Un sentiment de vertige. Plus de dix ans après les faits, les victimes et les familles frappées par la crise sociale inédite chez France Télécom voient enfin s’ouvrir ce procès-fleuve et historique. Celui d’un épisode emblématique de la souffrance au travail. Entre 2007 et 2010, une soixantaine de suicides de salariés et d’agents avaient été recensés. De nombreuses personnes avaient tenté de mettre fin à leurs jours. Certains avaient sombré dans de graves dépressions. Une déflagration médiatique avait alors révélé la profondeur du malaise dans les murs de l’opérateur des télécoms. Derrière cette hécatombe, le plan de réduction du personnel Next incarne la transformation de France Télécom à marche forcée. Instauré en 2005, il prévoyait 22’000 suppressions de postes dans l’entreprise, 10’000 mobilités et 6000 recrutements.
Depuis 2004, l’État est passé en dessous de 50 % du capital. Au sein de l’ex-PTT, le service public s’efface. Place à une logique de business et de croissance rapide. Un « crash program » qui va tout broyer sur son passage. Les personnels, dont 65 % sont fonctionnaires, sont vite terrassés par le choc culturel et un management brutal. Restructurations éclairs, pressions, mobilités forcées avec le « time to move » (moment pour bouger), placardisations, harcèlements, humiliations, tout un arsenal répressif allait être utilisé contre les agents et les salariés pour réaliser les départs « par la fenêtre ou par la porte », selon les propres mots de Didier Lombard, le PDG, prononcés en octobre 2006 lors d’une réunion à la Maison de la chimie.
Connu pour ses sorties méprisantes, le haut fonctionnaire ne manquait jamais une occasion. Comme ce 20 janvier 2009, où il déclarait que les agents qui « ne sont pas à Paris, qui pensent que la pêche aux moules, c’est merveilleux… Eh bien, c’est fini ». Dans l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel, les juges n’ont pu que constater « un harcèlement organisé à l’échelle d’entreprise ». Pour répondre de cet épisode dramatique, ce lundi, l’ex-président du groupe comparaîtra donc aux côtés de son ancien bras droit Louis-Pierre Wenès et de l’ex-directeur des ressources humaines Olivier Barberot. Ces derniers, qui se surnommaient « le bon, la brute et le truand », sont mis en examen pour harcèlement moral, ainsi qu’Orange en tant que personne morale.
39 cas, dont 19 de suicides, ont été examinés par les juges
C’est la première fois qu’une société et des dirigeants du CAC 40 de ce niveau se retrouvent devant la justice pour des faits similaires. Quatre autres cadres, dont une est encore en responsabilité chez Orange, figurent également sur le banc des accusés pour complicité de harcèlement moral. Ils encourent 15’000 euros d’amende et un an de prison. Quant à France Télécom, elle pourrait se voir infliger 75’000 euros d’amende. De son côté, la défense devrait insister sur le contexte économique. L’entreprise était alors très fortement endettée. Elle faisait aussi face à une concurrence offensive, avec l’arrivée de Free sur le marché. Dans leur ordonnance de renvoi devant le tribunal, les juges précisent qu’il n’est pas reproché aux ex-cadres « leurs choix stratégiques de transformation de l’entreprise, mais la manière dont la conduite de cette restructuration a été faite ».
Sur la période 2007-2010, 39 cas, dont 19 de suicides, ont été examinés par les juges. Des centaines de personnes et tous les syndicats se sont portés parties civiles. Deux mois d’audiences devraient mettre au jour un système d’une violence inégalée. « Il s’agit du harcèlement moral comme méthode pour déstabiliser les salariés, précise maître Sylvie Topaloff, avocate de SUD et d’une dizaine de parties civiles. Les anciens dirigeants sont dans le déni depuis le début de l’instruction. Ils estiment qu’ils ont mis en place une politique totalement novatrice sur le plan du droit social en contournant le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE). C’était presque un principe éthique de ne pas recourir à un plan social. Ils n’ont pas d’autre système de défense. Ils misaient sur 22’000 départs qu’ils appellent naturels. Or, en 2007, il n’y avait que 1500 départs en retraite et il en fallait 7000. Ils partent d’un présupposé que les gens avaient envie de partir. Le volontariat est induit et provoqué. La seule chose qu’ils admettent, c’est que leurs objectifs ont pu être mal compris. Dans un groupe comptant 120’000 personnes, avec un tel volume de départs, il est évident que tout le monde s’est senti menacé. Ce procès va permettre de rappeler l’attention qu’on doit porter au travail humain en entreprise. »
Comme l’explique maître Frédéric Benoist, avocat de la CFE-CGC et de parties civiles, « il est important de montrer qu’il n’y a pas d’impunité. Les ex-responsables sont toujours dans un processus d’autosatisfaction hallucinant. Ils étaient obnubilés par la réduction de la dette de France Télécom et l’augmentation du chiffre d’affaires ». Depuis la fin de l’instruction en 2014, l’ancienne direction a épuisé tous les recours juridiques pour éviter de comparaître. « C’est très long, cette attente, constate Patrick Ackermann, de la fédération SUD PTT. Mais je suis plutôt confiant pour la reconnaissance du harcèlement moral. On ne cessera pas de rappeler qu’ils voulaient virer 20 % des effectifs en partant de tableaux Excel. 22’000 personnes ont subi un préjudice. Nous avons 120 nouvelles parties civiles qui n’ont pas été faciles à retrouver. Certains ont disparu, d’autres ne voulaient pas en parler. L’indemnisation des victimes sera limitée, la plupart l’ont déjà été au tribunal des affaires de la Sécurité sociale. »
Pour Sébastien Crozier, président de la CFE-CGC, c’est aux dirigeants de payer. « S’il est condamné, Didier Lombard doit indemniser les victimes, comme il touche 350 000 euros de rente par an. Il a exercé la violence sociale dans un groupe qui allait bien. Et quand les suicides se sont accumulés, il a parlé de “la mode des suicides”, évoqué un complot syndicalo-médiatique. Dans les hautes sphères, le plan Next était rebaptisé en blaguant la nouvelle extermination. »
« Je suis isolé, harcelé. Tout était fait pour me dégoûter. »
Au fil des 675 pages du dossier d’enquête, les multiples histoires dramatiques laissent deviner des plaies à vif. Pour les victimes et leurs proches, replonger dans cette période noire reste une épreuve. Francis Le Bras, 66 ans, s’est porté partie civile « pour être sûr que France Télécom soit condamnée et freiner toutes les entreprises qui seraient tentées de faire la même chose ». Cet ingénieur, employé depuis 1983 dans le groupe, a vécu l’enfer dès 2007 : « Mon service est passé de vingt à deux personnes. On m’a dit qu’il fallait que je cherche un nouveau job. » Son poste est supprimé. Francis disparaît de l’organigramme. « On ne me donne plus de travail, ils me refusent une prime, alors que c’est moi qui avais obtenu la prolongation de l’utilisation du Minitel. Je suis isolé, harcelé. Tout était fait pour me dégoûter. Je finis par faire une dépression causée par l’inactivité. » Le 11 septembre 2009, une collègue se défenestre sous ses yeux : « J’ai organisé les secours. J’ai fait une crise cardiaque consécutive au stress pour lequel la faute inexcusable de l’employeur a été reconnue, avant de faire une tentative de suicide et d’avoir un deuxième problème au cœur. Je suis toujours sous traitement et en sursis. »
En 2007, avec le concours de syndicalistes de tous bords et de scientifiques, SUD et la CFE-CGC créent l’Observatoire du stress et des mobilités forcées pour recenser les cas de suicides et mener des enquêtes. Certaines catégories, les agents de plus de 50 ans, apparaissent comme très touchées par le plan Next (Nouvelle expérience des télécommunications). Le syndicat SUD finit par porter plainte en décembre 2009. Les médecins du travail rendent également un rapport accablant. Enfin, l’électrochoc est provoqué par le rapport de Technologia, en dévoilant en 2010 un niveau de souffrance astronomique dans l’entreprise.
La gorge serrée, Alain (prénom changé), cadre depuis 1982, témoigne comment il a perdu pied. « J’ai assisté aux formations sur la résistance au changement avec la courbe du deuil, censée apprendre aux salarié·e·s la résilience. On me dit que je dois virer des gens. Je réponds par la négative. Il faut rappeler que les managers étaient bonifiés quand ils tenaient leurs objectifs… » Après six mois d’arrêts maladie, il se retrouve sans équipe. « Je prends un nouveau poste et, quelque temps après, on me dit que je ne suis pas assez performant. Je suis fragilisé. On me propose tout et n’importe quoi comme emploi. Un jour, je m’enferme dans un placard pour symboliser la manière dont je suis traité. J’ai encore honte de le raconter. J’en veux aux dirigeants qui ont exercé cette pression. » À l’arrivée du nouveau PDG, Stéphane Richard, en 2010, il signe un accord transactionnel, le réduisant au silence sauf en cas de procès.
Depuis, France Télécom, rebaptisée Orange en 2013, n’en a pas encore fini avec le malaise social. 12’192 postes ont été supprimés ces quatre dernières années. « Il y a des spirales de stress dans certains services informatiques et clients, comme l’a montré le dernier rapport de Secafi (cabinet d’experts auprès des représentants des salariés). Des gens sont toujours en difficulté », déplore Thierry Franchi, délégué syndical central adjoint CGT, qui regrette « que l’État ne comparaisse pas comme personne morale dans ce procès. En tant qu’actionnaire principal, il siège au conseil d’administration et encaisse des dividendes ».
Si l’entreprise ne comptabilise plus les suicides depuis 2015, une alerte avait été lancée en 2014 par le comité national des CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), à la suite d’une recrudescence de cas. Du côté d’Orange, « on n’a pas la prétention qu’il n’y ait aucune tension et aucune souffrance dans un groupe de cette taille. Il y a de la prévention et une volonté d’agir », déclare la société mise en examen comme personne morale, qui se dit prête « à assumer ses responsabilités en cas de condamnation. On ne se cache pas. Stéphane Richard (l’actuel PDG) a posté un message sur l’intranet à l’ensemble des salariés pour appeler à la solidarité et rappeler les dispositifs existants en cas de souffrance au travail ». Le délibéré devrait être rendu en novembre prochain.
Cécile Rousseau
• L’Humanité, 6 mai 2019 :
https://www.humanite.fr/france-telecom-le-proces-historique-de-la-souffrance-au-travail-671819
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De France Télécom à Orange…
Juillet 1996 : France Télécom devient une société anonyme. Septembre 1997 : 20% du capital sont ouverts au privé. Septembre 2004 : l’État passe sous la barre des 50 % du capital. Février 2005 : Didier Lombard prend la tête de France Télécom et met en place le plan Next (Nouvelle expérience des télécommunications), prévoyant la suppression de 22 000 emplois sur trois ans. Juin 2007 : création de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées. Septembre 2009 : SUD porte plainte contre la direction. Mars 2011 : Stéphane Richard remplace Didier Lombard et met en place un « nouveau contrat social ». 2013 : France Télécom devient Orange
• http://alencontre.org/europe/france/france-le-proces-de-la-souffrance-au-travail-planifiee.html
Didier Lombard, entre déni de la crise et absence de regrets
Lors de la deuxième journée d’audience du procès France Télécom, mardi, au tribunal correctionnel de Paris, les déclarations des prévenus, dont celles de l’ex-PDG, se sont résumées à un défaussement de leurs responsabilités.
« Une crise médiatique. » C’est ainsi que Didier Lombard, l’ancien président de France Télécom, a qualifié le malaise social généralisé qui a sévi entre les murs de l’opérateur dans la période de 2007 à 2010, mardi, lors de la deuxième journée d’audience au tribunal correctionnel de Paris. La présentation et les propos liminaires des huit prévenus comparaissant pour des faits de harcèlement moral ont donné lieu à une grande démonstration de déresponsabilisation. Coutumier des sorties provocatrices, Didier Lombard a témoigné en premier à la barre. Et n’a pas failli à sa réputation.
S’il a rappelé avec fierté son parcours professionnel, exprimé « sa profonde tristesse que la situation ait involontairement contribué à fragiliser certains », faisant référence aux suicides et dépressions qui ont endeuillé l’opérateur après le plan Next (supprimant 22’000 postes), le ton n’a pas tardé à changer. « Selon vous, la transformation s’est bien passée ? » interroge la présidente. « L’entreprise se portait mieux en 2009 », explique tranquillement l’ex-PDG, allant même jusqu’à déclarer que « nos collaborateurs ont été privés de leurs succès. Les journaux disaient que leur entreprise était lamentable ». Sur la responsabilité des médias dans cette affaire, il déroule : « J’ai lu des livres sur les suicides depuis. J’ai parlé de “mode” (en 2009) alors que je voulais dire “mood”. Il s’agit de l’effet Werther, l’effet médiatique qui multiplie les suicides. » L’assemblée bruisse, sous le choc des arguments. Sur « la mode des suicides », expression dévastatrice prononcée par Didier Lombard au plus fort de l’hécatombe, son avocat, maître Jean Veil, venu à sa rescousse, précise qu’« il a conscience que sa formule était épouvantable ».
« Si je n’avais pas été là, ça aurait été pareil, voire pire »
De son côté, maître Sylvie Topaloff, avocate d’une majorité des 39 parties civiles, constate : « Vous regrettez ces mots mais vous en maintenez le sens. Y a-t-il eu une crise sociale ? » « Non », répond implacable Didier Lombard, évoquant « des difficultés ». « Si je n’avais pas été là, ça aurait été pareil, voire pire. Je ne suis pas sûr qu’à l’été 2009 (avant la médiatisation), l’entreprise était dans cet état-là », persiste et signe l’ex-PDG. Comble du déni, le nombre de suicides aurait même, selon lui, « été gonflé artificiellement ». Ce qui fait bondir maître Topaloff : « Vous avez été interrogé 14’000 fois, vous n’avez jamais dit ça, permettez que je m’en étonne », ajoutant être « consternée ». Une bonne partie de la salle s’agite, également affligée. Pour conclure, son associé, maître Jean-Paul Teissonnière, demande : « Vous parlez de tristesse mais pas de regrets. Vous avez dit à maître Topaloff, “je n’y peux rien”. Vous ne regrettez rien ? » « Je ne répondrai pas à cette question ! » tranche Didier Lombard, qui ne prononcera pas un mot d’excuse.
L’heure n’est pas non plus à la repentance du côté de l’ancien directeur des ressources humaines, Olivier Barberot. « Je souhaitais dire quelque chose sur le plan Act (volet social du plan Next), dont j’ai été le concepteur. Il est, de mon point de vue, injustement mis en cause », justifie-t-il, égrenant les mesures d’accompagnement mises en place : formations, espaces d’accueil… Quant à Louis-Pierre Wenès, pourtant numéro deux du groupe au moment des faits, il affirme, sans ciller, n’avoir « jamais vu ce qui ressemble à des équipes en détresse », confirmant au passage que le plan Next était une réussite. « On vous présentait comme le cost-killer de l’entreprise (tueur de coûts) », rappelle la présidente. « Oui et non », tergiverse-t-il. « Et “le bon, la brute et le truand”, comme on vous a surnommé ? » Silence. « Je ne suis pas un modèle de diplomatie, j’ai une image dure », acquiesce-t-il.
« Votre départ est lié à la crise ? » questionne-t-elle encore. « J’ai servi de bouc émissaire », ose même déclarer Louis-Pierre Wenès. « Hum… » laisse échapper la présidente. Durant l’interruption de séance, Raphaël, fils d’une des victimes, déplore des propos « hallucinants ». « À les écouter, rien de mal n’a été fait. Didier Lombard se défausse complètement. Il parle de crise médiatique, de chiffres gonflés, de cadres privés de leurs succès… Il n’y a que lui qui peut dire des choses comme ça ! » Prochaine audience aujourd’hui 9 mai, à 13h30.
Cécile Rousseau
• L’Humanité, 9 mai 2019 :
https://www.humanite.fr/justice-didier-lombard-entre-deni-de-la-crise-et-absence-de-regrets-671972
• http://alencontre.org/europe/france/france-telecom-le-systeme-des-cost-killers-et-les-suicides.html
« Il y a le feu à la maison, sauf pour la direction »
Les deux dernières journées d’audience ont été marquées par des témoignages accablants sur la responsabilité des dirigeants et par des décryptages d’experts quant aux causes des suicides.
Elle l’a répété deux fois. En vingt-sept ans de métier, Sylvie Catala n’avait jamais vu ça. « Jamais vu autant d’écrits disant “je vais me suicider à cause du travail” », déclare fermement l’inspectrice du travail à la barre. Jeudi dernier (9 mai), les témoins clés de la mise au jour de la crise sociale chez France Télécom se sont succédé devant le tribunal correctionnel de Paris. Et ont martelé la responsabilité des anciens dirigeants dans les multiples suicides, tentatives et dépressions à la suite des 22’000 suppressions d’emplois et 10’000 mobilités du plan Next.
Nommée par la Direction générale du travail (DGT) pour coordonner l’enquête nationale à l’automne 2009, Sylvie Catala va vite découvrir l’ampleur des dégâts. « Des documents de mes collègues inspecteurs sont arrivés, tous faisaient état de risques psychosociaux (RPS) (…). Il y avait aussi des remontées de la médecine du travail, des alertes devant les tribunaux. La direction aurait pu agir avant 2009. » Dans cette société comptant deux tiers de fonctionnaires, elle constate les méthodes de management violentes : « On demandait aux salariés de se trouver un poste au travers de “l’espace développement”. Tout reposait sur les employés et les managers. Les pratiques sont brutales, c’est inévitable quand on renvoie tout aux individus (…). Le lien entre toutes ces choses conduit à des agissements répétés, c’est une politique décidée au niveau de l’entreprise. » Pour Sylvie Catala, aucun doute, le plan Act (volet « social » du plan Next) « contenait en germe ces agissements ».
En février 2010, elle transmet donc ses conclusions au procureur de la République. La machine judiciaire est lancée. « Les faits que j’ai examinés étaient constitutifs de mise en danger de la vie d’autrui et de harcèlement moral. » Faisant référence aux propos hallucinants de Didier Lombard, mardi 7 mai, expliquant qu’une crise médiatique avait volé leur succès aux cadres, maître Frédéric Benoist, avocat de la CFE-CGC (Confédération française de l’encadrement – Confédération générale), interroge : « Vous sentiez un climat de succès dans l’entreprise ? » « Il y avait un climat de crise sociale », coupe court Sylvie Catala.
« Tous les indicateurs sont au rouge »
Cette prétendue « success story », Patrick Ackermann, délégué syndical SUD PTT – qui a déposé plainte en septembre 2009 au nom de son organisation – est aussi très loin de l’avoir ressentie. Premier à témoigner jeudi, il replonge avec une certaine émotion dans cette période noire : « à la CNCHSCT (Commission nationale des comités d’hygiène de sécurité et des conditions de travail), au même moment, on n’est pas en train de fêter la victoire, rappelle-t-il. Tous les indicateurs sont au rouge, il y a le feu à la maison sauf pour la direction. » En réponse à la défense s’étonnant qu’il se soit porté partie civile à titre personnel la veille, le représentant raconte, agacé : « Un jour, j’apprends qu’un collègue s’est pendu chez lui. Je téléphone à sa femme. Quand je lui ai dit que je travaillais chez France Télécom, elle m’a traité de salopard et a raccroché. Les syndicalistes en ont pris plein la tête, nous avons vécu des drames. » Il décrit l’ambiance extraterrestre qui régnait alors : « On se posait la question : “Sont-ils des Alien (les dirigeants) et nous, des sacs de viande ?” » En juin 2007, l’Observatoire du stress et des mobilités forcées est créé avec la CFE-CGC. Plus de 3000 personnes répondent à la première enquête, révélant un mal-être général.
Dix ans après les faits, sa colère est toujours vive : « Avant ce procès, j’ai appelé les proches de Jean-Michel, qui s’était jeté sous un train à Troyes en 2008. France Télécom n’a jamais contacté la famille. Moi, j’ai fait mon boulot de syndicaliste. Vous, vous n’avez pas fait le vôtre », lance-t-il aux prévenus en se retournant vers eux (…). « L’été 2009 a été un traumatisme, il y avait un suicide par semaine. Quand j’entends parler d’opération médiatique… moi, je vous ai téléphoné », accuse-t-il à nouveau en regardant les ex-dirigeants. Avant de lâcher : « Je suis atterré d’entendre ça. »
« Il y a eu une banalisation des comportements déviants »
Clôturant cet après-midi, Jean-Claude Delgenes, le président de Technologia, n’y va pas non plus par quatre chemins : « Je n’avais jamais vu une telle crise en trente ans, ce procès doit être un rempart contre l’oubli. » Le rapport du cabinet, remis en juin 2010, a jeté une lumière crue sur les ravages du plan Next : « Sur 104’000 salariés, nous avons eu 80’000 réponses (…). Troubles du sommeil, épuisement, perte de poids, passages morbides… On est passé pas loin d’une grande catastrophe. Certains voulaient sortir les fusils et disaient qu’ils voulaient en emmener d’autres avec eux. » Avec le plan Act, le mot d’ordre est clair : « Les gens vont être jugés comme des cibles. Le projet était d’en sortir un maximum (…). Certains managers vont appliquer au minimum, sans faire de zèle. D’autres se sont lâchés, il y a eu une banalisation des comportements déviants. » Résultat, sur la période, la fierté d’appartenance au groupe chute de 95 % à 39 %. Pour tenter de mettre en cause la qualité de sa mission, la défense assaille Jean-Claude Delgenès de questions. « Un rapport d’Alixio (société de conseil) a critiqué votre travail », souligne maître Frédérique Beaulieu, avocate de Louis-Pierre Wenès, ex-numéro deux du groupe. « C’est un de nos concurrents », rétorque-t-il. « Êtes-vous objectif ? » insiste-t-elle. Rumeur dans la salle. « Je ne pense pas qu’il y ait un manque cruel d’objectivité dans nos travaux », ironise Jean-Claude Delgenès.
C’est également l’avis de Michel Gollac, sociologue et ex-administrateur de l’Insee. Cité comme témoin, vendredi, il considère le travail de Technologia comme fiable et a été « frappé par la disproportion entre l’ampleur du changement dans l’entreprise et l’inefficacité des mécanismes d’alerte (…). »
La déstructuration du milieu de travail-environnement
« Quelques suicides, pas tous, ont eu une valeur d’alerte.(…) De fait, cette alerte a fonctionné alors que les dispositifs étaient défaillants ». D’une voix grave et posée, Christophe Dejours, psychiatre spécialiste de la souffrance au travail, déroule ensuite un exposé convaincant : « Un seul suicide sur le lieu de travail, c’est déjà extrêmement grave, ça signe la déstructuration du milieu de travail-environnement », ajoutant que « ce suicide, ce n’est pas qu’une mise à mort de soi, il est adressé, il y a une dimension de message. Le suicide au travail est un message ». Il précise que souvent « ce sont des gens qui étaient très engagés, pas des tire-au-flanc ». Quant à Christian Baudelot, membre de l’Observatoire national du suicide et professeur émérite de sociologie à l’École normale supérieure (ENS), il démonte encore un peu plus les arguments des prévenus : « Chez France Télécom, il est clair que ce n’est ni l’imitation, ni la médiatisation qui produisent le phénomène (des suicides). Les personnes qui sont passées à l’acte ne sont pas dans l’imitation de leurs devanciers. Elles expriment les mêmes souffrances au point de préférer la mort. » À la fin de son intervention, Louis-Pierre Wenès, ex-numéro deux de la société, tient absolument à prendre la parole. « J’ai relevé des contre-vérités, notamment sur le lean management. J’ai entendu parler de néotaylorisme. Je m’en expliquerai lundi. » Reprise aujourd’hui, lundi 13 mai, à 13h30.
Cécile Rousseau}
• L’Humanité, 13 mai 2019 :
https://www.humanite.fr/proces-france-telecom-il-y-le-feu-la-maison-sauf-pour-la-direction-672078