L’une des grandes qualités du margousier est d’offrir, sous son ample canopée au feuillage persistant, un ombrage dense. En Inde, où il est appelé neem et où la médecine traditionnelle lui prête de multiples vertus, l’arbre trône souvent au centre du village. A Remta, hameau de 350 habitants du Jharkhand, un Etat forestier perdu entre Bénarès et Calcutta, à l’est du pays, il se dresse à l’avant-poste des habitations en terre crue. Jeudi 25 avril, une vingtaine d’hommes se retrouvent dans la fraîcheur de l’aube au pied de son tronc épais pour débattre, comme chaque semaine, des problèmes du quotidien.
Ce matin-là, il est question de la voie ferrée qu’Indian Railways projette de construire entre Kandra et Ranchi, la capitale du Jharkhand. « Le tracé passe en plein milieu de nos maisons et de nos champs, il faut absolument le faire dévier », lance un paysan en mâchouillant la branche de neem qui lui sert de brosse à dents. Chemise brune et longhi bleu, Jaishri Singh Munda fait visiblement autorité au milieu de ses voisins. Il a hérité de son père le titre de chef du gram sabha, le conseil municipal instauré dans les années 1960 dans tout le sous-continent, mais qui est surtout actif, sous sa forme tribale, dans les régions à fortes revendications identitaires.
Tous les adultes inscrits sur les listes électorales en sont membres de droit, hommes et femmes. Et, à la différence des panchayats, les communautés de communes, nul besoin d’être élu pour en faire partie. D’ordinaire, l’accès aux réunions du jeudi est strictement interdit à tout « outsider », entendre par là tout représentant du gouvernement et a fortiori tout étranger, mais, aujourd’hui, la présence d’un journaliste français est exceptionnellement tolérée.
Défiance vis-à-vis de Delhi
Accroupi sur ses tongs en plastique, Lago Munda acquiesce aux propos du leader. Il y a deux ans, la maison qu’il venait tout juste de bâtir a été rasée par les bulldozers du gouvernement, venus construire un ruban de bitume flambant neuf. Il a eu droit, pour toute indemnité, à 10 000 roupies (128 euros).
Officiellement, la politique nationale n’est pas à l’ordre du jour de cette assemblée mais, comme les législatives battent actuellement leur plein dans le pays – avec près de 900 millions d’électeurs, l’Inde élit durant un mois ses députés fédéraux, qui désigneront ensuite le chef du gouvernement –, le bilan de l’actuel premier ministre, Narendra Modi, du Parti du peuple indien (BJP, nationaliste hindou), est dans toutes les têtes.
« Le sous-sol du Jharkhand recèle 40 % des richesses minières de l’Inde, mais l’Etat affiche, avec le Bihar, le taux de pauvreté le plus élevé du pays »
Jean Drèze, expert des minorités indiennes
A Remta, le scrutin doit avoir lieu lundi 6 mai et, en attendant, le gram sabha est à la recherche d’un consensus. « En 2014, on a voté BJP, mais notre terre ne lui est pas acquise éternellement », prévient Jaishri Singh Munda. Dans ces collines bucoliques où s’ébattent lapins, renards et sangliers, le ressentiment domine. « On attend toujours le million et demi de roupies que Modi avait promis à chaque Indien une fois que la corruption serait éradiquée dans le pays. L’électricité couvre, paraît-il, 100 % du territoire mais, chez nous, on a des coupures de courant qui peuvent durer dix jours, et on n’a ni réseau téléphonique ni eau potable », énumère Balbir Munda, un militant de la cause paysanne. Quant à la démonétisation des billets de banque de novembre 2016, elle a laissé un souvenir cuisant : « Les gens devaient aller déposer les anciennes coupures à la banque pour en obtenir de nouvelles, alors qu’ils n’avaient pas de compte et que l’agence la plus proche est située à 20 kilomètres. »
Face à ces réalités, le discours tonitruant du pouvoir sortant sur la nation hindoue et l’ennemi pakistanais fait un flop : « La Constitution est garante de la laïcité, et, dans nos forêts, on croit à l’égalité entre les religions et les castes. » Le peuple indigène des Munda, qui vit dans ces contrées, adhère à un syncrétisme mariant racines chrétiennes et culte de la nature, et plus particulièrement du sal, un arbre vénéré des hindous. C’est pour défendre ces valeurs qu’il s’est soulevé en mars 2018. Dans la circonscription de Khunti, dont dépend le hameau de Remta, les villageois ont dressé de grandes pierres vertes d’environ 2 mètres de haut, des pathalgadi, sur lesquelles ils ont écrit à la peinture blanche les textes de loi supposés protéger les droits des tribus. Une façon de rappeler avec défiance aux dirigeants de Delhi que les décisions des gram sabhas prévalent sur celles de l’Etat.
Arrestations pour sédition
Ce principe de subsidiarité a été entériné en 1996 par une loi spécifique s’appliquant aux dix Etats de l’union indienne où les populations tribales abondent. Ce texte fait particulièrement sens au Jharkhand, où les adivasis, comme on les désigne ici, représentent « presque un tiers de la population », précise l’économiste Jean Drèze, un Belge naturalisé indien qui vit à Ranchi. Selon cet expert des minorités, « le sous-sol du Jharkhand recèle 40 % des richesses minières de l’Inde, mais l’Etat affiche, avec le Bihar, le taux de pauvreté le plus élevé du pays ».
Face à cette agitation, le gouvernement Modi a vu rouge. Accusant les paysans de la région d’être des « agents marxistes antinationaux » et prétextant la présence de champs de pavots dans quelques clairières inaccessibles, il a envoyé l’armée y mettre bon ordre. Des émeutes ont éclaté et 25 000 autochtones ont été fichés, dont plusieurs milliers seront ensuite arrêtés pour sédition. Un an plus tard, les campagnes restent apeurées. Après avoir traversé le village de Pipratoli, où nous croisons un fourgon électoral du BJP entouré d’une trentaine de militants, le poing levé, hurlant « Modi zindabad » (« longue vie à Modi »), nous atteignons la localité d’Udburu.
« Modi est le dirigeant le plus antipaysans que le pays ait jamais connu »
Yogendra Yadav, politiste
Au bout d’un dédale de toits de chaume, nous rencontrons, sous un tamarinier, sept cultivateurs et trois de leurs épouses au regard fuyant. Toutes et tous refusent de dévoiler leurs noms car, « depuis les manifestations de 2018, la police fait des descentes surprises jour et nuit, enfonce les portes et contrôle violemment les identités ». Nos interlocuteurs disent aussi qu’on leur réclame à chaque passage « 2 000 roupies et plusieurs kilos de mangues du verger ».
Pour qui vont-ils voter le 6 mai ? « On hésite à y aller. De toute façon, les machines de vote électronique sont truquées », pense l’un d’eux. « Au lieu de débloquer des crédits pour nous aider, les politiciens distribuent du riz pour qu’on fabrique de la bière et qu’on se saoule », dénonce un autre. Début avril, les défenseurs des droits des minorités tribales ont alerté la commission électorale chargée de l’organisation des législatives sur « la peur panique » qui règne dans le district de Khunti. Ils ont réclamé la présence d’observateurs indépendants le jour du vote.
Electeurs découragés
Les électeurs, il est vrai, ont de quoi être découragés. En février, à la suite d’un recours des écologistes, la Cour suprême a demandé aux autorités politiques d’expulser, d’ici au mois de juillet, près d’un million de familles tribales vivant dans les forêts indiennes. En 2006, une loi avait pourtant protégé le droit de ceux qui y sont établis depuis au moins trois générations.
Sur le terrain, on jure que le combat va se poursuivre, coûte que coûte, grâce à l’énergie puisée dans le souvenir de Birsa Munda, combattant tribal de la liberté (1875-1900), qui tint tête à ce point à l’occupant anglais, avec son arc et ses flèches, que son portrait est accroché au Musée du Parlement, à Delhi, parmi ceux des grands héros de l’Indépendance.
En 2019 encore, on se rend en pèlerinage à Ulihatu, lieu de naissance de Birsa Munda. Son modeste sanctuaire est accroché à flanc de montagne, dans un paysage parsemé de jujubiers, de bambous géants et de flamboyants rouge écarlate. Pour peu que l’on sache où obtenir la clé, on peut entrer se prosterner devant le buste qui surveille son tombeau.
C’est en son nom que les habitants de Jikilata accueillent, en costume traditionnel, ce jeudi 25 avril, le candidat du BJP. A plusieurs kilomètres à la ronde, les routes sont barrées par des check-points. Tous les véhicules sont fouillés et filmés au smartphone.
« Les deux grands partis rasent les murs »
Deux jaquiers géants abritent le meeting. Les tambours grondent et Arjun Munda, ancien chef du gouvernement du Jharkhand, fait son apparition, une guirlande d’œillets orange au cou et une grosse montre en or au bras. Il est entouré d’une vingtaine de paramilitaires, mitraillettes en bandoulière, quatre gardes du corps en uniforme safari, deux agents des services secrets aux lunettes noires et toute une flopée de militaires et policiers, main sur la gâchette.
L’assistance est clairsemée. Balbir Munda, qui nous a accompagné jusque-là, note n’avoir vu aucune affiche du candidat du Parti du Congrès (opposition) dans les parages et s’étonne que le BJP ait effacé cette année tout signe extérieur de nationalisme, la fleur de lotus, son emblème, mais également drapeaux et casquettes safran. « Après tout ce qui s’est passé depuis un an, les deux grands partis rasent les murs », murmure-t-il.
Au micro, Arjun Munda ressasse les promesses de M. Modi à un monde rural écartelé entre la hausse des coûts des semences et la chute des prix des récoltes : doublement des revenus paysans à l’horizon de 2022, distribution d’une aide annuelle de 6 000 roupies l’acre (0,4 hectare)… Il semble ne pas avoir entendu le jeune qui l’a interpellé sur « les camarades emprisonnés ».
« Modi est le dirigeant le plus antipaysans que le pays ait jamais connu, affirme le politiste Yogendra Yadav. Il n’a apporté aucune aide aux campagnes, frappées par des catastrophes de toutes sortes, et il a remis en cause l’édifice institutionnel de l’Inde qui assurait la coexistence d’une identité indienne et d’autres réalités régionales, ethniques et religieuses. »
« Le vote paysan n’existe pas »
Dans les villages qui encerclent l’agglomération de Ranchi, on hésite encore entre Rahul Gandhi, le président du Parti du Congrès, qui a promis d’effacer les dettes des fermiers et de garantir un revenu minimum de 72 000 roupies par an aux 20 % des foyers les plus pauvres, et le BJP, grâce auquel les ménagères disposent enfin d’une bouteille de gaz subventionnée pour préparer les repas. « L’identité paysanne n’est pas monolithique », relève Amita Baviskar, professeure de sociologie à l’Institut de la croissance économique, à l’université de Delhi. Ainsi les « clans ruraux », qui détiennent suffisamment de terres pour produire plus, sont-ils demandeurs d’un relèvement des prix minimaux garantis par l’Etat.
L’effacement des dettes est, lui, une revendication des grands exploitants, qui accèdent facilement au crédit bancaire. Les petits fermiers, eux, sont davantage favorables à la loi qui porte le nom du Mahatma Gandhi et qui assure un revenu minimum aux plus démunis. « Le vote paysan n’existe pas, pas plus qu’il n’existe de parti paysan », résume Suhas Palshikar, professeur de sciences politiques à Pune.
A Lalbhonda, dans les faubourgs de Ranchi baignés par la lumière rougeoyante du couchant, on est désemparé. M. Modi a certes fait construire des toilettes au village. Mais il y a belle lurette que l’éclairage public et les pompes du puits municipal sont en panne. Et l’on se demande bien qui viendra les réparer.
Guillaume Delacroix
Ranchi (Inde), envoyé spécial