Julien Bouissou et Brice Pedroletti - Dans cette campagne électorale indienne, quels sont les thèmes abordés par le premier ministre, Narendra Modi ?
Christophe Jaffrelot - Depuis l’attentat du 14 février au Cachemire indien [qui a tué au moins 40 soldats indiens, revendiqué par un groupe islamiste basé au Pakistan] et les frappes aériennes qui ont suivi, le thème dominant est sécuritaire. Modi s’érige en protecteur des Indiens contre la menace extérieure pakistanaise, chinoise et islamiste – cette dernière recouvrant des cibles intérieures, les musulmans du Cachemire, de manière plus ou moins explicite. Sa campagne diffère de celle de 2014, où il avait mis en avant le développement économique et les créations d’emplois, domaines pour lesquels il n’a pas tenu ses promesses. Le seul thème de 2014 qu’on retrouve aujourd’hui, c’est la critique du Parti du Congrès, dont Modi dénonce le caractère dynastique et corrompu.
Selon vous, Narendra Modi incarne un national-populisme à l’indienne. Quelles en sont ses caractéristiques et comment se manifeste-t-il pendant ces élections ?
Le national-populisme de Modi s’exprime d’abord par le rejet des élites, notamment l’establishment du Parti du Congrès, au nom de la plèbe dont le premier ministre dit être issu – ce qui ne l’empêche pas de recevoir le soutien des milieux d’affaires ; deuxièmement, par sa défense des hindous contre les dangers que feraient peser sur eux les minorités et des puissances étrangères – cette dimension xénophobe expliquant qu’on parle ici de « national-populisme » ; troisièmement, par un style politique où l’homme fort, paré de vertus parfois surhumaines, entre en relation directe avec son peuple par toutes sortes de moyens de communication. Il faut remonter à Indira Gandhi pour retrouver une telle personnalisation du pouvoir. A l’époque, on parlait alors d’un « populisme de gauche » à la Perón [du nom du général et président argentin Juan Perón (1946-1955)].
Est-ce l’idée même de l’Inde qui est en jeu dans ces élections ?
Oui, au sens où l’Inde s’est caractérisée par un métissage civilisationnel qui a donné naissance, en 1947, à un régime « séculariste », une épithète qui renvoie à une forme de multiculturalisme. Mais cette définition de la nation, héritée de Gandhi et Nehru, a toujours été contestée par une autre, ethno-religieuse, dans laquelle les minorités musulmanes et chrétiennes apparaissaient comme des pièces rapportées, des citoyens de seconde zone. L’Inde n’est d’ailleurs pas le seul pays à abriter deux variantes de l’identité nationale, l’une ouverte et l’autre fermée…
Modi a été le premier chef du Parti du peuple indien (BJP) à détenir la majorité au Parlement. Qu’est-ce que son mandat a changé ?
Le mouvement nationaliste hindou a enfin été en mesure de mettre en œuvre son programme. Cela ne s’est pas traduit par de nombreux changements législatifs. Les seules lois votées dans ce sens rendent l’abattage des vaches plus difficile dans certains Etats de l’Union indienne. Le changement vient d’ailleurs, de la marge de manœuvre dont ont bénéficié des milices qui font maintenant la police culturelle sur le terrain. Des musulmans qui transportaient des bovins ont ainsi été attaqués, certains lynchés.
Ce mouvement visant à répandre la peur parmi les musulmans est le plus couvert par les médias, mais des campagnes diverses se succèdent à un rythme soutenu depuis cinq ans. Après le mouvement « Anti-love jihad », visant à lutter contre la capacité présumée des hommes musulmans à séduire de jeunes hindoues et à les convertir après les avoir épousées, il y a eu une campagne de reconversion à l’hindouisme, ciblant surtout les chrétiens.
Ces derniers sont peu nombreux en Inde, mais ils sont visibles, notamment grâce à leurs institutions éducatives. En parallèle, les « vigilantistes » [justiciers autoproclamés] hindous ont lutté contre le « land jihad » pour empêcher les musulmans d’acheter ou louer des logements dans les quartiers mixtes, voire d’y prier le vendredi dans l’espace public – ce qu’ils font parfois faute de mosquées.
Il y a, derrière ce mouvement, une puissante organisation : le Sangh Parivar. De quoi s’agit-il ?
La matrice du mouvement nationaliste hindou est née en 1925, en réaction à la mobilisation des musulmans indiens qui défendaient dans la rue, et de façon violente, le califat de Constantinople alors menacé par les négociations de paix post-première guerre mondiale. C’est d’abord un mouvement de défense des hindous, qui muscle ces derniers au physique comme au moral en les entraînant aux arts martiaux et en les formant à l’idéologie de l’hindutva (« hindouité »), selon laquelle les hindous ont vocation à dominer l’Inde en tant que fils du sol et majorité démographique.
Le Sangh Parivar véhicule l’idée d’un âge d’or du peuple hindou, qui serait l’un des premiers de l’univers et auquel aurait été révélée une langue parfaite, le sanskrit. Ce mouvement s’est développé en créant des branches locales à travers tout le pays, de sorte qu’aujourd’hui, il compte près de 3 millions de membres. Il irrigue toute la société avec ses syndicats étudiants, ouvriers, paysans, un puissant réseau d’écoles, le parti du BJP au pouvoir... Pour autant, la conquête de l’Etat n’est pas prioritaire pour qui cherche à réformer la société non par le haut mais par le bas, ce qui explique en partie son peu d’intérêt pour changer les lois – l’autre explication étant, bien sûr, que le BJP ne détient pas la majorité à la Chambre haute.
Modi a été un petit soldat du groupe groupe nationaliste paramilitaire hindou Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), affilié au Sangh Parivar, puis un de ses lieutenants. S’en est-il émancipé ?
Il n’y a pas de divergences majeures, de lutte pour le pouvoir, entre Modi et le RSS, mais plutôt un partage des tâches et des concessions mutuelles. Modi laisse les militants du RSS exercer une influence croissante sur le terrain et au sein de ministères qui leur importent, comme celui de l’éducation. En échange, le RSS relaie son message, tout en préparant sans doute l’après-Modi, car ce mouvement inscrit son action dans une perspective de long terme, quasiment millénariste.
Quel type de gouvernance Modi a-t-il mis en place lors de son premier mandat ?
On assiste à une formidable concentration du pouvoir, d’abord au sein du BJP, où le bras droit de Modi, Amit Shah, a été porté à la présidence, ensuite au sein du gouvernement où Modi ne laisse pas parler ses ministres. En outre, le fédéralisme indien se trouve mis à mal : Modi refuse toute concertation avec les chefs des gouvernements des Etats fédérés et préfère nommer, à la tête des Etats remportés par le BJP, des hommes ne disposant pas d’une base locale solide.
Et en politique étrangère ?
Modi a surpris par l’énergie qu’il a déployée dans ce dossier. Il a parcouru le monde dès le début de son mandat [en mai 2014], pour attirer les investisseurs dans le cadre de son programme « Make in India » et multiplier les partenariats. Notamment pour mieux résister à la Chine quand il a compris que ses efforts pour négocier avec Pékin seraient peu fructueux. Cela explique le rapprochement avec des pays déjà amis comme les Etats-Unis, le Japon ou la France, ainsi que ses voyages répétés dans l’océan Indien. Modi a aussi renforcé les liens qui unissaient l’Inde à Israël et innové en ouvrant un dialogue avec d’anciens alliés du Pakistan tels que l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis.
Cela n’a toutefois pas suffi à desserrer l’étau chinois, Pékin ayant mis les bouchées doubles pour développer les « routes de la soie » qui encerclent l’Inde, ni à empêcher le Pakistan de servir de base à des djihadistes qui frappent l’Inde à intervalles réguliers.
Les institutions ont-elles résisté ?
Certaines résistent, mais non sans mal. C’est le cas de la Cour suprême qui a été sous pression, au point que quatre juges ont protesté contre son fonctionnement, perçu comme inféodé au pouvoir, lors d’une conférence de presse en janvier 2018. C’était sans précédent. La justice a aussi souffert du fait que bien des postes vacants n’ont pas été pourvus, mais elle reste le dernier barrage.
D’autres institutions ont vu leur autonomie s’éroder : le Central Bureau of Investigation – le FBI à l’indienne –, la Commission électorale qui se contente de protester quand le BJP enfreint le code de bonne conduite, la Reserve Bank of India dont le gouverneur a préféré démissionner, comme, d’ailleurs, les statisticiens professionnels de l’Insee indienne, le National Sample Survey Office, qu’on ne laissait plus annoncer les chiffres du chômage…
La pression s’exerce aussi sur la presse car nombre de journaux et de chaînes appartiennent à des hommes d’affaires qui ont besoin de l’aval du pouvoir pour obtenir des contrats, des licences d’importation, etc. Des journalistes et des rédacteurs en chef trop critiques ont été limogés et la publicité n’est plus arrivée dans les caisses de certains médias.
Où en est l’opposition, notamment le Parti du Congrès ?
Le Congrès est convalescent. Quand on parlait d’opposants à Modi, en 2014, on parlait d’Arvind Kejriwal, le chef du gouvernement de Delhi, qui venait de créer un petit parti. Aujourd’hui, Rahul Gandhi [l’héritier de la famille de la famille Nehru-Gandhi] a réussi à s’imposer comme l’alternative à Modi, notamment parce que le Parti du Congrès a recommencé à gagner des élections.
En décembre 2018, il a remporté trois Etats de la zone hindiphone, considérés comme des bastions du BJP. Cependant Rahul Gandhi risque de ne pas faire le poids face à Modi si l’enjeu des élections est la menace extérieure, justifiant le choix d’un homme fort pour diriger le pays. En outre, l’opposition n’a pas uni ses forces autant qu’elle l’avait annoncé, chaque parti régional cherchant à rester maître chez lui et le Parti du Congrès faisant preuve d’un complexe de supériorité mal placé. Mais l’élection n’est pas jouée et peut réserver des surprises.
Propos recueillis par Julien Bouissou et Brice Pedroletti