Se retrouver dans la ligne de mire d’un drone militaire n’est pas en général une position très enviable. Ce n’est pourtant pas ce que l’on aurait cru en voyant la réaction de dizaines de milliers de visiteurs présents à un salon aéronautique organisé l’automne dernier.
Un drone militaire a décollé devant eux et a commencé à transmettre les images prises par sa caméra sur un écran géant. L’image était tellement précise que les spectateurs pouvaient distinguer leur propre visage dans la foule. Ils voyaient exactement la même chose que le pilote, installé dans une cabine à côté de la scène. Sur l’écran, la foule apparaissait en pleine ligne de mire avec les indications de tangage, de roulis et d’altitude de l’appareil.
Lorsque le présentateur s’écria : “On vous voit, levez les mains !” les gens rugirent d’enthousiasme. Cette scène aurait pu se dérouler dans n’importe quel salon aéronautique, mais celui-ci avait ceci de particulier qu’il n’était pas organisé aux États-Unis – numéro un mondial des drones militaires et coutumier de ce genre d’événements –, mais en Turquie, dans les environs d’Istanbul. L’engin sans pilote qui électrisait la foule n’avait pas été fabriqué aux États-Unis, mais en Turquie. Et les spectateurs applaudissaient ce spectacle qui symbolisait l’entrée de leur pays dans le petit club des nations les plus avancées du monde sur le plan technologique.
Drones assassins
La Turquie est entrée dans le second âge des drones, une époque où le recours à des aéronefs télécommandés pour tuer se répand bien au-delà des États-Unis, premier pays à avoir lancé des missiles depuis ces engins après les attentats du 11 septembre. La Turquie figure désormais avec les États-Unis et le Royaume-Uni parmi les principaux utilisateurs de drones assassins au monde, selon les données rassemblées par The Intercept. Le pouvoir turc déploie ces armes contre les combattants de Daech en Syrie et le long de la frontière avec l’Irak et l’Iran, une région où l’utilisation constante des drones a permis à Ankara de reprendre l’avantage sur les rebelles kurdes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), qui lui tiennent tête depuis des décennies.
Alors que, pendant plus de dix ans, les États-Unis ont été les principaux utilisateurs au monde de drones de combat – la première attaque remonte à 2001 – plus d’une dizaine de pays possèdent à présent cette technologie. Depuis 2015, le Royaume-Uni, Israël, le Pakistan, l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis (EAU), l’Égypte, le Nigeria et la Turquie recourent tous à des drones armés pour exécuter des cibles humaines. Les tentatives de restrictions d’exportation mises en place par Washington pour contrôler la diffusion de cette technologie n’ont pas suffi à ralentir la course mondiale à ce nouveau type d’armement.
“Cela fait longtemps que la prolifération des drones armés est devenue hors de contrôle”, confirme Chris Woods, journaliste spécialiste de la question depuis plus dix ans et rédacteur en chef du site Airwars, un observatoire des zones de conflit.
“Il y a tellement d’États et d’acteurs non étatiques qui ont accès à cette technologie et qui l’utilisent à l’intérieur et à l’extérieur de leurs frontières. Nous sommes clairement entrés dans le second âge des drones, celui de la prolifération.”
Les exportations de drones américains de type Predator ou Reaper étant soumises à l’approbation du Congrès et du Pentagone, leur acquisition reste un processus long et compliqué. Certains acheteurs préfèrent se tourner vers la Chine et son CH-4, un drone aux caractéristiques similaires à celles du Predator (mais moins sophistiqué que le Reaper). Pourtant, même si les principaux fabricants comme la Chine ou les États-Unis décidaient de restreindre leurs ventes, le génie est sorti de sa lampe : la technologie est désormais reproductible. C’est précisément la voie empruntée par la Turquie. Cette dernière se distingue en étant non seulement le plus avancé des nouveaux fabricants de drones mais aussi le seul pays à en faire régulièrement usage sur son propre territoire, contre ses propres citoyens.
Un étudiant audacieux
L’homme qui peut être considéré comme le père du programme turc de développement de drones s’appelle Selçuk Bayraktar. En 2005, ce jeune étudiant alors âgé de 26 ans parvint à convaincre un groupe de hauts responsables turcs d’assister à une démonstration de vol d’un drone de sa fabrication. Diplômé en ingénierie électrique dans la meilleure université de Turquie, Bayraktar avait obtenu un master à l’université de Pennsylvanie et faisait alors son doctorat au MIT [Massachusetts Institute of Technology]. Il savait qu’il travaillait sur une des technologies militaires les plus prometteuses du moment. Il n’était pas certain de ce qu’il allait faire après ses études, et il était temps pour lui de rentrer en Turquie.
Les bras croisés, les représentants regardèrent l’engin s’élever dans les airs, puis redescendre doucement pour atterrir dans les mains de l’étudiant. “Boeing, Lockheed, ce sont de grosses entreprises, n’est-ce pas ? déclara le jeune homme. Nous travaillons sur les mêmes systèmes qu’eux. Si la Turquie soutient ce projet de drone, en cinq ans, elle pourra devenir un leader mondial, sans problème.” Un discours audacieux qui ne persuada toutefois pas immédiatement les représentants turcs. Bayraktar était alors un parfait inconnu dans les cercles du pouvoir à Ankara.
Sa famille possédait une entreprise baptisée Baykar Makina, créée en 1984 par son père, lui-même ingénieur, afin de fabriquer des pièces détachées pour l’automobile à l’époque où le gouvernement turc cherchait à développer une filière nationale. Au tournant des années 2000, l’entreprise commence à s’intéresser aux drones.
En 2007, Bayraktar quitte le MIT et retourne en Turquie pour se consacrer entièrement à ses drones. Il lui faudra toutefois attendre plusieurs années – et quelques retournements géostratégiques inattendus – pour devenir le champion du programme turc de développement de drones.
Décevant allié américain
À l’époque où l’étudiant fait sa démonstration devant les représentants officiels, la Turquie dispose déjà d’un programme de drones supervisé par l’entreprise publique Turkish Aerospace Industries (TAI), fleuron de la défense nationale. Mais les bureaucrates d’Ankara et notamment les militaires – alors très puissants – jugent plus sage d’acheter cette technologie aux États-Unis ou à Israël plutôt que de poursuivre son développement dans le pays, en dépit de nombreuses déconvenues.
Depuis 1975 et les restrictions sur les exportations d’armes imposées par les États-Unis après l’invasion de Chypre par la Turquie, les relations avec Washington s’étaient tendues, et la Turquie avait tenté de développer sa propre industrie de défense.
La Turquie est pourtant entrée dans le premier âge des drones par la voie classique : en faisant l’acquisition de six drones civils auprès de l’américain General Atomics en 1996. Le modèle GNAT 750s qu’elle achète n’est alors qu’un aéronef télécommandé transmettant un flux vidéo. Ces premiers appareils sont déployés dans le sud-est de la Turquie où les combattants séparatistes du PKK se réfugient dans les montagnes escarpées de la région pour échapper aux forces de sécurité.
En 2006, la Turquie signe une commande pour dix drones Heron fabriqués en Israël, pays qui utilise des drones militaires depuis les années 1970. Les appareils ne lui sont toutefois livrés que cinq ans plus tard. Ankara accuse alors les Israéliens d’avoir saboté le système d’imagerie des drones qui sont renvoyés en Israël pour être réparés, ce qui prendra encore plusieurs années. Les premiers drones que le pouvoir turc peut enfin déployer sont d’abord pilotés par du personnel israélien – que les Turcs soupçonnent de travailler secrètement pour le Mossad. Ces appareils sont loin de répondre aux attentes de la Turquie.
En 2010, Ankara rompt brutalement ses relations diplomatiques avec Israël après qu’un raid israélien a provoqué la mort de neuf de ses ressortissants se trouvant à bord d’un bateau faisant cap sur la bande de Gaza. Quelques mois plus tard, la Turquie annonce le remplacement des drones Heron par des modèles de fabrication turque. Mis au point par TAI, le drone Anka – c’est-à-dire “phénix” – affiche une envergure de plus de 17 mètres et peut rester dans les airs pendant vingt-quatre heures à près de 10 000 mètres d’altitude. Mais, à l’instar du Heron, ce n’est pas un drone de combat.
À l’époque, les autorités turques reçoivent des images et des renseignements de la part des États-Unis, notamment en provenance de drones Predator pilotés par des Américains. Mais, inquiet des risques que pouvait représenter son allié de l’Otan pour Israël, Washington refuse de vendre des drones de combat à la Turquie. En 2016, Ankara tourne le dos à Washington, un allié de longue date mais pas suffisamment fiable. Il se lance dans la course à l’armement avec Washington et les autres membres de l’Otan. Le développement de drones turcs capables de tuer devient une priorité. C’est alors que Bayraktar saisit sa chance.
Militaires et musulmans pratiquants
Quelques années auparavant, Bayraktar n’avait même pas obtenu l’autorisation de l’armée pour tester ses drones avec de vraies munitions. Les membres de l’état-major turc – dont la plupart devaient moins leur ascension à leurs mérites qu’à leur mépris pour l’islam – ne cachaient pas leur dédain pour les musulmans pratiquants comme Bayraktar.
Mais le jeune ingénieur commençait à faire parler de lui à force de dénoncer la dépendance de la Turquie envers les systèmes israéliens, et son discours était de mieux en mieux accueilli en haut lieu. En 2006, Bayraktar remporte un concours organisé par l’armée et obtient une commande pour 19 minidrones devant être déployés dans le sud-est du pays.
La famille Bayraktar négocie alors avec les soldats pour partir avec eux sur le terrain afin d’avoir une idée précise de leurs besoins. Ses efforts portent leurs fruits : en 2015, elle fait la démonstration de son modèle le plus sophistiqué, le TB2, qui retient l’attention des militaires turcs.
Volant à une altitude de 4 kilomètres, ce drone peut toucher une cible à 8 kilomètres de distance avec un missile téléguidé de fabrication turque. La même année, Bayraktar fait également du chemin dans une autre direction : il épouse la fille cadette du président Erdogan. Depuis, son entreprise est le fournisseur privilégié de l’État turc.
La flotte de TB2 constitue aujourd’hui le pilier des opérations aériennes d’Ankara. Capable de voler à plus de 7 000 mètres d’altitude pendant vingt-quatre heures, ce drone dépend toutefois de relais terrestres pour ses communications. Il peut parcourir jusqu’à 150 kilomètres et transporter une charge de plus de 50 kilos. Plus de 75 appareils utilisés par les forces turques aujourd’hui volent près de 6 000 heures par mois et ont complètement changé la donne contre les militants du PKK, qui ne peuvent désormais plus se déplacer en larges groupes.
La vidéo de la toute première démonstration de Bayraktar devant les représentants turcs a fait le tour des réseaux sociaux et lui-même est désormais célébré comme un héros national.
“Vous ne pouvez pas vous rendre à un drone”
Aux États-Unis, le débat sur les assassinats par drones se limite généralement aux appareils appartenant à l’armée américaine. Grâce à la prolifération de cette technologie, la Turquie est pourtant devenue – en toute discrétion – l’un des plus fervents adeptes de ce type d’arme.
La présence des drones est quasiment constante dans le sud-est du pays. Presque chaque jour, un drone, généralement un TB2, tire sur une cible ou transmet des informations sur une cible qui est ensuite attaquée par des F-16 ou des hélicoptères. Au cours des deux dernières années, alors que les forces turques ont pris en chasse les combattants du PKK jusque dans le nord de la Syrie et de l’Irak, les drones ont permis à Ankara d’éliminer plusieurs de ses membres. Dans un pays pris de fièvre patriotique, les drones font l’objet d’une fervente adoration.
Selon des sources officielles, entre janvier et avril 2018, des TB2 équipés de bombes téléguidées de fabrication turque ont causé la mort de 449 personnes dans le nord-ouest de la Syrie. Ils ont aussi fait de nombreuses autres victimes dans le nord de l’Irak, notamment des chefs du PKK qu’Ankara traquait depuis des dizaines d’années. En Turquie même, dans le Sud-Est à majorité kurde, au moins 400 personnes auraient été tuées dans des attaques par drones depuis 2016.
Ces attaques sont largement soutenues par une population turque littéralement fascinée par ces machines. On a même vu le président Erdogan apposer sa signature sur l’élégant fuselage de plusieurs TB2.
Le choix de la Turquie pour cette forme d’assassinat à distance soulève pourtant les mêmes questions en matière de droits humains que la campagne entreprise par Washington il y a plus de dix ans. Il est en effet prouvé qu’en Turquie aussi les attaques de drones font des victimes civiles.
“Vous ne pouvez pas vous rendre à un drone. Vous ne pouvez pas être interpellé par un drone”, souligne Chris Woods du site Airwars.
“Il n’y a qu’une seule issue possible une fois que cette arme est déployée : la force létale. C’est très inquiétant, surtout lorsque des drones armés sont utilisés sur le territoire national.”
“On ne sait toujours pas pourquoi le drone a attaqué”
Le gouvernement turc n’hésite pas à diffuser les vidéos des attaques dont il est fier [comme celle ci-dessous, montrant une frappe du 15 août 2018 qui a éliminé Ismail Özden, un cadre turc du PKK, dans le nord de l’Irak]. Toutes les opérations qu’il mène sont pourtant loin d’être transparentes.
À l’automne dernier, Tahir Temel et sa famille ont quitté leur maison, dans la province de Hakkari, pour s’installer dans la ville de Van. Les routes menant à Ogul, leur village perdu dans la montagne au milieu des torrents et situé à une vingtaine de kilomètres de la frontière irakienne, étaient constellées de postes de contrôle. Fatiguées de devoir répondre quotidiennement aux questions des soldats, 23 des 25 familles du village avaient décidé de partir, explique Temel.
Leurs ennuis commencent le 31 août 2017, le jour de l’Aïd El-Kebir, quand le frère de Temel est tué par une attaque de drone en même temps que trois autres personnes sont blessées.
“Notre mère habite dans le village [d’Ogul], alors mon frère s’y est rendu avec trois autres hommes pour l’Aïd. Ils sont allés la chercher pour l’emmener en ville, mais comme il commençait à se faire tard, ils ont décidé de rester et de pique-niquer sur place”, raconte Temel. Son frère, Mehmet, père de deux fillettes et d’un garçon, était âgé de 35 ans. Il travaillait comme ouvrier du bâtiment. La semaine précédente, il était sur un chantier près de la ville de Hakkari pour la construction d’un hôpital.
D’après le témoignage de Tahir Temel et de l’enquête menée par des avocats de la région, Mehmet a d’abord rejoint trois hommes du village avant de se diriger en direction d’Ogul. À la sortie de Hakkari, ils sont passés par un poste de contrôle où leurs cartes d’identité ont été vérifiées par la police. À 300 mètres de leur maison, ils ont commencé à préparer un barbecue à l’ombre d’un grand noyer.
Deux survivants de l’attaque, Musa Tarhan et Ibrahim Sak, ont raconté la scène à des avocats spécialistes des droits humains : un pick-up Mitsubishi gris est apparu et quatre hommes armés en sont descendus – probablement des militants du PKK, indiquent les deux survivants. L’un d’eux a posé quelques questions à Mehmet Temel, demandant à quelle tribu lui et ses amis appartenaient et ce qu’ils faisaient là. Puis, alors que les hommes regagnaient leur véhicule, un drone a surgi et a lâché une bombe sur eux. Sak se souvient d’avoir vu un immense nuage de poussière et le corps inerte de Temel et de deux des inconnus. Craignant une seconde attaque, Sak et Tarhan ont arrêté une voiture sortant du village et se sont précipités vers un hôpital de la ville. Comme le souligne Tahir Temel :
“Ils faisaient seulement un pique-nique, ils étaient tout près de chez eux. Ils avaient passé le poste de contrôle, la police ne les avait pas juste laissés passer, les agents avaient vérifié leur identité et ce n’était pas une zone interdite. On ne sait toujours pas pourquoi le drone a attaqué.”
Au cours des semaines suivantes, l’accident s’est transformé en controverse nationale. Le lendemain de l’attaque, les autorités régionales annonçaient que quatre membres du PKK avaient été “neutralisés” par un drone Baykar et que quatre “complices découverts avec des terroristes locaux” avaient été blessés. Un de ces “complices”, Mehmet Temel, était mort des suites de ses blessures. Le ministère de l’Intérieur a publié ensuite son propre communiqué, indiquant que quatre terroristes avaient été neutralisés.
Le 8 septembre, Ibrahim Sak et Musa Tarhan ont été arrêtés dans leur chambre d’hôpital, accusés, puis condamnés pour appartenance au PKK. Le troisième survivant, Ismail Aydin, est toujours en détention, accusé de terrorisme.
À Ankara, Sezgin Tanrikulu, un parlementaire de l’opposition, a tenu une conférence de presse en brandissant les images de Mehmet Temel avec ses enfants, affirmant que les quatre hommes étaient des civils et que, s’ils étaient suspectés d’être des terroristes, ils auraient dû être arrêtés au checkpoint. [Le président Erdogan a répliqué.]
“Complètement illégal”
Il n’est pas facile de parler de ces assassinats par drones en Turquie. Toute critique est interprétée comme une défense du PKK et le reniement d’une source de fierté pour le pays. Le député Tanrikulu s’est retrouvé sous le coup d’une enquête lancée par un procureur après ses propos sur l’attaque de Hakkari. Les avocats qui ont rendu visite aux proches des victimes et instruit le dossier sont aujourd’hui accusés d’insulte à la nation turque – un authentique crime en Turquie – pour avoir enquêté sur cet épisode et mené diverses actions critiques contre le gouvernement.
“Vous pouvez les appeler comme vous voulez – Predator, drones armés –, mais, au regard du droit international, et vu la façon dont elles sont utilisées, [ces armes] doivent être interdites partout dans le monde”, insiste Ozturk Turkdogan, président de l’Association turque des droits humains (IHD), une des rares organisations en Turquie qui dénombre les victimes de la guerre contre le PKK. L’association recense l’utilisation de drones depuis 2016, mais elle peine à tenir le décompte du nombre de victimes civiles et s’appuie sur les témoignages des victimes ou de leurs familles. Outre l’attaque de Hakkari, l’IHD a répertorié trois autres cas où l’on suspecte des victimes civiles depuis 2017.
Les lois antiterroristes actuelles indiquent clairement que l’usage de la force létale n’est autorisé qu’en dernier recours, explique Turkdogan. Si le pouvoir d’Ankara voulait utiliser ces drones de manière légale pour éviter des victimes civiles, il le pourrait. “Ils pourraient identifier des personnes et contacter une base militaire proche [pour établir leur identité], puis revenir [vers les suspects] et leur ordonner de se rendre. Et si ces derniers refusent, alors ils pourraient ouvrir le feu, explique Turkdogan. Mais, en réalité aujourd’hui, les drones identifient des personnes et leur tirent dessus tout de suite, ou bien ils envoient des chasseurs F-16 ou ils lancent des tirs d’artillerie, et ils les massacrent. C’est complètement illégal.”
La prolifération ne fait que commencer
Après être passée des États-Unis à la Turquie, la technologie des drones militaires se répand à présent dans d’autres pays. En janvier, le président ukrainien Petro Poroshenko a annoncé l’achat de 12 TB2 pour un montant estimé à 69 millions de dollars. Plusieurs autres pays, comme le Pakistan et le Qatar, ont eux aussi manifesté leur intérêt pour les drones turcs.
Mais les États ne sont pas les seuls acteurs intéressés par l’acquisition de ces armes.
Le 10 novembre dernier, toute la Turquie célébrait l’anniversaire de la mort du Père de la nation, Mustapha Kemal Atatürk. À 9 heures 5 précises – l’heure de sa mort –, des villes entières se sont figées pour une minute de silence. Cette année, à Sirnak, dans le sud-est du pays, c’est le moment qu’a choisi le PKK pour mener une série d’attaques coordonnées.
Dix drones de fabrication artisanale, chargés d’explosif C4 et de clous, suivant un itinéraire préenregistré, se sont dirigés vers des bâtiments publics et des cibles militaires. Sur les images des caméras de surveillance, on peut voir un des drones survoler lentement les piétons en direction de l’entrée du siège des autorités régionales. Sept drones se sont écrasés, sans exploser, sur cinq cibles militaires. Deux ont largué des bombes improvisées aux abords de postes-frontières avant de s’écraser du côté irakien.
Les drones du PKK n’ont pas encore fait de victimes humaines, mais les médias turcs en parlent désormais régulièrement, montrant les forces de sécurité en train de les abattre dans les airs – aussi bien en Turquie qu’aux environs de la frontière avec l’Irak et la Syrie.
“Cela fait déjà un certain temps que le PKK utilise des drones, et de plus en plus fréquemment – ce qui n’a rien d’étonnant”, explique Nick Waters, analyste pour le site d’investigation Bellingcat, qui étudie l’utilisation de drones dans la région par des acteurs non étatiques.
“Les drones sont de plus en plus des armes de prestige. [Les rebelles] les utilisent de la même manière que les États. Avoir accès à cette technologie, c’est une façon pour les organisations comme le PKK de renforcer leur réputation.”
Le PKK n’est pas le premier groupe armé à adopter des drones de combat. Dès 2016, les combattants de Daech ont commencé à mener des attaques avec des drones modifiés. D’après les chiffres du site Bellingcat, ils auraient mené plus de 200 attaques par drones sur la seule année 2017. Les terroristes achetaient des drones conventionnels et les utilisaient pour larguer des grenades (agrémentées d’ailerons pour contrôler leur chute). L’opération était parfois filmée pour ensuite réaliser des vidéos de propagande très sophistiquées.
Pionniers dans cette technologie militaire, les États-Unis ont montré le potentiel des drones au reste du monde. D’autres pays leur emboîtent aujourd’hui le pas. La Turquie ne sera pas la dernière à se lancer dans la fabrication de ses propres drones ; et le peuple turc ne sera pas le dernier à y voir un motif de fierté.
Umar Farooq
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