Conseiller au gouvernement chinois de ne pas « transformer la Constitution en papier toilette » suffit pour vous faire passer quelques années derrière les barreaux. Yu Jianrong, lui, a seulement vu, en 2016, son compte bloqué sur l’application de messagerie la plus populaire de Chine, WeChat. Même ses cours de management aux cadres du Parti communiste n’ont pas été remis en question.
Un pied dedans, un pied dehors : depuis une vingtaine d’années, cet intellectuel iconoclaste est passé maître dans l’art d’exploiter les failles du système. Avec, jusqu’ici, une ligne rouge : ne pas s’exprimer dans la presse internationale.
Atelier de peinture
Une ligne qu’il a franchie en mai en acceptant de recevoir Le Monde après avoir vu, en avril, son compte aux 7 millions d’abonnés sur Weibo, équivalent chinois de Twitter, bloqué pour trois mois en raison d’une critique implicite du pouvoir. « Si on ne peut plus s’exprimer sur WeChat, on le fait sur Weibo. Et si on ne peut plus utiliser Weibo, on a Twitter. Et si on n’a plus Twitter, on a Le Monde… Il y a toujours une solution », explique dans un grand éclat de rire cet homme aux multiples talents.
Sa carte de visite indique qu’il est directeur du Centre d’études sur les conflits sociaux au sein de l’Institut du développement rural de l’Académie chinoise des sciences sociales. Mais la maison où il nous reçoit, à l’est de Pékin, renferme son atelier de peinture. Au mur, de nombreux tableaux, tous très sombres mais avec à chaque fois un point lumineux. A ses côtés, un client venu lui acheter une toile représentant une resplendissante croix catholique sur fond noir.
Lors d’une visite à Pékin en 2010, Angela Merkel a, elle aussi, eu droit à son tableau : un homme au front ceint d’un bandeau portant l’inscription « erreur judiciaire ». « Elle a davantage le sens des valeurs que les présidents français », note-t-il.
« C’est mon devoir. Je veux aider les gens qui n’ont pas voix au chapitre », Yu Jianrong
La notoriété de cet homme de 57 ans, habillé en tenue de chasseur, est immense, dans tous les milieux : « Certains parents me demandent de proposer un prénom pour leur enfant à venir et j’ai de vrais disciples dans le Parti communiste. En fait, je pense que les gens apprécient ma conscience morale. »
Dans ce pays où le mensonge est une assurance-vie très répandue, le franc-parler de Yu Jianrong n’a pas de prix. Le chercheur français Jean-Philippe Béja, qui a assisté il y a plusieurs années à l’une de ses conférences devant les cadres du Parti, le confirme : « Il parle trois heures sur la gestion des incidents de masse. Et il s’en va. Sans répondre à aucune question. C’est une vraie vedette ».
Victimes d’abus du pouvoir local
Pour avoir été membre du Kuomintang, opposé au Parti communiste, son père a été privé de son passeport intérieur durant la Révolution culturelle (1966-1976). Le jeune Jianrong n’a pu être scolarisé. Il s’est ensuite rattrapé en décrochant en 2001 un doctorat de droit.
Après avoir utilisé sa connaissance du droit pour s’enrichir rapidement dans l’immobilier, Yu Jianrong met son savoir au service des plus démunis, notamment les pétitionnaires – ces Chinois souvent victimes d’abus du pouvoir local déboutés en justice qui font appel auprès de Pékin –, les enfants mendiants et les migrants de l’intérieur. « C’est mon devoir. Je veux aider les gens qui n’ont pas voix au chapitre », explique-t-il. Son étude de 2003 sur la résistance des paysans du Hunan contre le surplus de taxes agricoles amène le gouvernement à les supprimer.
Si, en 2008, il refuse de signer la Charte 08 de Liu Xiaobo en faveur d’une démocratisation du régime, il propose, cinq ans plus tard, sur les réseaux sociaux, un plan décennal de réforme du pays destiné à mener la Chine sur la voie d’une démocratie constitutionnelle.
« Le lavage de cerveaux ne marche plus », Yu Jianrong
Aujourd’hui, dans une vaste pièce faisant à la fois office de salon, de salle à manger et de galerie d’exposition, Yu Jianrong reconnaît que « bien sûr, la situation est de plus en plus difficile » et qu’« Internet a renforcé les contrôles ». Mais il n’est pas pessimiste :
« Les intellectuels ne peuvent plus trop parler mais, avec l’ouverture économique, leurs revenus dépendent moins du gouvernement qu’auparavant. Ils ne sont donc plus obligés de dire ce qu’ils n’ont pas envie de dire. »
Il place ses espoirs dans la jeunesse. « Le lavage de cerveaux ne marche plus », dit-il. En témoignent les jeunes étudiants marxistes qui défendent les ouvriers de Shenzhen à faire valoir leurs droits et retournent contre le pouvoir les enseignements qu’ils ont reçus.
« De nombreux jeunes ne sont membres du PC que par intérêt. J’ai de nombreux trentenaires parmi mes abonnés. Ils ne s’expriment pas, mais nous partageons les mêmes valeurs », veut croire ce porte-parole des sans-voix. L’un des derniers que tolère encore le pouvoir.
Frédéric Lemaître (Pékin, correspondant)