L’épineuse question des îles Éparses pourrait donc être réglée dans l’année ? Le 29 mai 2019, le président Emmanuel Macron s’est engagé à solder avant un an le contentieux qui oppose la France et Madagascar au sujet de ces atolls coralliens, répartis dans l’océan Indien autour de la Grande Île.
Depuis le palais de l’Élysée, à Paris, dans une déclaration commune avec le président malgache Andry Rajoelina, le chef de l’État français a affirmé qu’une commission d’experts des deux pays allait trouver « une solution de développement commun dans la zone économique actuelle », avant la fin de l’année 2020.
Dans l’océan Indien, les observateurs et la presse malgache parlent déjà de « gestion commune » et de « restitution » des territoires par l’ancienne puissance colonisatrice. Le sujet est pourtant sur la table depuis 1973. L’ONU est saisie de la question de ces îlots revendiqués par Madagascar depuis 1979 : Juan de Nova, Bassas de India, Europa, Tromelin et Glorieuses sont administrés par Paris depuis 1896, année de la colonisation de Madagascar.
Les îles Éparses représentent une zone économique exclusive sur une énorme surface maritime. © Creative commons - Wikimedia
Malgré l’accession de cette dernière à l’indépendance, en 1960, la France n’a jamais cessé d’exercer sa souveraineté sur les atolls, grâce à des bases scientifiques et surtout une occupation militaire régulière. La Zone économique exclusive (Zee) des Terres australes et antarctiques françaises (Taaf) est supérieure à la superficie de l’Hexagone. De plus, les Éparses sont réputées abriter dans leurs eaux de très importantes réserves d’hydrocarbures [1] en sus de fonds marins préservés, d’une biodiversité tropicale exceptionnelle et des ressources halieutiques colossales de la zone sud-ouest de l’océan Indien.
À en croire le président français et son homologue malgache, une solution rapide est à portée de main. Cela dit, le calendrier établi pour annoncer la mise sur pied de la commission binationale d’experts ne doit rien au hasard.
Quelques jours auparavant, le 12 mars 2019, Andry Rajoelina, le chef de l’exécutif malgache récemment élu, déclarait au président mauricien Barlen Vyapoory : « Le triomphe de votre combat nous sert d’exemple de courage et renforce notre volonté à mener le même combat pour la restitution des îles Éparses à Madagascar. » Il faisait allusion à la victoire de l’île Maurice devant la Cour internationale de justice (CIJ), une institution de l’ONU basée à La Haye, aux Pays-Bas.
C’était le 25 février dernier : ce jour-là, l’émotion et l’espoir naissaient enfin dans le cœur des représentants du peuple chagossien. Après avoir livré des témoignages bouleversants devant les juges de la CIJ, ces ressortissants mauriciens obtenaient pour la première fois gain de cause devant la justice internationale.
Les magistrats, spécialistes du droit international saisis par l’assemblée générale de l’ONU, reconnaissaient que les conditions dans lesquelles les Chagossiens avaient été déportés de leur archipel par le gouvernement britannique, en 1971, étaient illégales.
« J’étais enceinte de quatre mois lorsque les bateaux sont venus nous chercher, se souvient Lisby Élysée, créole chagossienne, née sur l’atoll de Diego Garcia. On nous a traités comme des animaux. J’ai été malade pendant le voyage jusqu’à Maurice. Mo perdi mon zenfan, mo pass la miser. »
Hommes, femmes et enfants ont été brutalement évincés de leur archipel par les Britanniques afin que les États-Unis d’Amérique puissent y installer ce qui allait devenir l’une de leurs plus importantes installations militaires ultramarines : la base de Diego Garcia. Quasiment au centre géographique de l’océan Indien, à équidistance du Yémen et de l’arc indonésien, l’atoll abrite dans les eaux protégées de son immense lagon des sous-marins nucléaires et des porte-avions. La base a joué un rôle crucial durant les deux guerres du Golfe et assume depuis sa création la fonction de pivot logistique de l’armée étasunienne.
Des ressortissants de très nombreuses nationalités travaillent sur cette énorme base, mais il est une catégorie de citoyens qui n’a jamais eu le droit d’y retourner : les Chagossiens. Leur destin s’est bien souvent fracassé sur l’exil et ses terribles conséquences, comme la prostitution et l’excès d’alcool dans les faubourgs de Port-Louis, à Maurice ou dans la banlieue de Londres, où une partie d’entre eux a été déplacée.
« L’avis que la Cour internationale de justice a rendu le 25 février 2019 est très clair et a représenté un véritable coup de tonnerre, s’émeut André Oraison, spécialiste du droit international, professeur à l’université de La Réunion. La cour a estimé que le processus de décolonisation n’a pas été mené à bien lors de l’indépendance de Maurice, en 1968. En séparant les Chagos de Maurice avec la création des “British Ocean Territories”, le Royaume-Uni a violé le principe de l’intangibilité des frontières coloniales, qui interdit à une puissance coloniale de détacher une partie du territoire à ses fins personnelles. La Grande-Bretagne doit cesser d’administrer l’archipel des Chagos et restaurer la souveraineté de Maurice sur ses îles. »
L’avis de la Cour de justice est strictement consultatif mais il a pris un tout autre relief le 22 mai 2019, lorsque l’assemblée générale de l’ONU a adopté une résolution qui reprend ses termes et lance un ultimatum de six mois à la Grande-Bretagne pour restituer l’archipel des Chagos à la République mauricienne. Si l’ancienne puissance coloniale ne se conforme pas à cet avis – et des déclarations du gouvernement britannique en ce sens ont déjà eu lieu –, la question sera à nouveau abordée à New York en novembre.
Les Chagossiens, eux, y croient. « Nous allons rentrer chez nous !, affirme avec enthousiasme Olivier Bancoult, leader des Chagossiens en lutte. « Nous travaillons avec plusieurs spécialistes internationaux des questions de relogement et nous soumettrons au gouvernement mauricien des propositions après notre assemblée générale. Le plan que nous élaborons et que nous soumettrons également aux Nations unies comporte un important volet de protection de l’environnement. »
Ils n’ont pas encore tranché mais les Chagossiens devront également décider de leur organisation politique une fois sur place. « Autonomie, council, indépendance... toutes les options sont sur la table. Notre victoire n’est pas encore complète mais notre exemple va servir pour d’autres peuples. Nous sommes l’espoir de ceux qui vivent en dehors de leur territoire. »
Le fait que les Chagossiens ont créé un précédent et inspiré le président malgache n’a pas échappé aux autorités françaises. Si les îles Éparses sont encore administrées par Paris, c’est qu’à l’image des « British Ocean Territories » montés par les Britanniques afin de louer Diego Garcia aux États-Unis, les « Terres australes et antarctiques françaises » (Taaf) recouvrent une partie du territoire de l’ancienne colonie malgache.
Sollicitée à de nombreuses reprises, cette institution, basée à Saint-Pierre sur l’île de La Réunion, n’a pas souhaité répondre aux questions de Mediapart. Pas plus que le ministère français des affaires étrangères ou encore les différentes institutions scientifiques et militaires qui travaillent entre Juan de Nova, Bassas de India et Glorieuses.
Les questions de souveraineté dans l’océan Indien représentent un sujet sensible pour les autorités françaises. Ces revendications territoriales postcoloniales réactivées par l’ONU et sa Cour internationale de justice trouvent leur acmé dans un territoire ayant déjà entraîné plusieurs condamnations de la France par l’assemblée générale des Nations unies : Mayotte. Le précédent chagossien et les velléités malgaches à propos des Éparses valident une fois de plus les arguments de l’Union des Comores, qui revendique la quatrième île de son archipel depuis 1975. Pour l’instant, toutefois, ces condamnations sont restées sans effet et les revendications postcoloniales demeurent lettre morte dans l’océan Indien.
Julien Sartre