Chaque été pendant les vacances, quand j’étais môme, je participais fièrement à la compétition de nage organisée pour collecter des fonds au profit du secours en mer local. Les équipages du Royal National Lifeboat Institute (l’Institut royal national des bateaux de sauvetage, une ONG créée par la société civile pour sauver des vies en mer) étaient considérés avec respect dans toute la ville et nous autres gamins les idéalisions, ces hommes et femmes au visage tanné qui n’hésitaient pas à tout laisser tomber pour partir en mer quand des vies étaient en danger. Des hommes comme Kieran Cotter, qui tenait une boutique en ville et dirigeait les secours. J’admirais cet homme. Je rêvais d’être un jour admis dans son équipe.
Les gardes-côtes sont devenus les ennemis des gens qui ont besoin d’être secourus, les repoussant vers l’« enfer »
J’imaginais l’officier de veille des gardes-côtes du coin penché sur sa radio par une nuit d’orage pendant qu’un bateau en détresse lance des SOS. Le bipeur de M. Cotter se met alors à sonner. Il quitte aussitôt son appartement au-dessus de sa boutique et retourne la pancarte « Sorti pour un sauvetage » avant de fermer la porte, sans savoir s’il sera rentré à temps pour pouvoir ouvrir le lendemain matin. Le vent mugit quand il arrive au poste de sauvetage et l’écume blanchit la baie d’une rive à l’autre. Ça ne fait rien, des gens sont en danger. Il doit y aller. Quand toute l’équipe est montée à bord, il démarre les moteurs, ferme les écoutilles et lance son canot vers le large. « Tenez bon, j’arrive ! » Mais tout ça n’était qu’un rêve…
Plus de vingt ans plus tard je suis SARCo (Search and Rescue Coordinator, coordonnateur recherche et sauvetage) à bord de l’Aquarius, bateau opérant en Méditerranée centrale pour tenter de porter secours à des gens qui n’ont aucun moyen de lancer des SOS. Peu importe d’ailleurs : de toute façon personne n’écoute. Les gardes-côtes sont devenus les ennemis des gens qui ont besoin d’être secourus, les repoussant vers l’« enfer ». Les centres de secours font preuve d’une indifférence totale à l’égard de leur détresse et les laissent mourir. L’équipage de l’Aquarius et moi-même sommes vilipendés et critiqués, méprisés et menacés.
Les droits de l’homme ? Quels droits de l’homme ?
Le vent continue de mugir, mais cette fois ce sont les hurlements des manœuvres politiques, la propagation de la peur, les mensonges et les accusations qui font mousser les vagues de haine qui déferlent sur la tête des migrants africains, asiatiques et moyen-orientaux, submergeant leurs appels au secours, ou les noyant tout simplement. Les membres de mon équipe de SAR (Search and Rescue) ne sont pas des hommes et des femmes vieillis au visage buriné, mais des jeunes de la société civile qui estiment qu’il faut faire quelque chose, que la politique et les politiciens ne peuvent pas continuer à laisser les gens mourir au seuil de l’Europe.
L’Europe, ce regroupement d’Etats qui depuis des décennies fait la morale au reste du monde en lui reprochant ses violations des droits de l’homme, du droit international, qui ose s’appeler Union alors que ses membres se déchirent entre eux, tournent le dos à leurs frères humains, restent indifférents aux appels à l’aide des déshérités, des affamés et des torturés fuyant la misère et la guerre qui ravagent l’autre rive de la mer qui nous sépare.
L’Europe a rédigé et ratifié des lois qu’elle a soumises au reste du monde en lui intimant de les respecter sous peine d’être puni. Les droits de l’homme ? Quels droits de l’homme ? Il semble que le seul droit que vous ayez est de vous noyer ou d’être ramené en Libye pour y être jeté en prison, violé, battu, torturé…
Mensonges et fausses accusations
Comment se fait-il que je sois devenu le criminel dans cette histoire ? L’Aquarius (2, mais cela a-t-il la moindre importance ?) a une mission qui comporte trois volets : empêcher les gens de se noyer en mer, rendre compte de la situation quand nous intervenons et donner la parole aux rescapés pour qu’ils puissent raconter leur histoire. Aujourd’hui, le premier volet de cette mission est menacé. Politiciens d’extrême droite et autres chefs d’Etat, ministres et parlementaires européens sont ravis de pouvoir attaquer ouvertement notre mission. Ils n’hésitent devant aucun moyen pour entraver les secours en mer, provoquant la mort de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants tout en attribuant aux missions humanitaires la responsabilité des maux de ce monde.
Ils s’adressent à une opinion toute disposée à gober leurs mensonges et leurs fausses accusations (Non, nous ne travaillons pas pour le compte de passeurs ou de trafiquants d’êtres humains). Ils s’expriment ouvertement, ce que je peux presque respecter, alors que les autres responsables restent silencieux, muselés par leurs intérêts personnels ou leur soif de pouvoir. Où êtes-vous ? Vous connaissez la vérité. Dites quelque chose, je vous en supplie !
Que m’est-il arrivé ? Je n’étais qu’un gosse rêvant d’être à bord d’un bateau de sauvetage affrontant une mer démontée pour essayer de sauver des gens. La politique ? J’ai toujours été fier de ne pas être politique, je sauve des vies, un point c’est tout. Je n’ai jamais fait de déclarations politiques agressives, ni aucune autre sorte de déclaration. Je ne suis pas un militant mais un sauveteur, et aujourd’hui ce ne sont plus les éléments, le vent et les vagues qui représentent le plus grand danger pour ceux qui sont en mer, ce sont la politique, les politiciens et la politique extérieure de l’UE qui tuent des gens. « Tenez-vous bien, j’arrive ! »
Nick Romaniuk
Coordonnateur recherche et sauvetage pour SOS Méditerranée à bord de l’« Aquarius »