Jean Perrin est venu à la barre avec une photo de son frère, Robert, lundi 3 juin. Il voulait la montrer aux prévenus, tous anciens dirigeants de France Télécom. « Pour leur dire que c’est un être humain, pas un dossier. » « On va la projeter », lui a proposé la présidente, Cécile Louis-Loyant. Sur le grand écran de la salle d’audience du tribunal correctionnel de Paris, s’affiche un visage rond au regard bienveillant. La photo de Robert, avec sa chemise à carreaux en tissu épais et son sourire timide reste là, tout le temps que Jean parle. On l’appelait « Pépère, la force tranquille », dit Jean. Robert s’est suicidé chez lui, par arme à feu, le 17 mai 2008. Il avait 51 ans. Il était entré aux PTT en 1975, il était « ouvrier d’Etat ».
Pendant trente ans, raconte Jean, Robert Perrin a travaillé en brigade et en horaires décalés, six jours sur sept. « Ça lui permettait d’organiser son temps, de s’occuper des parents malades et de ses deux chiens. » Son service, celui des lignes spécialisées réservées aux gros clients, était menacé de fermeture à cause de l’ADSL, les horaires de travail allaient être modifiés et il redoutait « d’être affecté au PABX ».
Jean parle couramment le France Télécom, il travaillait dans la même direction territoriale que son frère, à Strasbourg. « Mon frère n’avait pas l’âme d’un commercial. Il était très angoissé par ce changement, ça l’a complètement perturbé. On a commencé à nous donner des indications par rapport à ces changements début 2008. Robert a été mis en arrêt-maladie très rapidement après ça, à cause de ça », dit Jean.
La colère lui fait avaler ses mots, il parle de plus en plus vite, évoque « la pression qui montait pour nous faire partir. On nous disait qu’on n’arriverait pas forcément à suivre. Nous avions la boule au ventre pour aller travailler. Ce qui est atterrant dans cette affaire, poursuit-il en désignant les prévenus, c’est de les entendre toujours dire “c’est pas nous” et “on”. Finalement, on était dirigés par des “c’est pas nous” qui appliquaient les directives des “on” d’en haut. Et quand les “c’est pas nous” avaient atteint les objectifs de départs fixés par les “on”, ils touchaient leur part variable ! Il faudrait que les prévenus fassent leur mea culpa et arrêtent d’être dans le déni ! »
« Il m’a dit : “J’en peux plus, ils me rendent fou” »
Ghislaine Regnier n’a pas apporté de photo de son mari, Jean-Marc. Elle a écrit sa déposition sur un petit papier qu’elle vient lire à la barre. Derrière elle, sur les bancs du public, un solide jeune homme plie l’échine à chaque fois que la voix de sa mère s’étrangle. Jean-Marc Regnier avait réussi, en 1978, le concours d’entrée à la direction des télécommunications. Il était technicien, affecté au service après-vente des particuliers et des publiphones. Il avait fait toute sa carrière à Longwy (Meurthe-et-Moselle). « Jean-Marc aimait son métier, il aimait se rendre chez les gens. Il ne souhaitait pas d’évolution professionnelle », raconte-t-elle.
En novembre 2007, on lui a dit que son job était amené à disparaître et qu’il devait se former aux nouvelles technologies. Jean-Marc Regnier est parti en stage. Une fois, deux fois, cinq fois.
« Chaque fois qu’il rentrait, il me disait qu’il n’y arrivait pas. Il répétait toujours : “Si je réussis pas cette formation, je vais finir sur une plate-forme [téléphonique].” Il ne parlait que de ça, il ne se voyait pas enfermé entre quatre murs. Quand il est rentré du dernier stage, c’était plus le même. Il m’a dit : “J’en peux plus, ils me rendent fou.” Je lui ai conseillé de tout arrêter et d’en parler à son chef. Il m’a répondu : “C’est impossible. Je veux pas, je veux pas aller sur une plate-forme. Il faut que je bosse.” Il a demandé de l’aide à mon fils Alexandre pour qu’il lui explique Internet. Il se relevait la nuit pour réviser les cours, revoir les schémas. Il ne dormait plus. Il vomissait. Un jour, il a fait un malaise. Il voyait que l’examen approchait et il savait qu’il n’y arriverait pas. Je l’ai envoyé chez le médecin qui l’a mis en arrêt pour stress professionnel. Il avait peur. Je lui ai dit qu’il n’y avait pas de honte à avoir, que ça pouvait arriver à n’importe qui. »
C’était le 29 avril 2008. Quelques jours plus tard, le premier samedi de mai, Jean-Marc Regnier a dit à sa femme qu’il allait « faire un tour avec le chien ». Juste avant, il avait laissé un message sur le répondeur de son fils pour lui demander encore une fois une explication sur quelque chose qu’il ne comprenait pas sur l’ADSL. Quand la nuit est tombée, Ghislaine Regnier s’est inquiétée, son mari ne rentrait pas et son téléphone sonnait dans le vide. Elle a prévenu les gendarmes, la famille et les amis sont partis à sa recherche. Jean-Marc Regnier s’était suicidé avec une arme à feu. Il avait 51 ans. « C’est mon fils qui a trouvé son père », dit-elle. Le jeune homme assis sur les bancs du public ferme très fort les yeux.
La présidente, Cécile Louis-Loyant, brise le silence qui suit. Elle appelle l’ex-PDG Didier Lombard à la barre : « Le souci de France Télécom était de préparer nos techniciens à ce qui allait arriver, l’évolution de l’analogique vers le numérique. Tout le monde allait se retrouver face à l’ADSL. C’est comme ça », explique-t-il.
Olivier Barberot, ancien directeur groupe des ressources humaines, lui succède : « On est dans un cas d’évolution technologique inévitable et irréversible. » Il ajoute : « C’est aussi pour cela que nous avons mis en place des cellules d’écoute et d’accompagnement, qui étaient un endroit hors hiérarchie où on pouvait être aidé. »
Un troisième prévenu, Jacques Moulin, ex-directeur des ressources humaines France, qui était directeur territorial Est jusqu’en 2008, confirme qu’il existait l’une de ces cellules à Strasbourg. La présidente plonge dans son ordinateur pour faire un rapide calcul : « Longwy-Strasbourg, deux heures dix-sept par autoroute pour la cellule d’écoute ! », cingle-t-elle.
« Vous vous rendez compte que vous êtes incompréhensibles ? »
Cécile Louis-Loyant veut savoir qui faisait quoi et surtout qui savait quoi, quand les premiers suicides sont arrivés chez France Télécom. Les prévenus lui répondent organigrammes complexes, flèches, diagrammes, acronymes. Extraits : « Le CSC était en relation directe avec la direction métier. » « La DCE avait un rattachement fonctionnel à OBS. » La présidente fulmine : « Vous vous rendez compte que vous êtes incompréhensibles ? C’est quand même assez caricatural, à la fin ! »
Elle répète sa question : « Qui a su que Jean-Marc Regnier et Robert Perrin s’étaient suicidés ? » Pas Didier Lombard, pas Olivier Barberot, pas Louis-Pierre Wenès, l’ex-directeur des opérations France.
« Monsieur Wenès, à l’époque, vous aviez 65 ans. Vous aviez parfaitement conscience que le changement, ça peut se passer mal et ça fait souffrir. Vous le saviez ! Vous l’avez même dit à l’ACSED ! [lors de la convention des cadres dirigeants réunis en septembre 2006 à la Maison de la chimie à Paris]
– Tout se passait au niveau de la direction territoriale. A quoi ça me sert d’être au courant ?
– Eh bien, qu’on calme le jeu quand ça se passe mal !, s’exclame la présidente.
– Juste une remarque : Robert Perrin était N –5 par rapport à moi. »
Avec d’infinies précautions, leurs avocats prennent le relais. Me Frédérique Baulieu, pour Louis-Pierre Wenès, complète les biographies des victimes, rappelle là un épisode de dépression bien antérieur à l’arrivée des dirigeants mis en cause, ici des témoignages à décharge pour l’entreprise de proches ou de collègues de travail qui n’ont pas été retenus par l’instruction.
Me François Esclatine, pour Didier Lombard, soulève une des difficultés de ce procès. « Ce n’est ni du déni ni du mépris si les prévenus ne parviennent pas à répondre sur chacun de ces cas individuels. C’est que France Télécom comptait alors 120 000 salariés », rappelle-t-il.
Pascale Robert-Diard
Chronologie
Décembre 2009
Le syndicat SUD-PTT dépose plainte contre la direction de France Telecom pour « mise en danger de la vie d’autrui », après la vague de suicides qui touche l’entreprise depuis 2006. Une enquête préliminaire est ouverte.
Avril 2010
Un juge d’instruction est nommé.
4 juillet 2012
Didier Lombard, l’ex-PDG de France Telecom (2005-2010), est mis en examen pour « harcèlement moral ». Son ancien bras droit, Louis-Pierre Wenes, et le DRH, Olivier Barberot, seront mis en examen des mêmes chefs.
Décembre 2014
Les juges Pascal Gand et Aurélie Reymond étendent les poursuites à quatre autres dirigeants, qui sont mis en examen pour « complicité de harcèlement moral ».
22 juin 2016
Le parquet de Paris demande le renvoi de ces sept dirigeants pour « harcèlement moral » ou « complicité de harcèlement moral ».