Le conflit politique qui se déroule au Liban à l’heure actuelle entre
l’opposition et le gouvernement se réduirait à un conflit entre pro-syrien
(l’opposition) et les anti-syriens (le gouvernement), d’après ce que nous
entendons dans la plupart des médias. Les Syriens veulent contrôler de
nouveau le Liban et pour cela ils instrumentalisent les Libanais, en
particulier leur allié de toujours, le Hezbollah. Sur les chaînes de
télévision occidentales, face à des islamistes barbus et vociférants en
arabe, on nous présente des hommes politiques respectables, parfaitement
francophones et anglophones, rasés de près, qui se posent en rempart de la
démocratie et de la modernité. Le manichéisme est de rigueur. Sur Radio
Télévision Canada, dans la rubrique « arrêt sur image », le raccourci est
encore plus brutal : deux modèles s’affrontent, celui de l’État islamique
contre un Liban laïque, démocratique et moderne. Certes, il est difficile de
comprendre le Liban et de l’expliquer en quelques minutes à des
téléspectateurs, mais tout de même, arrêtons les caricatures. Cessons de
donner la parole à des politiciens libanais caméléons qui savent très bien
quel discours tenir devant les caméras occidentales. Qualifie-t-on le
gouvernement libanais de pro-américain ou de pro-saoudien ? Pourtant si le
Hezbollah reçoit des fonds de l’Iran, le Mouvement du futur, de la famille
Hariri, auquel appartient le premier ministre Fouad Siniora, est financé par
les Saoudiens. L’Arabie saoudite étant, comme tout le monde le sait, un
modèle de laïcité et de démocratie.
La coalition au pouvoir regroupe trois principaux partis : le Mouvement du
futur de Saad Hariri, le Parti socialiste progressiste du chef druze Walid
Joumblat (les Druzes sont environs 5 % de la population libanaise) et les
Forces libanaises de l’ancien milicien chrétien Samir Geagea. L’élément
essentiel est le Mouvement du futur, composé essentiellement de sunnites
(entre 25 et 30 % de la population libanaise), car les deux autres partis ne
représentent qu’une petite fraction de la population. Cette coalition se
nomme le 14-Mars, par référence à la manifestation géante qui eut lieu en
2005 pour réclamer le retrait des troupes syriennes du Liban. Mais, avant
d’être anti-syriens, que faisaient donc ces leaders adulés par les
chancelleries occidentales ? Walid Joumblatt fut l’allié indéfectible des
Syriens durant toute la guerre civile libanaise et jusqu’à l’automne 2004,
date à laquelle il se serait rendu compte de son erreur pour devenir le
chantre de l’opposition pro-syrienne. Samir Geagea était en prison depuis
1994, officiellement pour avoir été le commanditaire d’un attentat contre
une église, officieusement parce qu’il s’opposait à la main mise syrienne
sur le Liban, on peut donc lui accorder un certain courage et honnêteté
politique si l’on fait abstraction des massacres commis par sa milice durant
la guerre civile. Quant à Saad Hariri, qui se pose en continuateur de
l’œuvre de son père, on oublie un peu vite que ce dernier fut premier
ministre du Liban, et donc chef de l’exécutif, durant quasiment toute la
période de l’occupation syrienne après la guerre civile. Il fut porté au
pouvoir par la Syrie et gouverna le Liban avec son appui jusqu’à ce qu’il
décide de se séparer de son protecteur.
Les « pro-syriens », pour reprendre la terminologie officielle des chaînes
d’information, se résument au Hezbollah et à ses alliés : le mouvement Amal
(chiite), le Courant patriotique libre du général Michel Aoun (laïque mais
essentiellement composé de chrétiens), des nassériens, des communistes et
des opposants dans toutes les communautés aux partis et familles de notables
qui se sont rangés derrière le Mouvement du futur de Saad Hariri. Ainsi la
famille druze Arslan, opposant de toujours à la famille Joumblatt, a-t-elle
entraîné derrière elle une partie de la communauté druze, dans l’opposition
« pro-syrienne ». Le Hezbollah n’a participé au gouvernement libanais qu’à
partir de 2005. Durant toute la période d’occupation syrienne, il était en
retrait ou en opposition face au gouvernement dirigé par Rafic Hariri. La
communauté chiite était représentée dans le gouvernement de Rafic Hariri par
le mouvement Amal de Nabih Berry, qui, lui, était ouvertement pro-syrien. Sa
participation au pouvoir lui a d’ailleurs valu une chute constante de
popularité dans la population chiite, au point qu’il n’a plus d’autre
solution que de s’allier au Hezbollah pour sauver sa représentation à la
Chambre des députés. Le Courant patriotique libre du général Aoun représente
la majorité de la population chrétienne du Liban (30 à 35 % de la
population), et parmi elle, ceux qui sont le plus violemment anti-syriens.
En 1989, alors que les accords de Taef, signés par l’essentiel des
politiciens libanais, mettaient fin à la guerre civile et plaçaient le Liban
sous le protectorat syrien, le général Aoun refusa ce diktat et ses troupes
opposèrent une farouche résistance à l’armée syrienne. De 1990 à 2005, le
général Aoun a vécu en exil en France et ses partisans, restés au Liban,
furent poursuivis par la police.
Au Liban, les alliances électorales sont stratégiques et non idéologiques.
Les intérêts personnels des familles dirigeantes, les ambitions
présidentielles et l’appât du gain composent et recomposent les coalitions.
Néanmoins, depuis le retrait des troupes syriennes du Liban, le politique
reprend timidement ses droits. Certes les appartenances communautaires et
les clientélistes des grandes familles empêchent l’émergence de grands
partis nationaux dépassant les clivages communautaires. Mais ce que nous
voyons dans les manifestations de l’opposition « pro-syrienne », ce sont des
gens de toutes les confessions, plutôt de milieux modestes, qui se
rassemblent pour demander un État de droit. Ils exigent que le gouvernement
rende des comptes sur les 43 milliards de dollars de dettes accumulées
pendant quinze ans, sous la tutelle des Syriens certes, mais aussi celle de
Rafic Hariri. Pourquoi leur quotidien ne s’est-il pas amélioré ? Pourquoi
eux, qui n’ont d’autre ressource que leur travail, ne parviennent-ils pas à
vivre et élever leurs enfants sans l’angoisse du lendemain. Il n’existe pas
au Liban de services publics dignes de ce nom, les coupures d’électricité
sont incessantes, l’eau du robinet n’est pas potable, la protection sociale
est quasi inexistante, l’éducation est hors de prix, etc. Voilà le Liban
moderne, laïque et démocratique que préconisent les « anti-syriens » au
pouvoir à Beyrouth : une société des plus inégalitaires basée sur l’argent,
l’utilisation du clientélisme à base confessionnelle ou notabilière pour
asservir et diviser la population, la transformation du Liban en parc de
loisirs pour les riches touristes arabes du Golfe. Sur le plan
international, l’alignement du gouvernement de Fouad Siniora sur la
politique américaine, dans un Liban meurtri par l’agression israélienne de
l’été, ne fait qu’accentuer leur rejet par la majorité de la population
libanaise