On pourrait avoir l’impression que vous êtes partout : au Parlement, dans les directions d’entreprises, aux chaires d’université, aux manifestations contre la politique du PiS [le parti ultraconservateur Droit et justice, au pouvoir depuis 2015]. Toutefois, vous êtes absents de la politique quotidienne, douloureuse et brutale.
Vous ne participez pas aux blocages contre les expulsions de logement, vous ne protestez pas contre les salaires de misère, vous ne soutenez pas les travailleurs sociaux en grève. Au lieu de demander à tout bout de champ pourquoi les jeunes ne s’engagent pas dans la vie publique, ne vaudrait-il pas mieux demander pourquoi la génération Solidarność [qui avait lutté dans les années 1980 contre le communisme autoritaire] passe le plus clair de son temps à accomplir des rituels tribaux de haine plutôt qu’à s’occuper de politique ?
Les bas salaires et le mal-logement
Vous avez vos identités et vos appartenances – libérale, conservatrice, ou républicaine –, mais le conflit que vous menez n’a plus rien de politique depuis longtemps. Il n’affecte pas la vie des Polonaises et des Polonais, et la moitié des citoyens n’a pas du tout envie d’y participer. C’est peut-être pour cela qu’ils décident de rester à la maison les jours d’élections.
On le voit très bien lorsqu’on écoute les parlementaires invités dans les médias. Ils ne parlent pas des violations du droit du travail – un problème social toujours très important – et n’évoquent que rarement les bas salaires ou le mal-logement en Pologne, même si d’après Eurostat nos conditions d’habitation sont parmi les plus mauvaises d’Europe.
En revanche, ils expliquent avec ferveur pourquoi le PiS ou la PO [le parti libéral-conservateur Plateforme civique, principal rival du PiS] est la pire des choses qui soit arrivée à la Pologne. Les dirigeants des partis actuels d’opposition déclarent ouvertement que leur objectif majeur est d’écarter le PiS du pouvoir. Ce faisant, ils admettent eux-mêmes que l’enjeu ne porte pas sur de grandes idées, de meilleures pratiques de gouvernement ou la lutte contre les injustices du système, mais sur la possession du pouvoir. C’est la raison pour laquelle j’estime que le conflit aujourd’hui qualifié de politique en Pologne est en réalité un conflit tribal entre élites.
Difficile d’être un citoyen engagé et actif
Le plus grand reproche que je fais aux partis qui se succèdent au pouvoir depuis trente ans est de décourager les Polonais de se battre pour leurs propres intérêts. Il est difficile d’être un citoyen engagé et actif dans une sphère publique avant tout clivée par des conflits personnels. De plus, dans les médias, même lorsqu’on parle de problèmes réellement importants, ces discussions se déroulent sans représentant des groupes concernés. Je refuse de qualifier ces pratiques de politiques, car elles n’ont rien à voir avec la politique.
Par définition, la politique, c’est s’occuper du pouvoir et des divisions. Les montants des loyers sont politiques, car leur augmentation profite à un petit groupe de rentiers propriétaires de logements en location. Inversement, leur diminution bénéficie à une majorité de citoyens. Le montant des salaires et leur part dans le PIB sont aussi politiques, car ces indicateurs montrent si les chefs d’entreprise qui gagnent de l’argent vont s’acheter une nouvelle voiture ou accorder des augmentations à leurs employés.
L’état de l’enseignement public est politique, car il peut contribuer à la reproduction des inégalités entre générations. Les riches ont les moyens d’envoyer leurs enfants dans des établissements privés, tandis que l’immense majorité de la population est condamnée aux écoles publiques sous-financées où travaillent des enseignants pauvres. Les différents groupes sociaux ont des intérêts contraires, par exemple ceux des propriétaires de logements et ceux des locataires. La politique consiste à comprendre ces conflits et à prendre position.
De quel côté veut aujourd’hui s’inscrire la PO ? Je ne sais pas. Les opinions de son dirigeant changent de façon chaotique et ne permettent pas de distinguer une position claire. On entend des idées néolibérales du genre “business as usual” mêlées à un plan pas très réfléchi de subvention des salaires [comme la prime d’activité française].
Rien sur la catastrophe climatique
Il est tout aussi difficile de percevoir les intérêts que sert aujourd’hui le PiS. Il a introduit un salaire minimum horaire [pour les contrats précaires non assujettis au Code du travail], mais il a aussi adopté une loi transformant toute la Pologne en zone économique spéciale [avec à la clé d’amples exonérations fiscales].
Enfin, aucun de ces partis n’a de solution aux problèmes les plus importants, comme la catastrophe climatique globale. En la matière, il semble que la majorité des responsables du PiS y voit un complot, et la PO n’a pas adopté de position claire, même si elle a accepté les objectifs fixés par l’UE quand elle était au pouvoir [entre 2007 et 2015].
Des médias identitaires et tribaux
Heureusement pour ces partis, le sujet n’est que rarement, voire pas du tout, débattu dans les médias, qu’ils soient publics ou privés. Des deux côtés de la barricade, les titres font la course aux entretiens avec des stars de la politique depuis longtemps éteintes, mais interrogées avec intérêt sur la scène politique actuelle ou sur leur opinion personnelle à propos de Jaroslaw Kaczynski [cofondateur et président du PiS] ou Donald Tusk [ex-Premier ministre et dirigeant de la PO, devenu président du Conseil européen en 2014]. Le même problème qui affecte les partis politiques dominants absorbe également depuis longtemps la majorité des médias.
En effet, il n’y a pas aujourd’hui en Pologne de grands médias politiques. Ce sont des organes identitaires et tribaux que l’on peut consulter en sachant d’avance qu’on n’y lira pas grand-chose de mal sur les hommes politiques de leur bord. Parmi les titres à grand tirage, il est difficile d’en trouver un qui représenterait par exemple la position des travailleurs et des locataires.
Un individualisme extrême
Le tribalisme et l’apolitisme de la sphère publique actuelle trouvent leur source dans le libéralisme, qui continue de définir les frontières de l’imagination de la quasi-totalité des acteurs politiques polonais contemporains, même ceux qui ne voudraient avoir rien en commun avec cette étiquette. Pour cet individualisme extrême, la société n’est qu’un rassemblement d’individus mus par leur intérêt propre, sans caste ni classe et, par conséquent, sans conflit social rationnel.
Pour la génération qui a grandi à l’époque communiste, je ne m’étonne pas de la popularité de la vision libérale et individualiste de la politique. En revanche, je ne cesse d’être surpris par cette capacité à ignorer la violence brutale et systémique qui traverse nos sociétés pendant que, dans le même temps, nous consacrons une quantité absurde d’attention et d’exposition médiatique au conflit entre Kaczynski et Tusk.
Ce conflit n’est pourtant pas politique, mais personnel. Qui plus est, comme le montrent les dizaines de transferts d’élus entre le PiS et la PO, il a le caractère d’un spectacle pour lequel les journalistes continuent d’acheter des billets sans que l’on sache pourquoi.
Je n’attends pas grand-chose. Je voudrais juste savoir de quel côté vous, politiques, journalistes et éditorialistes, vous vous trouvez. Avec les locataires ou les propriétaires de logement ? Avec les travailleurs ou les employeurs ? Pour une école publique de haut niveau ou pour l’appartenance héritée aux classes supérieures ? C’est cela, la politique, et non pas vos déclarations de sympathie pour tel ou tel ex-Premier ministre [Jaroslaw Kaczynski ou Donald Tusk].
Hubert Walczyński
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