dire que cela aurait pu être nous. Avant, j’étais la première à défendre les forces de l’ordre, mais maintenant je ne sais plus quoi penser. J’ai l’impression que la police va de plus en plus loin, pour rien. »
Les quatre copains ne parlent pas de politique et ne sont pas des habitués des manifestations « dures » de ces dernières années à Nantes, dont certaines se sont terminées par des heurts sur fond de slogans antipolice :
« Entre Notre-Dame-des-Landes, la loi travail et les “gilets jaunes”, on voit bien que les policiers s’en prennent plein la gueule. Et les casseurs, j’étais la première à dire qu’ils allaient trop loin. (…) Avec ce qui est arrivé à Steve, j’ai vraiment l’impression que quelque chose s’est cassé. L’image que j’avais de la police a changé. »
Pour autant, ni elle ni ses amis n’iront gonfler les rangs de la manifestation à laquelle appellent plusieurs collectifs samedi, au cours de laquelle un vif sentiment antipolicier pourrait s’exprimer. Pour tout dire, ils n’y ont même pas songé un seul instant.
« La police va devoir se poser des questions »
Un peu plus loin, dans un autre bar situé sur le même quai, Loïs et Baptiste, eux, annoncent haut et fort qu’ils seront dans la rue, « bien sûr ». Le second, âgé de 39 ans et cadre dans une société d’informatique, n’avait pas foulé le bitume nantais pour protester depuis longtemps, mais la détermination du premier a fini par l’emporter. Baptiste explique :
« Avant, moi, je n’avais rien contre la police. A mes yeux, ils faisaient leur job et on était parfois bien contents de les trouver. Mais toutes ces vidéos qui montrent certains comportements violents me posent problème. Et je ne veux même pas penser à toutes les scènes qui n’ont pas été filmées. »
Loïs, lui, ne compte plus les manifestations à Nantes. Les scènes « marquantes » non plus. Les yeux clairs de ce grand jeune homme tatoué, coiffé d’une casquette, se font presque noirs quand il décide de « balancer tout ce qu’il a sur le cœur ». « Il y a déjà eu tellement de drames avant Steve… », soupire ce mécanicien, qui se présente comme issu du milieu ouvrier.
« Quand c’était dans les quartiers, tout ça, pour les gens, ce n’était pas grave. Mais il va falloir enlever les œillères. Là, il y a un problème de fond. La police va devoir se poser des questions. Elle engrange un stock de haine qu’elle n’imagine pas. »
« Généalogie de la violence d’Etat »
Cette « généalogie de la violence d’Etat, qui accompagne un durcissement politique avec des mesures de plus en plus injustes sur un plan économique » intéresse et interroge Pierre, de l’Assemblée des blessé.e.s – un collectif qui recense le nombre de victimes de tirs de Flash-Ball et de lanceur de balles de défense (LBD) – depuis de longues années. Le comportement de la police sur le quai Wilson cette nuit-là suscite chez lui de la colère, mais ne le « surprend pas ».
Ce Nantais de 28 ans, blessé à l’œil – dont il a perdu l’usage – par un tir de LBD lors d’une manifestation lycéenne en 2007, estime que « depuis douze ans, la répression s’est considérablement accrue » et s’est même « enracinée », à Nantes. Avec d’autres, il recense les « très nombreuses victimes de violences policières » et cherche à entrer en contact avec elles, pour « construire des solidarités » et « travailler à une prise de conscience collective », laquelle commence doucement à porter ses fruits, selon lui. « Aujourd’hui, dit-il, une génération entière de Nantais est touchée. Tout le monde ici connaît, de près ou de loin, quelqu’un qui a été victime de violence policière. On en est là. »
Samuel Raymond, le président de l’association Freeform, qui défend les projets culturels et artistiques, notamment dans le champ des musiques électroniques, est lui aussi inquiet :
« Ce soir de Fête de la musique, à Nantes, les policiers n’ont pas eu affaire à une bataille rangée. Pourtant, parce qu’il a été décidé que le son devait s’arrêter immédiatement, on n’a pas hésité à faire usage de la force, et ce, même si l’on risquait potentiellement de tuer. La Fête de la musique, c’était un espace de décompression, de spontanéité, de liberté depuis trente ans. Je me demande aujourd’hui si, pour que force reste à la loi, désormais, tout se justifiera. Faudra-t-il s’inquiéter, demain, parce qu’on aura joué deux ou trois morceaux dans un bar, ou qu’on aura fumé un pétard lors d’un concert de reggae ? Est-ce que c’est cela qui se joue aujourd’hui ? »
Aux côtés de Média’son, la Coordination nationale des sons (CNS), Technopol, Le Socle et Nuits parallèles, l’association qu’il préside a cosigné une tribune jeudi 1er août. Ces acteurs des musiques électroniques solidaires y expriment, d’une même voix, leur « indignation devant un usage excessif de la force » au cours de la nuit du 21 au 22 juin, à Nantes, et répètent ne pas pouvoir accepter « qu’on puisse mourir pour avoir voulu danser quelques minutes après le couvre-feu ».
Anne-Hélène Dorison
• Le Monde. Publié le 2 août à 17h02, mis à jour à 17h50 :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/08/02/mort-de-steve-maia-canico-a-nantes-la-police-engrange-un-stock-de-haine-qu-elle-n-imagine-pas_5496029_3224.html
Cinq semaines d’enquête laborieuse
Depuis la nuit du 21 au 22 juin, l’enquête a été poussive. La mobilisation de ses amis a accentué la médiatisation, et mis la pression sur les autorités.
Il aura fallu un peu plus de cinq semaines pour retrouver le corps de Steve Maia Caniço dans la Loire, lundi 29 juillet. Une durée éprouvante pour les proches de cet animateur en périscolaire, disparu durant la nuit de la Fête de la musique, du 21 au 22 juin. Le jeune homme participait alors à une soirée techno à Nantes sur les bords de Loire, dispersée de manière controversée par les forces de l’ordre – une dizaine de personnes tombèrent dans le fleuve.
« C’est difficile d’attendre », confiait, la semaine dernière, l’une de ses amies, également présente le soir du drame. Plusieurs fois, elle s’est rendue sur le quai Wilson, où avait été organisée la soirée. Comme d’autres proches du jeune homme de 24 ans, elle a scruté – en vain – le fleuve, en quête d’indices et de réponses. « Comment est-ce possible qu’on n’ait toujours rien trouvé ? », s’indignait la jeune femme.
Pendant les cinq semaines ayant séparé la Fête de la musique de la découverte du corps de Steve Maia Caniço, la progression de l’affaire s’est en effet montrée poussive et hésitante.
Une multiplication tardive des procédures
L’enquête n’a pas démarré immédiatement : les secours ont toujours eu la « suspicion d’une personne manquant à l’appel », mais la disparition de Steve Maia Caniço n’est signalée aux forces de police que le dimanche 23 juin par sa mère. De leur côté, ses amis commencent à multiplier les recherches sur les réseaux sociaux pour retrouver le jeune homme, qui ne sait pas nager. « Si quelqu’un a vu ce petit gars », demande l’un d’entre eux en publiant sa photo. « Aucun commissariat ou hôpital de Nantes » n’a de nouvelles de Steve, s’inquiète-t-il.
Le lendemain, lundi 24 juin, la police diffuse un appel à témoins et commence des recherches à proximité du quai Wilson, où était organisée la soirée. Mais rien n’est trouvé. Une information judiciaire sera ouverte quelques jours plus tard pour « disparition inquiétante ». Finalement, les procédures se multiplient : le 3 juillet, 85 fêtards – quatre personnes ont rejoint la procédure depuis – déposent une plainte contre X pour mise en danger de la vie d’autrui et violences volontaires par personnes dépositaires de l’autorité publique. Le 4 juillet, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, s’autosaisit sur cette affaire. En outre, une enquête est ouverte après le dépôt de « dix plaintes de policiers qui ont été blessés lors des événements de la Fête de la musique », selon Pierre Sennès, procureur de la République de Nantes.
L’importance de la mobilisation des proches de Steve
Cependant, peu d’informations filtrent sur la nature des moyens mis en œuvre ainsi que sur l’enquête. C’est le silence. Une partie des proches du jeune homme se sentent « abandonnés » – mais leur mobilisation accentue la médiatisation de l’affaire et la pression sur les autorités. Très mobilisés, notamment sur les réseaux sociaux, ils ont inondé Nantes d’affiches au nom de leur ami et de slogans. Avec une même question : « Où est Steve ? »
Alors que certains appellent à des « recherches citoyennes » d’envergure, finalement annulées à la demande de l’avocate de la famille, le procureur assure, le 24 juillet, que « des opérations sont menées tous les jours » et détaille, finalement, les moyens mis en œuvre pour la recherche de Steve Maia Caniço. Le recours à un sonar, mis à disposition par la brigade fluviale de la préfecture de police de Paris, est annoncé. Finalement, c’est un bateau de transports public qui a repéré le corps, non loin du quai où il avait été vu pour la dernière fois lors de la soirée techno.
Des contradictions entre préfecture et exécutif
De leur côté, les autorités publiques tergiversent sur la position à adopter concernant l’opération policière durant la Fête de la musique et les interrogations qu’elle suscite, alors que le quai Wilson n’est protégé d’aucun garde-corps.
A l’antenne de France Bleu Loire Océan, le lundi 24 juin, le préfet Claude d’Harcourt refusait toute mise en cause des forces de l’ordre, qui selon lui « interviennent toujours de manière proportionnée », en assurant que, « face à des individus qui sont complètement avinés, avec probablement de la drogue, il est toujours difficile d’intervenir de façon rationnelle. Et les individus eux-mêmes sont immaîtrisables ».
Pourtant, le même jour, l’inspection générale de la police nationale (IGPN) est saisie, à la demande du préfet de Loire-Atlantique, par le ministre de l’intérieur. Celui-ci déclare le 26 juin à l’Assemblée nationale, en réponse à une question posée par une députée La France insoumise (LFI), ne pas écarter la possibilité que la disparition de Steve Maia Caniço soit « peut-être » liée à l’opération policière.
En outre, les propos du préfet ont été dénoncés début juillet par le remplaçant de François de Rugy à l’Assemblée nationale, le député La République en marche Mounir Belhamiti, qui a pointé sur Facebook un Etat se mettant « en faute » : « Nul ne saurait considérer comme proportionnée une intervention qui conduit une dizaine de jeunes à se jeter dans la Loire », écrit-il.
Le silence du monde politique
Les responsables politiques, eux, ont longtemps hésité à se saisir de l’affaire. Hormis les députés La France insoumise, peu d’élus se sont hasardés à aborder la question avant la découverte du corps de Steve. Le président de la République, Emmanuel Macron, n’a d’ailleurs fini par s’exprimer sur le sujet que le 20 juillet, lors d’un déplacement dans les Hautes-Pyrénées en marge du Tour de France, se déclarant « très préoccupé par la situation » et affirmant la nécessité de voir « l’enquête conduite jusqu’à son terme ».
La maire socialiste de Nantes, Johanna Rolland, après avoir contacté le préfet fin juin, avait quant à elle envoyé un courrier à Christophe Castaner le 18 juillet, dénonçant « un usage de la force qui apparaît disproportionné ».
Léa Sanchez
• Le Monde. Publié le 31 juillet 2019 à 11h18, mis à jour le 2 août à 17h01 :
https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2019/07/31/mort-de-steve-maia-canico-cinq-semaines-d-enquete-laborieuse_5495226_1653578.html