Le 27 avril 2019, treize personnes décèdent dans un accident de la route à Sabbela, localité du gouvernorat de Sidi Bouzid [dans le centre de la Tunisie]. La majorité sont des femmes originaires de Blahdiya, un petit village situé au pied du mont Mghilla. Ouvrières agricoles, elles se sont réveillées à l’aube pour rester debout à l’arrière d’un camion, censé les acheminer sur leur lieu de travail. Mais leur parcours semé d’épreuves s’est brutalement arrêté là.
Le petit cimetière situé sur une colline au milieu du village de Blahdiya s’est ainsi agrandi. Le lendemain de l’accident, des hommes agenouillés posent les dernières couches de ciment sur la dizaine de sépultures. Un jeune homme, le regard vide, est assis sur une brique. Il porte un foulard vert avec des motifs colorés, noué autour de la tête. C’était celui de sa mère, l’une des victimes. Ce foulard est depuis devenu un symbole, celui de la lutte des femmes rurales contre les multiples injustices qu’elles subissent.
“On dort le ventre vide”
Fatma est l’une de ces femmes. Elle habite avec six de ses sept enfants. Son mari et son fils aîné sont absents. Ils travaillent comme ouvriers de chantier sur la côte, respectivement à Sousse et à Hammamet. Seule à subvenir aux besoins de ses enfants, Fatma se lève tous les matins avant le lever du soleil. L’ouvrière agricole a échappé de peu au drame qui frappe son village. Elle a changé d’employeur récemment et, avec lui, de chauffeur, décédé lui aussi dans l’accident.
Chaque jour, sauf le dimanche, elle prend la route à pieds, vers un point de ralliement à proximité, où elle retrouve de nombreuses femmes, quelques hommes et des enfants qui attendent comme elle que les transporteurs viennent les chercher.
“Parfois on reste à attendre, mais il n’y a pas de travail. Alors on rentre chez nous et on dort le ventre vide.”
“Où voulez-vous que j’aille ?”
Lorsqu’elles sont appelées à travailler la terre d’un agriculteur des environs, les ouvrières s’entassent à l’arrière d’un camion, souvent debout sur la remorque, tout au long de la route, plus ou moins praticable, qui mène à destination. Le trajet peut durer jusqu’à trois heures. “Quand on arrive, on est déjà fatiguées et on doit tout de suite se baisser” pour cultiver la terre, raconte Fatma. Quand la journée s’achève, elle refait le même trajet, dans les mêmes conditions, pour retrouver son modeste foyer.
Les murs dangereusement fissurés soutiennent sa maison composée de deux petites pièces. Les fins matelas de mousse usés et poussiéreux jonchent le sol cimenté. Une télévision cathodique pour seul divertissement, un vieux réfrigérateur, des restes de nourriture posés sur une commode et un coin qui sert de débarras complètent le tableau. Fatma est née et a vécu toute sa vie à Blahdiya. “Où voulez-vous que j’aille ?”, demande-t-elle. La question ne se pose pas.
Pour chaque jour travaillé, les ouvrières agricoles perçoivent chacune 10 dinars [3 euros] sur les 14 payés par l’employeur. Le reste revient au chauffeur du camion. “C’est normal, le prix de l’essence a augmenté et il faut aller à 30 kilomètres d’ici”, justifie Khemaïes, le fils de Fatma.
“Sans ces transporteurs, on ne pourrait pas travailler, on mourrait de faim !”
Khemaïes a 17 ans. Il est le seul parmi ses frères et sœurs à poursuivre sa scolarité. Pour se rendre à son lycée, il doit prendre le même type de transport que sa mère. Il est d’ailleurs lui-même rescapé d’un accident de la route. Sa jambe droite en garde encore des séquelles. Sa petite sœur, âgée de 12 ans, est déscolarisée. Elle travaille occasionnellement avec sa mère dans les champs. Mais les employeurs ne veulent plus l’accepter, estimant qu’elle ne serait pas assez robuste ou productive pour cette tâche.
Le mari de Fatma ne leur rend visite en moyenne qu’une fois par trimestre. “Avec le loyer qu’il paie à Sousse et ses dépenses quotidiennes, il nous aide à peine. Il nous donne 150 ou 200 dinars quand il peut, pas plus”, dit-elle, tout en l’excusant.
“Il ne trouve pas toujours de travail et c’est dangereux, il est déjà tombé.”
“Pourquoi nous n’avons pas d’hôpitaux ?”
Le principal coupable de cette situation ? L’État et celles et ceux qui le gouvernent. “Je n’ai jamais rien reçu d’eux. Qu’est-ce qu’ils font là s’ils sont incapables de nous aider ?”. Si le village est desservi en électricité, les forages d’eau installés sont souvent défectueux, obligeant les habitants de Blahdiya à parcourir plusieurs kilomètres à pied pour atteindre la borne-fontaine collective mise en place par le ministère de l’Agriculture.
Avec plus ou moins 300 dinars par mois [90 euros], Fatma, qui a vécu sept accouchements à domicile, a autant de bouches à nourrir. Elle n’a pas non plus les moyens de se soigner, malgré des problèmes de santé. “Pourquoi nous n’avons pas d’hôpitaux ou de dispensaires ? Nous aussi, on est Tunisiens”.
Selon elle, les transporteurs ne sont pas à blâmer. D’autant que ces derniers habitent le même village et vivent dans les mêmes conditions. “Ce sont nos voisins. Celui qui avait le camion transportait aussi sa mère, morte elle aussi. Ce sont eux qui vont voir les agriculteurs et qui nous trouvent du travail”, insiste-t-elle. Basma, la voisine de Fatma, confirme.
“À la pharmacie, tu paies le prix en entier”
Les deux femmes assurent aussi avoir été témoins de cas de corruption des forces de l’ordre de la région. “Ils arrêtent le camion et demandent au chauffeur de l’argent. Une fois, ils lui ont demandé 150 dinars. Où voulez-vous qu’il les trouve ?”, assure Basma.
“C’est aussi pour ça qu’ils font monter plus de personnes, sinon ils ne gagnent rien.”
Pour pouvoir s’occuper de ses deux enfants en bas âge, Basma ne travaille pas. Son mari est ouvrier agricole, mais il parvient à peine à subvenir aux besoins de la famille. Pour la jeune femme, le transport est source d’angoisse, et elle ne cache pas sa colère.
Elle prend l’exemple de sa fille qui souffre d’allergies et doit être soignée. “Pour l’emmener à l’hôpital de Sousse [à près de 200 kilomètres], je dois débourser 100 dinars”, principalement en frais de transport. “Je ne peux plus me le permettre”, s’indigne-t-elle, jetant une pile d’ordonnances et de documents au sol. “Rien que la pommade qui sert à apaiser ses allergies me coûte 14 dinars. Quand tu vas à la pharmacie, tu paies le prix en entier. Personne ne te rembourse rien”, ajoute la jeune femme. À défaut de pouvoir se déplacer, elle est obligée de se limiter à cette dépense, priant pour que les maux de sa fille ne s’aggravent pas.
La télé déconnectée des réalités
Ce jour-là, Basma a allumé la télévision avec un espoir : celui de voir les médias couvrir davantage les injustices auxquelles les habitants de Blahdiya sont confrontés. Mais les émissions de divertissement se suivent, donnant à voir “un autre monde”. “C’est étrange, dit-elle, j’allume la télé, je tombe sur des émissions où ça parle de maquillage et de mode. Nous, on crève de faim ici, on s’use, on nous suce le sang, et puis on voit ça à la télé. C’est vraiment étrange.”
Basma, Fatma et d’autres mères du village s’inquiètent pour l’avenir de leurs enfants. Le difficile accès à l’école, l’absence de débouchés, un avenir incertain… “Les jeunes ne rencontrent que des murs face à eux, tout est verrouillé.” Ainsi, mourir ou quitter le pays sont les seules options envisagées.
“Si tu pousses quelqu’un à se tourner vers la forêt, ne t’étonne pas qu’il devienne sauvage, qu’il ne ressente plus rien… son cœur est mort.”
40 décès, 500 blessés
Tous les ans, des dizaines d’ouvriers agricoles sont victimes d’accidents de la route. Ainsi, entre 2015 et mai 2019, le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES) a recensé 40 décès et plus de 500 blessés. L’émoi suscité par le drame de Sabbela, ainsi que sa large médiatisation, a entraîné de nombreuses réactions. Plusieurs associations caritatives et autres mouvements politiques ont apporté un soutien financier et des dons en nature aux familles des victimes du village de Blahdiya.
Le gouvernement a également annoncé une série de mesures censées venir en aide aux ouvriers agricoles. L’initiative “Ahmini” (protège-moi), dont le coup d’envoi officiel a été donné le 10 mai par le ministre de l’Agriculture, entend permettre à ces populations vulnérables de bénéficier de la sécurité sociale (CNSS), à condition qu’elles s’inscrivent au système par téléphone et qu’elles versent elles-mêmes leurs cotisations (environs 50 dinars par trimestre).
“Basma, dont la fille requiert des soins réguliers, reste sceptique.Non seulement on doit payer alors qu’on arrive à peine à survivre, mais en plus, qui me paiera le transport pour aller à l’hôpital ? Ils ont amené un bus pour transporter les ouvriers. À part ça, rien n’a changé.”
Monia Ben Hamadi
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