I - Un marché du travail bouché pour les moins privilégiées
Kyoko Kusakabe étudie le secteur informel en Asie du sud-est. La chercheuse a offert ce focus sur la Thaïlande en mars 2017 alors que le gouvernement multipliait les raids contre les étals de street food, une des activités traditionnelles occupée par les femmes, qui ont dû s’adapter vite. Première d’une série d’interviews sur le statut social, économique, politique et culturel des Thaïlandaises.
Laure Siegel - Comment les femmes trouvent-elles du travail dans le secteur informel ?
Kyoko Kusakabe - Les vendeuses de rue se passent les stands de mère en fille et beaucoup d’entre elles ont leur spécialité, selon d’où elles viennent dans le pays. Avec le récent assaut contre la street food à Bangkok, elles intègrent le secteur des transports ou de la construction grâce à des relations familiales ou amicales qui les recommandent auprès des chefs. Avant de conduire des motos-taxis, les femmes ont commencé avec les taxis il y a quelques années.
Certaines conductrices de moto-taxis font part de harcèlement dans la rue de la part de leurs collègues masculins, comment expliquer cette hostilité ?
Les hommes peuvent avoir l’impression que si trop de femmes investissent ces secteurs, cela va « dégrader » leur métier, considéré comme un travail masculin et difficile. Ils se disent : « Maintenant les gens vont penser que c’est un travail facile si les femmes peuvent aussi le faire », alors ils perdent leur statut social de travailleur acharné. Dans le secteur de la construction, malgré la loi sur l’égalité des salaires, il y a encore de grands écarts de paiement, justifiés par le fait que les femmes ne sont pas aussi efficaces au niveau physique. Pour en revenir aux motos-taxis, l’application GoBike pourrait être une bonne opportunité pour certaines conductrices si elle était développée plus extensivement, elles pourraient attendre qu’un client les contacte pour un trajet et n’auraient donc pas à attendre pendant des heures en ligne sur le trottoir en subissant ce genre de commentaires.
Quelle est la situation du marché du travail ?
Le nombre de travailleurs diminue : les emplois les moins rémunérés sont occupés en majorité par les travailleurs migrants, cambodgiens dans le secteur de la construction et birmans sur les marchés. Il y a de moins en moins d’emplois à faibles revenus pour les Thaïlandais, qui ne veulent plus occuper ce genre d’emplois mais qui n’ont pas encore les compétences pour obtenir un meilleur travail. Les services sont en croissance et absorbent beaucoup de femmes mais les revenus dans cette industrie restent faibles. Avec les raids contre la vente ambulante, l’espace pour les femmes peu qualifiées se rétrécit.
Une mère et sa fille derrière leur stand de street food sous l’escalier d’une station de métro à l’est de Bangkok. © Laure Siegel
Les hommes ont la possibilité d’intégrer des écoles professionnelles et de devenir électriciens et techniciens. Mais c’est très difficile d’entrer dans ces écoles pour les femmes, qui sont aussi rebutées par ces établissements réputés violents. Certaines femmes font du travail à domicile, de la couture, mais elles sont mal payées, non protégées et ne bénéficient pas du sentiment d’appartenance à une communauté ou d’aide sociale. D’autres étudient la comptabilité. Des salons de massage sponsorisés par le gouvernement et exportés à l’étranger. Mais c’est seulement un petit créneau, pas une solution globale pour ces millions de femmes.
Travailler à l’usine est vraiment difficile quand on a des enfants et même si les entreprises préfèrent embaucher des femmes, les emplois sont principalement occupés par des migrants. Pendant les crises, les hommes rentrent chez eux où le gouvernement leur fournit des travaux de construction temporairement mais les femmes ne se voient rien proposer quand elles rentrent au village. Les femmes ont tendance à être celles qui empruntent de l’argent en période de difficultés, car les créanciers estiment qu’il est plus facile de se faire rembourser leurs crédits par des femmes car la mobilité des hommes est très élevée. Ils sont moins fiables que les femmes, qui ne disparaissent pas du jour au lendemain car elles savent que leurs opportunités sont plus limitées. Mais l’écart entre les générations s’agrandit, il devient plus difficile de demander à la grand-mère de s’occuper des enfants au village tandis que les mères vont à la ville pendant des années sans les voir. Devenir chauffeure de taxi par exemple signifie qu’elles peuvent emmener leurs enfants avec eux à Bangkok.
L’anonymat de la ville permet à ces femmes de vivre sans les hommes, avec leurs enfants et c’est devenu acceptable de vivre en tant que femme célibataire dans la ville. C’est certainement plus facile que dans les zones rurales, où il vaut mieux ne pas être trop entreprenante en tant que femme seule. Il n’est pas bon de rester visible et de trop bien réussir, les femmes ne peuvent pas être trop importantes dans le village. En ville, les femmes peuvent sortir davantage du rôle et de l’identité que la société leur a attribué.
Pourquoi les salaires sont-ils maintenus officiellement à 300 baths (8 euros) par jour depuis des années, malgré l’inflation ?
Dans les années 1980, des organisations collectives de travailleurs ont tenté de faire bouger les lignes. Puis le phénomène de sous-traitance des tâches par des agences d’interim a affaibli les syndicats car la plupart des travailleurs occupent des postes temporaires et ne sont pas syndiqués.
Pourtant la Thaïlande compte le plus grand taux d’emploi féminin dans la région Asie-Pacifique.
Les femmes en Thaïlande sont traditionnellement fortes, elles possèdent de la terre et occupent de nombreux emplois. En Asie, les femmes thaïlandaises sont bien placées. Au Japon par exemple, les hommes sont à la tête de tout, des décennies d’une politique qui a beaucoup gâché la confiance des femmes. Mais les Thaïlandaises risquent de perdre ces avantages. La politique du gouvernement comprime l’économie informelle, ne met aucune pression sur l’industrie pour augmenter les salaires et ne prend aucune mesure pour favoriser le bien-être social des femmes. Ils disent œuvrer pour le renforcement de l’institution familiale mais ils juste mis en place du conseil conjugal. Je ne pense pas qu’ils veuillent faire du mal aux femmes consciemment mais ne rien faire est un crime.
Pourquoi le sort de ces femmes intéresse t-il peu ?
L’idée est répandue que les femmes qui travaillent dans la rue ne sont pas des femmes « honnêtes », la classe moyenne ne veut pas les voir sur le trottoir. Des attaques contre la classe ouvrière ont lieu sur des pages Facebook qui exigent qu’ils disparaissent, une attitude reliquat du système féodal. Ils ne veulent pas de toutes ces « chemises rouges » dans les rues de la ville. L’espace réservé aux femmes indépendantes se réduit et c’est une politique qui a été créée. Elles ne peuvent pas monter, elles ne peuvent plus descendre dans l’échelle sociale, tandis que l’économie de suffisance est promue par les riches envers les pauvres, ils leur disent : « Vous devriez être heureux avec ce que vous avez ». C’est vraiment frustrant.
Quels sont les changements sociaux qui affectent cette situation ?
Le réseau familial s’affaiblit même si pour les femmes à faible revenu, les grands-parents sont la seule solution de garde pour les enfants. Il y a très peu de crèches gouvernementales à Bangkok, cela ne suffit pas. Tout est en train de se démanteler, le marché du travail, les liens familiaux s’effondrent et toutes les hypothèses que nous avions à propos de la Thaïlande s’avèrent fausses. Certaines femmes thaïlandaises doivent désormais faire face aux mêmes conditions de vie que les migrants : même type de logement, même rythme de travail. Même la nationalité thaïlandaise ne leur donne plus d’avantages.
Propos recueillis par Laure Siegel à l’Institut asiatique de technologie de Pathum Thani.
• MEDIAPART. BLOG DE LAURE SIEGEL BLOG : NOTES DE TERRAIN. 7 MARS 2019 :
https://blogs.mediapart.fr/laure-siegel/blog/050319/femmes-en-thailande-un-marche-du-travail-bouche-pour-les-moins-privilegiees-1
II- Violence domestique et représentation médiatique
La chercheuse Channetee Tirram étudie l’image de la femme dans les médias et s’exprime sur les racines de la violence contre les femmes, alors que de nombreux fémicides ont fait la une des médias récemment. Deuxième d’une série d’interviews sur le statut social, politique, économique et culturel des Thaïlandaises.
Professeure Chanettee Tinnam © Laure Siegel
Laure Siegel - Comment expliquer la résurgence de féminicides violents en Thaïlande ? Ces cas sont-ils davantage traités dans les médias, ou y a-t-il plus de violence à l’égard des femmes ? Si oui, pourquoi ?
Chanettee Tinnam - J’utilise le concept d’iceberg de violence pour l’expliquer. Au sommet de l’iceberg se trouve la violence directe et visible contre les femmes en tant qu’objets sexuels. Il y a toujours une massive présence de stéréotypes des femmes prostituées ou au contraire de bonnes mamans, filles ou épouses dans les séries TV et JT en Thaïlande. Il y a toujours de la pornographie en ligne et sur certaines chaînes locales, même si c’est illégal, parce que le gouvernement ignore le sujet. La violence domestique a été internalisée dans la culture par les hommes comme les femmes et est considérée comme une affaire personnelle, et non comme une affaire de communauté. Mais cette violence est politique et il faut changer cet état d’esprit.
Nous enseignons aux femmes à être de bonnes épouses, mamans et filles à la maison qui n’ont aucune place dans les affaires publiques. Il y a toujours un fossé entre les sexes dans les feuilletons, il est rare de voir des rôles féminins participer aux affaires publiques ou avoir des carrières. Les femmes marginales, comme les prostituées, n’ont pas leur place dans les médias et sont toujours blâmées par la société. Nous n’avons pas de place pour les mères adolescentes non plus, la loi dit qu’elles ne peuvent plus être renvoyées de l’école pour cause de grossesse, mais nous ne pouvons confirmer que l’état d’esprit des gens ait vraiment évolué à ce niveau. Il n’y a pas de place non plus pour les lesbiennes dans les médias, les transgenres et les gays ont plus de « pouvoir » à ce niveau. Une lesbienne refuse le rôle de procréatrice qui lui est assignée en tant que femme et est donc invisible.
Dans la société thaïlandaise, on parle rarement des racines de la violence directe, qui se trouvent sous l’iceberg :
– Le premier niveau sous l’iceberg comprend les institutions sociales qui produisent de la violence structurelle en lançant des politiques, des codes de conduite, des valeurs sociales et des programmes d’études, qui façonnent les mentalités. Elles contrôlent l’éducation, la justice, la religion, la famille, l’administration, le système de santé publique, les communautés et les médias. Par exemple, selon la tradition bouddhiste, si vous êtes née femme, vous avez commis des péchés dans une vie antérieure. Même avant la globablisation et les influences prudes occidentales sur le genre, nous avions un problème à ce niveau. Les femmes moines existent mais leur ordination est toujours illégale. Ensuite, le capitalisme a aggravé la situation car une personne est désormais jugée sur sa valeur sur le marché du travail et la plupart des femmes n’en ont aucune, car elles sont censées rester à la maison.
– Le deuxième niveau est la violence culturelle et les idéologies, qui proviennent du patriarcat. Dans ce pays, les idéologies dominantes sont celles de l’autoritarisme, de l’ancienneté, du nationalisme, du capitalisme et de l’hétérosexualité. Ils divisent le monde en deux catégories, hommes et femmes, et les personnes qui ne s’y retrouvent pas sont discriminées dans le tissu social. Ces idéologies soutiennent la violence structurelle décrite ci-dessus en raison de l’internalisation de ces concepts par les gens, et sont également promus par les plus grandes puissances.
Durant la période monarchique depuis le premier roi de la dynastie Chakri en 1782, la famille polygame a été promue : à la base de la société thaïlandaise, se trouve donc le droit des hommes à avoir plusieurs femmes. Depuis 1935, la polygamie est illégale, mais est toujours largement pratiquée et « acceptée », beaucoup d’hommes ayant une mia noi (« épouse mineure »), une maîtresse. Maintenant, la monarchie promeut la famille nucléaire, qui met aussi de côté un grand nombre de personnes, comme les mères célibataires.
Sous le dernier gouvernement militaire, je n’ai vu aucune politique visant à améliorer l’égalité entre les genres. Pendant le mandat du Premier ministre actuel, nous l’avons vu reprocher à une touriste anglaise violée et tuée sur l’île de Koh Tao de porter un bikini sur la plage, et à une adolescente de porter un haut court lors du festival de l’eau Songkran. Dans une interview, Prayuth Chan-o-cha (Premier ministre depuis le coup d’Etat perpétré par une faction de l’armée le 22 mai 2014) a déclaré qu’il a toujours pu se concentrer sur son rôle de leader car sa femme est une bonne épouse qui fait tout à la maison et qu’il n’a jamais eu à s’occuper de la moindre tâche ménagère. Pendant cinq ans, c’est l’image-modèle de la femme qui a été répétée à la télévision par le chef de l’armée et du pays, qui publiquement ne respecte pas le corps des femmes.
Pendant le festival Songkran, ici à Bangkok au mois d’avril 2016, les gens font la fête et s’aspergent d’eau et de talc dans les rues. © Laure Siegel
Vous êtes impliquée dans le contrôle des canaux de diffusion télévisés sur la représentation des femmes. Avez-vous constaté une évolution au cours des dernières années depuis que le problème a été identifié ?
Il y a trois ans, la Commission nationale de la diffusion et des télécommunications m’a demandé de rédiger des directives pour respecter la dignité des femmes à destination des programmes télévisés. Il s’agissait de la première tentative de protection des droits des femmes à la télévision. Mais je n’ai pas vu de différences depuis le lancement de ces directives. Je vois encore des feuilletons sur les chaînes grand public qui reproduisent la même représentation des femmes en tant que bonnes mères et bonnes femmes et qui légitimisent des scènes de viol par des hommes qui se sentent blessés dans leurs sentiments. Les programmes violents ne sont autorisés qu’après 20 h, mais à ce moment-là, beaucoup d’enfants sont encore réveillés et font leurs devoirs dans la pièce principale de la maison où la télévision est allumée.
Dans les années 50, le premier ministre Plaek Phibumnsongkhram a importé les premiers téléviseurs en Thaïlande et mis en place un réseau de diffusion national. Depuis lors, la télévision a eu une influence sur la vie quotidienne des gens et l’éducation ne fait pas pour l’instant le contre-poids nécessaire. J’ai récemment vu une émission de télévision pour enfants dans laquelle on leur disait que l’affection s’exprimait en faisant un câlin. Mais ils ne leur disent pas que vous pouvez refuser un câlin de quelqu’un, c’est dangereux car il n’y a pas de concept de consentement sexuel. L’année dernière, j’ai lancé un site Web pour les médias et la télévision pour surveiller les programmes destinés aux enfants.
Les universités sont très féminisées, les femmes y étant deux fois plus nombreuses que les hommes en Thaïlande. Un mouvement #MeToo depuis le scandale de viols dans le groupe d’étudiants du Nouveau mouvement démocratique a t-il émergé en septembre 2017 ? Pourriez-vous nous parler de la forme actuelle d’activisme en faveur de l’égalité des sexes ?
En ce qui concerne la jeune génération, je pense qu’elle est un peu plus consciente mais je reste préoccupée par le manque de connaissances en matière de sexualité. L’éducation sexuelle à l’école est encore très désuète, ils n’enseignent pas beaucoup plus que les parties du corps. Le mois dernier, le ministère de l’Éducation m’a envoyé son programme d’études « santé et hygiène » pour vérification...leur projet était encore très orienté en terme de rôles : le père est le chef de la famille et les étudiantes apprennent à être de « bonnes femmes ».
Et l’école n’est pas toujours un lieu sûr. En janvier dernier, un professeur de la faculté d’éducation de l’université Chulalongkorn de Bangkok a été dénoncé pour avoir fait des commentaires transphobes en classe (exemples : « être un kathoey ( »personne transgenre« ) n’est pas différent d’être un fou » et "les kathoeys sont des déviants sexuels, ils ne devraient pas enseigner.”). L’éducation sexuelle est donc limitée et la plupart des filles ne savent pas comment refuser une relation sexuelle si elles n’en ont pas envie lorsqu’elles commencent à sortir avec des garçons.
Les nouveaux mouvements politiques de jeunesse réussissent à lutter contre la dictature militaire mais ne font pas grand chose pour l’égalité des sexes. Beaucoup d’élèves ont une conscience individuelle du genre et réfléchissent à la manière dont les médias pourraient créer un nouvel état d’esprit pour la société, mais ils ne constituent pas vraiment de groupes à ce sujet. La page Thai Consent [1] est une exception, un outil très puissant pour enfin discuter des rapports sexuels non consensuels, que beaucoup d’étudiants connaissent.
Récemment, j’ai reçu une bourse du fonds de santé publique thaïlandais pour m’aider à étudier le consentement sexuel chez les adolescents à l’université. Je commencerai en avril et nous travaillerons sur la production médiatique en tant que prototype de consentement sexuel affirmatif avec mes seize étudiants du cours sur le genre et les médias. Je dirigerai également des ateliers dans plusieurs universités sur le consentement sexuel. C’est un début.
Qu’en est-il des études de genre en Thaïlande ?
Au niveau des études supérieures, un curriculum d’études sur le genre est disponible aux universités de Thammasat et de Chiang Mai depuis plus de dix ans. Dans mon cours, j’utilise la méthode de « l’apprentissage transformateur » [2] : j’enseigne à partir de l’expérience des victimes et je crée des activités sur le terrain parce que les élèves comprennent et se souviennent mieux d’une histoire que d’une théorie.
Je leur enseigne également à écouter en profondeur en mettant les femmes au centre de l’expérience. J’organise des sorties dans des « laboratoires sociaux » pour qu’ils puissent rencontrer des femmes marginalisées et explorer le monde réel. Nous sommes allés à Khlong Lod, une rue où ils ont écouté et parlé avec des travailleuses du sexe. Certains de mes étudiants ont été très choqués d’apprendre que la plupart d’entre elles étaient des femmes d’âge moyen qui étaient mères et ne ressemblaient pas du tout aux jeunes mannequins présentées comme le stéréotype de la prostituée à la télévision.
L’année dernière, je les ai emmenés à la prison pour femmes de Bangkok. Ils n’avaient jamais vu l’intérieur d’un pénitencier auparavant et avaient un jugement négatif sur les prisons. Leur seule expérience des prisons était, à nouveau, la télévision. Cette expérience de rencontre et de discussion avec des prisonnières, dont beaucoup sont mères, a changé leur état d’esprit pour toujours. (A plus de 13%, la Thaïlande détient le record du plus haut taux d’incarcération féminine en Asie, principalement des femmes pauvres entraînées dans le trafic de drogue à petite échelle ou condamnées pour simple possession.)
Heureusement en Thaïlande, la princesse Bajrakitiyabha Mahidol a contribué à l’amélioration des conditions de vie des femmes détenues à Bangkok, Chiang Mai, Khon Kaen et Udon Thani, établissements qui appliquent des « meilleures pratiques » pour les femmes incarcérées et ont un faible taux de récidive : soins de santé, crèche, etc. (En 2006, la membre de la famille royale thaïlandaise a lancé l’initiative « Inspire », qui vise à améliorer les conditions de détention des mères en prison et à favoriser leur réinsertion dans la société après leur libération). À Ratchaburi, elles apprennent à être des experts en yoga pendant leur détention. [3]
Une femme se recueille à un temple bouddhiste sur l’île de Koh Samui, dans le golfe de Thaïlande. © Laure Siegel
Quels sont les problèmes les plus pressants en Thaïlande pour les femmes en 2019, juste avant les élections historiques ?
Avoir plus de femmes au pouvoir ne change pas tout. Si la femme a intériorisé le même état d’esprit qu’un homme sexiste, le status quo ne changera pas même en changeant simplement les proportions. Mais oui, dans certains domaines comme la police et l’éducation, il devrait y avoir plus de femmes à des postes de responsabilité.
Pour moi, le droit à l’avortement devrait être une priorité. Il est toujours bloqué par la religion car dans le bouddhisme, vous ne pouvez pas tuer un fœtus, un être vivant. C’est un péché très grave, les moines disent aux femmes que l’esprit du bébé les suivra et les attaquera, les médias font leur une sur des « mères adolescentes coupables d’avoir avorté ». C’est un mythe qui s’est construit au cours des siècles et avec lequel la majorité de la population thaïlandaise est toujours d’accord. Un jour, j’ai commencé à en parler dans un atelier et quelqu’un est sorti de la pièce pour montrer son mécontentement. Je vois que chaque parti politique évite toujours le problème.
La protection et la légalisation du travail du sexe constituent également une priorité. Cela devrait être légal, car les femmes devraient avoir la liberté de faire leur travail dans de bonnes conditions. Mais dans l’esprit thaïlandais, une « bonne dame » ne vend pas de sexe, alors le gouvernement estime qu’il ne peut pas le légaliser car cela voudrait dire que la prostitution est une carrière acceptable pour une femme thaïlandaise. La traite des êtres humains est un autre problème contre lequel il faut lutter, mais les femmes qui exercent ce métier selon leurs propres conditions devraient avoir accès à un meilleur système de soins de santé. Comme elles travaillent illégalement, elles ont uniquement droit au système de soins de santé national le plus limité, la catégorie à 30 baths (80 centimes) la consultation.
Pensez-vous que les droits des femmes font partie du débat politique ? Dans l’affirmative, quels partis semblent avoir un programme de « défense des droits des femmes » ?
Les politiques de la plupart des partis politiques visent les familles hétérosexuelles de la classe moyenne. Certains d’entre eux ont évoqué des mesures sur la violence domestique, le bien-être des femmes et des enfants, l’éducation sexuelle et la réduction de la pauvreté des femmes. Au cours du mandat de Yingluck Shinawatra (2011-2014), la première et unique femme Premier ministre, un fonds pour les femmes a été créé pour les populations locales, mais l’attribution du budget ne va pas à la racine du problème et ne fait que gratter la surface de l’iceberg.
Propos recueillis par Laure Siegel à l’université de Chulalongkorn de Bangkok en mars 2019.
• MEDIAPART. BLOG DE LAURE SIEGEL BLOG : NOTES DE TERRAIN. 7 MARS 2019 :
https://blogs.mediapart.fr/laure-siegel/blog/050319/femmes-en-thailande-violence-domestique-et-representation-mediatique-2
Journée des femmes : Où en sont les Thaïlandaises ?
A l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes et à l’orée d’élections historiques après cinq ans de régime militaire sous lesquels les droits civiques ont été sévèrement attaqués, LePetitJournal.com fait le point sur la situation socio-économique contrastée des Thaïlandaises.
La Thaïlande a le taux d’emploi féminin le plus élevé de la région, plus de la moitié de la population active, et les femmes représentent la majorité des diplômées de l’enseignement supérieur. Elles y ont obtenu le droit de vote en même temps que les hommes en 1932, lors de l’abolition de la monarchie absolue, soit bien avant les Françaises.
Mais le pays compte peu de politiciennes, pas de figure de premier plan depuis l’exil de Yingluck Shinawatra et le retrait de la princesse Ubolratana, seulement 15 femmes sur les 264 membres de la Chambre des Représentants et moins de 2% de cheffes de village au niveau local.
Tous les membres de la junte au pouvoir sont des hommes, comme le seront la vaste majorité des sénateurs nommés au prochain gouvernement, même si un certain nombre de candidates se présentent aux élections du 24 mars et pourraient changer la donne - le taux de femmes parmi les candidats au poste de député est de 22%, dont une personne transgenre en lice pour le poste de Premier ministre.
En août 2018, la Royal Thai Police a annoncé que les femmes ne pourront plus être officières de police judiciaire. Toutes les académies militaires refusent désormais les candidates en amont, ce qui empêche les femmes de se présenter aux concours pour des positions supérieures dans les forces de l’ordre, où elles étaient admises depuis 2009. Une flagrante discrimination à l’emploi et un risque pour la prise en charge déjà limitée des violences basées sur le genre. « Moins de cas de violence domestique, de harcèlement et d’agression sexuelle pourront être signalés s’il n’y a pas de policières, les victimes pouvant être gênées ou peu disposées à parler à des hommes » a estimé Jadet Chaowilai, du mouvement progressiste de défense des femmes et des hommes.
La violence promue en public comme une affaire « intime »
L’application de l’acte promulgué en 2007 contre la violence domestique et de la criminalisation du viol conjugal, ainsi que la formation des forces de police sur le sujet, restent pauvres. Des cas comme le trafic de jeunes filles mineures offertes en « dessert » aux hauts fonctionnaires de Mae Hong Son pourraient être encore plus difficiles à détecter. Pourtant, le travail de conciliation des soldates dans les forces paramilitaires dans le Sud Profond auprès des communautés locales a été unanimement salué dans les trois provinces en conflit depuis quinze ans.
De récents féminicides tous plus brutaux les uns que les autres, pour certains filmés en direct sur Facebook Live, ont mis en lumière l’isolation des femmes victimes de violence : Chorlada Tarawan a été attaquée à l’acide pendant son sommeil, Laksana Kamlangkeng a eu le crâne fracassé et a été découpée en morceaux et Tunyamad Tanamsri a été tuée à bout portant dans un hôpital avec son père, toutes par des partenaires qui ont invoqué une crise de jalousie.
« Au sommet de l’iceberg se trouve la violence directe et visible contre les femmes en tant qu’objets sexuels. Les séries TV et JT sont plein de stéréotypes de femmes prostituées ou au contraire de bonnes mamans, filles ou épouses. La violence domestique a été incorporée dans la culture par les hommes comme les femmes et est considérée comme une affaire personnelle, et non comme une affaire de communauté. Mais elle est politique. » dit Dr Chanettee Tinnam, professeure à l’université de Chulalongkorn. Le journal Khaosod cite une étude sur le sujet : « Interrogés s’ils interviendraient pour aider une victime de violence, 95% des sondés ont répondu par la négative ».
Ces préjugés qui arrangent
Après un scandale de viols au sein du groupe d’activistes du New Democracy Movement en 2017, une amorce de mouvement #MeToo a été lancée par plusieurs étudiantes, qui ont dû faire face au manque de soutien de leurs camarades, de l’université et des autorités. “Ils m’ont demandé pourquoi j’étais sortie et avait bu de l’alcool en premier lieu" explique Thararat à propos de l’interrogatoire par ses professeurs de l’université de Thammasat.
« Les nouveaux mouvements politiques de jeunesse réussissent à lutter contre la dictature militaire mais ne font pas grand-chose pour l’égalité des genres même si beaucoup d’élèves ont une conscience individuelle du sujet », estime Chanettee Tinnam, pour qui l’éducation est le seul moyen de faire changer les mentalités. « La page Thai Consent est une exception, un outil très puissant qui permet enfin d’échanger autour d’expériences de rapports intimes non consensuels », dit-elle. « Récemment, j’ai reçu une bourse du fonds de santé publique thaïlandais pour m’aider à étudier le consentement sexuel par le biais de la production médiatique et je dirigerai également des ateliers dans plusieurs universités pour les étudiants, » conclut l’universitaire thaïlandaise.
Après avoir lancé la campagne « Don’t tell me how to dress » en réaction aux conseils émis par les autorités thaïlandaises invitant les femmes à ne pas s’habiller « sexy » pendant Songkran - six femmes sur dix affirmant avoir déjà été agressées au cours des célébrations du festival - l’actrice et modèle Cindy Sirinya Bishop a organisé une exposition avec les habits que portaient des femmes lorsqu’elles ont été attaquées pour affirmer que les agressions sexuelles ne sont jamais causées par l’apparence ou le comportement des victimes.
Aux avant-postes de la préservation des ressources vitales
Les femmes sont par contre ciblées pour leurs activités politiques. Parmi les plus vulnérables, selon la FIDH, les défenseuses des droits humains et des ressources naturelles.
Depuis le coup d’Etat et en l’absence d’un système fonctionnel de protection des citoyens, les cas de harcèlement judiciaire et de menaces physiques se multiplient dans les campagnes. Dans le Nord et le Nord-est, les Thaïlandaises sont majoritaires dans les groupes de préservation de l’environnement tandis que dans le Sud profond, elles dominent les associations pour la paix et la justice qui ont essaimé depuis une vingtaine d’années. Dans le district de Wanon Niwat, les femmes représentent 80% des protestataires dans les marches contre les mines de potasse dont l’exploitation menace plus de 80 villages.
« Ying », candidate à Lampang pour les Commoners, un parti progressiste composé majoritairement d’activistes pour l’environnement, a créé un groupe de trente femmes pour lutter contre l’exploitation d’une mine de charbon près de son village. Elle a été arrêtée à quinze ans pour sa participation à une marche de protestation : « Toutes ces actions proviennent de notre instinct de protection. Les femmes sont en charge de la nourriture donc la forêt et les rivières sont des sources de vie pour leurs familles et elles doivent protéger les ressources naturelles pour que tout le monde puisse survivre. »
Indépendance économique
Dans les villes, les femmes dans le secteur informel se battent pour de meilleures conditions de travail. Si celles issues de milieux privilégiés s’en sortent bien en affaires, où elles représentent le troisième record mondial avec 42% des cadres supérieurs en 2018, principalement dans l’hôtellerie et le tourisme, les femmes qui gagnent leur bol de soupe dans la rue sont en revanche les premières touchées par les contractions économiques.
Kyoko Kusakabe est une chercheuse qui étudie le statut des travailleuses dans le secteur informel en Asie du sud-est : « Les femmes thaïlandaises ont toujours été très fortes et jouissent d’une indépendance économique depuis plusieurs décennies. Elles possèdent des terres et occupent beaucoup d’emplois. Les usines et les entreprises préfèrent embaucher des femmes car elles sont plus fiables. En Asie elles sont bien placées mais elles risquent de perdre cet avantage et ce pouvoir de négociation si le marché du travail continue à se rétracter pour elles ».
Désemparées par les raids dans le monde de la nuit et les étals de street food sans se voir offrir aucune opportunité de reconversion ni compensation, des milliers de Bangkokoises se sont engouffrées dans le secteur des transports et à moindre mesure, de la sécurité privée. Elles embrassent ces solutions temporaires qui leur permettent d’être indépendante, particulièrement important pour les nombreuses mères célibataires. Mais elles déplorent le manque de garanties dans la plupart de ces métiers, de la prostitution à la vente de rue en passant par les moto-taxis, non reconnus officiellement donc non protégés.
« Le gouvernement dit œuvrer en faveur du renforcement de l’institution familiale mais ils ont seulement mis en place du conseil conjugal », regrette Kyoko Kusakabe. « Je ne pense pas qu’ils veuillent faire du mal aux femmes consciemment mais c’est ce qu’ils font en ne faisant rien. Il faudrait leur offrir des solutions de garde publique, une meilleure couverture sociale et faire pression sur l’industrie pour augmenter les salaires », propose-t-elle.
Laure Siegel
• Le Petit Journal, Publié le 08/03/2019 à 00:00 | Mis à jour le 11/03/2019 à 04:06 :
https://lepetitjournal.com/bangkok/journee-des-femmes-ou-en-sont-les-thailandaises-251911