Il est difficile d’analyser le succès d’un tel mouvement de masse, nécessairement hétérogène en termes de composition sociale, de provenance politique, d’origine culturelle, nationale, religieuse ou générationnelle. Il est d’autant plus ardu de le comprendre que, dès le départ, en décidant d’une mobilisation le 14 juin, et non le 8 mars, comme dans le reste du monde, ce mouvement semblait vouloir se placer en décalage avec les mobilisations transnationales de ces trois dernières années. Pourtant, ces mobilisations ont vu la montée d’une nouvelle vague féministe, portée par des millions de femmes qui se sont rassemblées, ont manifesté et/ou se sont mises en grève pour lutter contre les politiques socialement régressives qui frappent de plein fouet les femmes*, aggravant aussi les diverses formes d’oppression patriarcale qui dominent nos sociétés.
Pourtant, l’ampleur du mouvement et sa réussite indubitable en Suisse sont à mon sens à chercher dans la jonction entre le caractère offensif de ce nouveau mouvement féministe international et la reprise de cette expérience cruciale qu’avait été la grève des femmes du 14 juin 1991 pour ce pays profondément conservateur et patriarcal qu’est la Suisse – classée 20e par le World Economic Forum en matière d’égalité des genres. Cette date symbolise en effet un moment phare pour le renouveau du féminisme en Suisse.
La transmission des expériences et des savoirs de celles qui avaient participé à la grève de 1991 a pu s’opérer d’autant plus facilement que chaque génération présente dans la mobilisation (y compris celle formée par les années 1968) en a compris l’importance inestimable. Prendre possession de son passé pour le dépasser tout en en actualisant cette mémoire pour faire front à l’amnésie néolibérale était une nécessité impérieuse, d’autant plus ressentie que l’histoire des luttes féministes est systématiquement oubliée, quand elle n’est pas délibérément effacée. L’enjeu était de taille. Le 14 juin 1991, en effet, un demi-million de femmes* s’étaient mobilisées partout dans le pays pour que l’égalité des sexes (de droit et de fait), inscrite dix ans plus tôt, jour pour jour, dans la constitution fédérale, soit enfin appliquée [1]. Le mouvement avait alors grossi d’autant plus sûrement qu’il affichait un ras-le-bol très largement partagé dans l’un des derniers pays d’Europe occidentale à avoir accordé le droit de vote et d’éligibilité aux femmes, bien après le Royaume-Uni, l’Irlande, l’Allemagne, l’Espagne, la France et l’Italie.
Le mouvement féministe suisse avait mené la bataille pour l’obtention des droits politiques depuis des décennies. En 1971, les électeurs masculins l’avaient enfin accepté en votation populaire au plan fédéral, par 65,7 % des voix. Il avait été cependant refusé par huit cantons, si bien qu’il ne sera pleinement acquis dans tous les cantons que le 28 avril 1991, quelques semaines à peine avant la première grève des femmes. A ce moment, aucune avancée significative et concrète en matière d’égalité dans le monde du travail, dans la famille, etc., n’avait été enregistrée. Il avait fallu attendre la seconde moitié des années 1980 pour que le nouveau droit matrimonial enlève au « chef de famille » ses prérogatives étendues. Quant au droit à l’avortement ou au congé maternité, ils apparaissaient encore, à la veille de cette première grande mobilisation féministe, comme des objectifs hors de portée. Lancée comme une boutade par des horlogères de la Vallée de Joux (au cœur de l’industrie horlogère, dévastée alors par les licenciements), l’arme de la grève s’impose finalement non sans susciter de fortes résistances, y compris parmi celles qui soutenaient la nécessité d’une mobilisation.
En Suisse, la « paix sociale », fondée sur l’accord de 1937 entre le syndicat de la métallurgie et le patronat, appelé « Paix du Travail », s’est imposée largement dans tous les secteurs et a fini par devenir un élément de « l’identité collective ». Pour un imaginaire savamment cultivé par le patronat et les directions syndicales, dans un pays marqué par une surprenante continuité des élites, la Paix du travail est supposée découler d’un trait de caractère national qui expliquerait la croissance économique exceptionnelle des décennies d’après-guerre. Rappelons que, dès après la Seconde guerre mondiale, les milieux dominants fondent leur action politique sur un libéralisme économique intransigeant, miroir d’un système économique épargné par la guerre, fortement marqué par la puissance du système bancaire et dépourvu d’une industrie lourde nécessitant l’intervention de l’État.
Le 14 juin 1991, une vague violette (la couleur de la grève) s’abat sur le pays, révélant les discriminations en vigueur dans tous les secteurs, productifs et reproductifs, des fenêtres des habitations à l’espace public, en passant par les lieux de travail. Durant la décennie suivante, sans doute grâce à l’impressionnante mobilisation de 1991, la révision de la loi sur l’égalité, interdisant toute forme de discrimination « directe ou indirecte dans tous les rapports de travail », le droit à l’avortement et le congé maternité seront obtenus. A partir du début des années 2000, les mobilisations féministes connaîtront des développements importants, de même que les études genre, ouvrant de nouvelles perspectives de réflexion concrètes, en relation avec l’affirmation de nouvelles subjectivités et de nouveaux sujets. Ce renouveau d’activité touche notamment le terrain social (défense des services publics et des prestations) et la défense des femmes migrantes et sans-papiers, mais relance aussi l’action et la prise de conscience internationales, en particulier avec la Marche mondiale des femmes.
D’une grève à l’autre
Il est intéressant de noter que, si en 1991, c’est l’utilisation du mot « grève » qui avait posé problème, l’année dernière le débat s’est focalisé sur le qualificatif « féministe », un adjectif considéré par certaines comme trop « radical » ou trop « excluant » ou, au contraire, comme trop « daté » ou mainstream pour d’autres. Ce sont en particulier les jeunes femmes issues de l’immigration, bien représentées dès le début au sein du mouvement, qui se montraient les plus circonspectes, même si elles n’étaient pas fondamentalement hostiles à l’usage de ce terme. Elles craignaient en effet que la petite place que lui avait assignée le capitalisme néolibéral, au cours des décennies précédentes, en le désincarnant, ne fonctionne comme un repoussoir pour leur génération. Cela avait été le cas de façon éclatante lorsque la Commission fédérale pour les questions féminines avait lancé, en 2015, un projet appelant à « voter femmes », cherchant par là à gommer au nom de l’« universel féminin », les diverses formes d’oppressions subies conjointement par la grande majorité des femmes en Suisse.
Le féminisme n’avait-il pas servi bien souvent à légitimer des scénarios politiques ne promouvant ni la justice sociale ni la « justice de genre » ? A cela s’ajoutait le fait qu’il avait été incapable, ou avait simplement refusé de saisir les relations entre sexisme et racisme ; se faisant le chantre, au nom de « l’émancipation des femmes », d’une bataille contre d’autres femmes, notamment les femmes musulmanes voilées, bouc-émissaires toutes trouvées de la droite nationaliste ou libérale, voire de secteurs de la « gauche » dite « laïque ». Ainsi, des figures comme Martine Chaponnière, militante de la première heure au sein du MLF, s’était-elle prononcée, en mars 2016, pour l’interdiction du voile à l’école [2].
Ce féminisme-là avait également contribué à exclure les couches sociales « invisibilisées » ou précaires de son agenda militant. Le cas d’école étant bien sûr celui des sans-papiers dont, selon les estimations disponibles, la majorité sont des femmes employées par l’économie domestique [3]. Migrantes sans statut légal, en position précaire, elles sont chargées, contre un maigre salaire et sans assurances sociales, d’une partie du travail ménager et de care, permettant aux femmes des couches moyennes et supérieures d’échapper, dans une certaine mesure, au surtravail qui découle de la privatisation croissante des tâches domestiques et de leur partage inégal entre femmes et hommes. Comme l’écrivait Nancy Fraser : « Le féminisme mainstream a adopté une vision a minima de l’égalité, orientée vers le marché, qui correspond clairement à la perspective néolibérale entrepreneuriale. Ainsi, il tend à s’inscrire dans le cadre d’un capitalisme prédateur et gagnant qui engraisse les investisseurs en cannibalisant le standard de vie de tout un chacun. Pire encore, ce féminisme fournit un alibi à de telles prédations. De façon croissante, c’est la pensée féministe libérale qui confère le charisme, l’aura émancipatrice, sur lesquels le néolibéralisme s’appuie pour légitimer sa redistribution de richesses sur une large échelle en faveur des nantis » [4].
Or, les quelque 200 femmes* rassemblées par une chaude journée de juin 2018 dans une salle surpeuplée de Lausanne entendaient précisément mettre ces questions à l’ordre du jour des mobilisations prévues en 2019. Chercher à se réapproprier un féminisme combattif, en utilisant le répertoire d’action de la grève, dans un pays où la grève politique est illicite, marquait donc une étape importante. Elle pouvait d’ailleurs se prévaloir d’une première réussite, inattendue de l’aveu même de ses initiatrices. Partie d’une idée lancée lors du 13e congrès des Femmes de l’Union syndicale suisse (USS), la faîtière syndicale du pays qui a fait depuis bien longtemps de la concertation avec les organisations patronales sa principale ligne de conduite, la grève des femmes*/grève féministe a tout de suite pris de l’ampleur.
En effet, la convocation des Assises féministes à Lausanne prenait place dans un contexte particulier. Au plan national, à peine quelques mois plus tôt, des forces politiques de la gauche radicale, principalement solidaritéS, des secteurs syndicaux minoritaires, des militantes féministes et des associations de défense des retraité.e.s, avaient remporté une victoire importante contre un projet gouvernemental, adopté par le parlement, avec le soutien du Parti socialiste (PS), visant notamment à relever de 64 à 65 ans l’âge de la retraite des femmes (après deux élévations successives, portées par la socialiste Ruth Dreyfuss, de 62 à 63 ans en 2001 et de 63 à 64 ans en 2005). Pendant des mois, dès avril 2017, les militant.e.s avaient battu le pavé pour rassembler les quelques 70’000 signatures nécessaires pour que ce projet soit soumis au vote populaire, tissant ainsi des liens entre elles-eux, renforcés par une victoire spectaculaire dans les urnes, en septembre 2017. Ensemble, ils-elles avaient ainsi réussi à inscrire leur action dans un certain nombre de territoires, portant à bout de bras une revendication sociale visant l’égalité substantielle (et non seulement formelle) entre femmes et hommes. Face à un bloc bourgeois unanime, appuyé par le PS, la victoire en votation révélait aussi un potentiel de mobilisation contre les politiques de régression sociale (offensives contre les salaires, les assurances sociales, les services et les prestations) touchant l’ensemble du pays.
Dans les cantons et les communes, des coupes budgétaires impactant plus directement les femmes - parce qu’elles sont en première ligne de la prise en charge de l’éducation et des soins (care), mais aussi parce qu’elles forment la majorité des personnes vivant au-dessous du seuil de pauvreté – ont touché l’éducation (réduction globale des financements de 1 milliard de francs en 2017), la santé, l’asile et l’aide au développement. Selon l’Office Fédéral de la Statistique, l’écart salarial entre femmes et hommes est aujourd’hui de 19,6 % [5]. Les femmes sont surreprésentées dans les emplois à bas salaires (2/3 des salarié·e·s touchant moins de 4000 francs), 60 % d’entre elles occupent des postes à temps partiel (contraintes par leurs employeurs ou par la distribution inégale des tâches domestiques). Seules 10 % des femmes ayant un enfant de moins de 4 ans travaillent à temps plein, et la proportion des jeunes mères qui doivent renoncer à une activité professionnelle tend même à augmenter en raison de la pénurie et des coûts élevés des structures d’accueil de la petite enfance [6]. On parle aujourd’hui du « plafond de mère » pour rendre compte de cette réalité. En 2014, 20,2 % des mères d’enfant(s) de moins de 25 ans, étaient sans travail professionnel, contre 4,4 % des pères dans la même situation ; 82,5 % des femmes en couple, avec un enfant de moins de 15 ans, travaillaient à temps partiel, contre 13,3 % des pères.
Ces inégalités de salaires et de parcours professionnel se répercutent évidemment cruellement sur le niveau des retraites : globalement, les femmes touchent un peu plus de la moitié des pensions perçues par les hommes, parce qu’elles ont des salaires plus bas, parce qu’elles travaillent dans des secteurs moins rémunérés et à temps partiel, et/ou parce qu’elles ont dû renoncer à travailler pour s’occuper des enfants. A ces discriminations économiques massives, s’ajoute la limitation extrême du congé maternité (conquis en 2005 au niveau fédéral, il couvre la perte de gain après l’accouchement et n’est que de 14 semaines) et l’inexistence d’un congé paternité (la plupart du temps de un jour) ou d’un congé parental, alors l’essentiel du travail domestique est encore aujourd’hui à la charge des femmes en Suisse. Et comme si tout cela ne suffisait pas, la droite dure a encore cherché, heureusement sans succès, à supprimer le remboursement de l’avortement (votation du 9 février 2014).
Avec la campagne contre l’élévation de l’âge de la retraite des femmes et la bataille contre la baisse massive de l’imposition des grandes entreprises, gagnées coup sur coup en 2017, les organisations politiques de la gauche combative, ainsi que les secteurs militants des syndicats et du monde associatif ont tissé des liens importants sur lesquels la mobilisation de juin 2019 a pu compter.
Au plan international, depuis 2017, face à la victoire de Donald Trump aux États-Unis et à l’arrivée au pouvoir de forces conservatrices et fondamentalistes un peu partout dans le monde et de leur guerre déclarée contre les femmes*, les plus pauvres, les précaires, les migrants, en Suisse aussi, les mobilisations du 8 mars ont pris de l’ampleur. Des jeunes, voire de très jeunes femmes, débordent les rassemblements féministes traditionnels, avec la participation notable de secteurs autonomes (en mixité ou en mixité choisie), contre les violences de tous ordres faites aux femmes, renforçant et/ou diversifiant les comités 8 mars, un peu assoupis jusque-là. Elles seront un millier dans les rues de Genève, en mars 2017, et plus du double en mars 2019, alors que la grève se prépare.
Féminisme, luttes de classe et internationalisme
Après les assises de juin 2018, des collectifs locaux se sont créés un peu partout dans le pays, construisant patiemment la mobilisation d’un canton à l’autre : d’abord en Suisse romande, où une coordination est mise en place et des collectifs locaux créés dans chaque région (Vaud, Genève, Neuchâtel, Fribourg, le Valais) puis en Suisse italienne et enfin en Suisse alémanique. Les collectifs ont été l’expression de cette urgence perçue de traiter et de questionner les formes de domination en fonction de la place de chacune dans la société. Une nécessité d’autant plus impérieuse, qu’en leur sein, se croisaient des générations différentes, y compris des générations politiques et des cultures organisationnelles distinctes (lorsqu’elles existaient), militantes associatives, politiques et syndicales, des catégories socioprofessionnelles et des provenances diverses. Mais l’objectif a également visé à intégrer ces expériences variées dans un mouvement le plus large possible, reflétant les nouvelles aspirations féministes.
Le manifeste de la grève, rédigé d’abord par un petit groupe de femmes* désigné par l’assemblée lors de la seconde plénière de la coordination romande à Lausanne, en septembre 2018, puis discuté, amendé, corrigé et augmenté par les collectifs locaux, en est sans doute l’un des résultats les plus aboutis. La discussion du manifeste a voulu être la plus horizontale possible, visant à réunir dans l’élaboration l’ensemble des forces présentes, celles des militantes expérimentées, issues le plus souvent de la gauche radicale, d’associations de femmes migrantes, et de syndicats (du privé et du public), mais aussi celles des militantes les plus jeunes qui voulaient faire entendre leur voix. Des modalités qui ont permis de déterminer ensemble les répertoires d’action et les revendications de la grève, parmi lesquelles : le salaire égal, le salaire minimum, la réduction du temps de travail ; les assurances et prestations sociales ; les droits des femmes migrantes au travail et dans leur parcours migratoire (appel à la régularisation et à une législation qui les protège) ; la lutte contre les discriminations et violences faites aux femmes* (plan national de prévention et de lutte contre les violences sexistes et sexuelles, acceptation du droit d’asile pour ces raisons) ; la liberté de vivre son orientation sexuelle et de choisir son identité de genre ; la présence des femmes dans l’espace public/politique.
La radicalité du manifeste, qui met nommément en cause le système patriarcal et capitaliste, a été une conquête décisive. A Bienne, en mars 2019, les 500 femmes* présentes adopteront un Appel à la grève. C’est cet appel, connu sous le nom d’Appel de Bienne, qui sera lu le 14 juin à 11h. du matin dans certains lieux de travail et dans l’espace public en Suisse : « Nous toutes, femmes*, avec ou sans partenaire, en collectivité, avec ou sans enfants, avec ou sans emploi, et quelle que soit la nature de l’emploi, en bonne santé ou malade, avec ou sans handicap, hétéro, LBTIQ, des plus jeunes aux plus âgées, nées ici ou ailleurs, avec des cultures et origines différentes, nous appelons à une Grève féministe et des femmes* le 14 juin 2019. Nous voulons l’égalité dans les faits et nous voulons décider nous-mêmes de nos vies. Pour cela, nous ferons grève le 14 juin 2019 ! » [7].
Si au cours des mois de préparation, les collectifs ont pris de l’ampleur pour la préparation concrète de la grève (mise en place de sites internet, rédaction de brochures [8], chorales, actions de toutes sortes, flashmobs, etc.), d’autres mobilisations ont contribué à nourrir les revendications. La mobilisation de septembre 2018 à Berne, pour l’égalité salariale, a rassemblé plus de 20 000 personnes, et son tract a été traduit dans onze langues (en Suisse, les personnes immigrées représentent plus du quart de la population, sans droits politiques). A Genève, le mouvement de grève des nettoyeuses d’une banque privée qui ont tenu des piquets pendant des jours dans le froid de l’hiver, ainsi que la bataille contre une loi interdisant le port du voile dans les parlements cantonaux et municipaux et dans le service public, ont permis d’élargir et d’inscrire ces luttes dans des espaces concrets. Deux semaines avant la grève, « les foulards violets », rassemblant des femmes musulmanes portant ou non le foulard ont lancé un appel à la grève [9].
Des cahiers de revendications par secteurs professionnels ont également été réalisés et déposés sur les lieux de travail. Ils constituent aujourd’hui un enjeu de taille pour la poursuite de l’immense mobilisation du 14 juin. Beaucoup d’initiatives sont venues d’en bas, en particulier dans le secteur public (crèches, écoles, universités, hôpitaux, administrations publiques...). C’est sans doute là (mais nous n’avons pas encore tous les chiffres), que la mobilisation a été la plus forte et que la grève a été la plus suivie. Dans le secteur privé, elle a été rendue particulièrement difficile. En effet, dans l’horlogerie et la métallurgie, les centrales syndicales ne se sont pas jointes à l’appel à la grève, les conventions collectives de travail comportant des clauses de paix du travail absolue. Pourtant, dans certains cas, les liens de solidarité entre les travailleuses des secteurs public et privé ont été affichés dans des cahiers de revendications spécifiques. Ainsi, celui des employées, étudiantes, doctorantes de l’Université de Lausanne, comportait aussi des revendications pour les travailleuses de la cafétéria et des entreprises de nettoyages (toutes étrangères), embauchées par des sociétés privées sur le campus.
La popularité du mouvement au sein de la population, dont témoigne un sondage diffusé par la presse, ainsi que son ampleur, ont impulsé une sorte de strike washing : certaines entreprises autorisant des pauses prolongées ou libérant les femmes à 15h24, moment symbolique à partir duquel les femmes ne sont plus payées en Suisse (puisqu’elles ne sont pas rémunérées comme les hommes) [10]. Les mobilisations ont également cherché à rendre visible les invisibles en promouvant des manifestations devant les lieux où les femmes sont massivement employées (grands magasins, hôtellerie...) pour se solidariser avec toutes celles qui ne pouvaient pas se joindre au mouvement. Les invisibles ont également été présentes lors de la manifestation de la fin de journée, représentées par des panneaux silhouettes ou des pancartes portées par d’autres femmes en solidarité.
Après la mobilisation du 14 juin, on a pu lire que l’appel à la grève, décrié par une bonne partie de la presse pour son radicalisme de gauche et anti-patriarcal, loin de constituer un frein à la mobilisation avait été « l’expression d’une véritable marée féministe, antiraciste, antisexiste et anticapitaliste » [11]. Une analyse encourageante du mouvement, mais sans doute un peu optimiste. Il est vrai, malgré les pressions et les attaques contre une grève illégale, « confisquée par la gauche », « excluant les hommes », etc., par de larges secteurs de la droite et du patronat, relayés par une partie de la presse, la mobilisation a été d’une ampleur inégalée. Les liens qu’elle a créé sur les lieux d’habitation et de travail, les nouvelles solidarités qui se sont révélée et les thématiques qui ont été mises en avant et constamment répétées depuis l’appel à la grève lancé en mars ont été sans aucun doute une condition clé d’une prise de conscience nouvelle des rapports de domination et d’exploitation qui s’instaurent dans une société capitaliste comme la Suisse.
Pourtant, force est de constater, comme l’ont fait nos camarades de Pologne que pour le moment « Les femmes se perçoivent comme « les opprimées », mais l’analyse de classe n’est présente que dans des secteurs limités du mouvement féministe, surtout associés à la production académique, aux mouvements sociaux radicaux et, dans une bien moindre mesure, aux syndicats » [12]. Mais les espoirs sont permis. Le mouvement s’est construit patiemment d’en bas, de manière capillaire, en lien avec les mouvements sociaux et les organisations militantes et syndicales, sans renoncer aux éléments radicaux de son programme. C’est sans doute là que se cache l’une des clés de son succès, au soir du 14 juin. Un mouvement inédit, large et national, dans un pays conservateur et patriarcal, qui a fait de son fédéralisme éprouvé l’un des éléments de sa continuité politique, ouvre sans aucun doute un champ de réflexion à la contestation politique et sociale dans tout le pays, imposant dans les faits un renouvellement et/ou un renforcement de ses répertoires d’action.
La prochaine étape verra sans doute cet impressionnant mouvement, dont le premier souci – sans doute justifié – a été de s’inscrire dans la continuité de la grève du 14 juin 1991, se rattacher au mouvement international du 8 mars. Cette orientation sera débattue à la rentrée et sans doute adoptée par les différents collectifs. Lors des rencontres féministes internationalistes organisées en avril dernier, à Genève, par solidaritéS, auxquelles ont notamment contribué Sarah Farris et Tithi Bhattacharia, l’appel à créer une internationale féministe a été bien accueilli. Dans les prochains mois, la campagne pour l’élection au parlement fédéral va remettre sur le tapis les revendications du Manifeste, qui seront soumises à tous les partis qui présentent des candidat·e·s. L’avenir de ce nouveau mouvement féministe, placé en première ligne dans la lutte contre le durcissement de l’exploitation capitaliste, mais aussi sur ses conséquences dans la sphère reproductive, contre la montée d’un patriarcat dans fard et d’un racisme sans complexe, est chargé d’énormes potentialités. Son articulation internationale consciente dépend aujourd’hui beaucoup de son aile la plus radicale. Nos responsabilités sont donc considérables.
* Par « femmes* » il faut comprendre toute personne qui n’est pas un homme cisgenre (soit un homme qui se reconnaît dans le genre qui lui a été assigné à la naissance).
** Stéfanie Prezioso est une militante féministe, membre du mouvement politique solidaritéS en Suisse. Cet article a été écrit pour Viewpointmag (https://www.viewpointmag.com/2019/07/22/) et fait partie du dossier “New Dispatches from the Feminist International.”
Stéfanie Prezioso
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