Mary veut être citée sous un faux nom. Pour sauver sa vie, elle a aussi déménagé, toujours dans la région de Manille, mais à des kilomètres des rues de Quezon où elle vivait. Les policiers l’ont prévenue de ne surtout jamais recroiser leur chemin.
Elle fait en sanglots le récit de cette journée d’octobre 2016. Les agents s’étaient présentés à son domicile en fin d’après-midi. Sa fille de 10 ans devait rentrer de l’école une heure plus tard. Ils disaient en avoir après son époux, petit consommateur de shabu, la méthamphétamine des bidonvilles d’Asie du Sud-Est, pour tenir le rythme d’heures supplémentaires sur les chantiers de construction. Il avait pourtant joué le jeu après l’élection à la présidence cinq mois plus tôt de Rodrigo Duterte qui lançait sa « guerre contre la drogue », et s’était inscrit à un programme de sevrage.
Qu’importe, les agents voulaient l’emmener. Sous ce gouvernement, c’est synonyme de mort : ceux que l’on accuse à tort ou à raison de se droguer sont abattus, soit par les policiers qui présentent ces exécutions comme des cas de légitime défense, soit par des hommes cagoulés opérant à moto à la nuit tombée. Les deux faces d’une même politique de Duterte. Loin de s’en excuser, il en avait fait le principal argument de la campagne qui l’a mené au pouvoir en mai 2016. Trois ans plus tard, il reste populaire, ce que devraient confirmer les élections législatives, sénatoriales et locales de mi-mandat du lundi 13 mai.
« Faites profil bas »
Selon les données officielles, 5 176 suspects ont été abattus lors d’opérations de police sous sa présidence, mais pour les organisations de défense il ne fait aucun doute que le chiffre réel est bien plus élevé, probablement au-delà de 20 000 victimes, classées parmi les affaires non résolues. Chez Mary, les policiers insistaient : son mari avait été dénoncé et était désormais sur leur liste noire. « On savait que les gens étaient tués, que la police les abattait puis plaçait a posteriori de fausses preuves sur les victimes, de la drogue ou bien une arme », dit-elle.
Trop pauvre pour les corrompre, elle n’a pu que les supplier. C’est alors qu’un policier a dit : « Qu’est-ce que tu proposes ? Si tu ne veux pas qu’on emmène ton mari, tu dois donner ton corps en échange. » Son pire cauchemar revenait la hanter, elle a déjà été agressée sexuellement par un oncle, à 9 ans. « C’est la seule option si tu veux que ton mari reste libre », lui intiment les agents. « Pour sa survie, je les ai laissés faire ce qu’ils voulaient », raconte-t-elle. Ils l’ont violée dans sa petite maison, qui n’a qu’une pièce divisée par un simple rideau, avec son mari juste à l’extérieur. En partant, ils ont prévenu : « Vous êtes innocentés, mais faites profil bas. »
Dans la police philippine, dont les valeurs cardinales sont « intégrité, discipline, compétence », les abus contre les plus faibles – souvent les prostituées ou les toxicomanes – existaient bien avant Duterte, mais il s’agissait généralement d’extorsion : confisquer le montant d’une passe ou quelques cristaux de méthamphétamine pour les refourguer. Jusqu’à ce que le président promette l’impunité totale aux policiers dès lors qu’ils opèrent au service de sa lutte contre la drogue.
Le chef de l’Etat lui-même fait régulièrement l’apologie des crimes sexuels, pour nourrir l’image de gros dur qui l’a porté au pouvoir. En avril 2016, à un mois de la présidentielle, il avait remarqué à propos du viol – suivi de l’exécution – d’une missionnaire australienne lors d’un soulèvement en 1989 dans une prison de Davao, ville qu’il dirigeait à l’époque : « Elle était si belle, le maire aurait dû passer en premier, quel gâchis. » Au printemps 2017, des combattants se revendiquant de l’organisation Etat islamique se saisissaient d’une ville musulmane du sud du pays. Duterte disait à ses soldats à propos des femmes de cette région : « Si vous en violez trois, c’est bon, c’est sur mon compte. »
En juillet 2017, il annonçait qu’il « féliciterait » celui qui violerait Miss Univers. En août 2018, il soutenait qu’il y aurait des viols tant qu’il y aura des jolies femmes puis, pour clore l’année 2018, il racontait à une foule souriante comment adolescent il a essayé de violer la bonne. « Duterte est tellement habitué à dénigrer les femmes. C’est la raison pour laquelle les policiers se sentent entièrement libres. Chaque parole offensive qu’il tient à l’égard des femmes rend la police plus agressive », dénonce Mary.
Il est bien difficile d’établir des statistiques. « Le peu de victimes qui osent parler sont terrorisées. On peut supposer qu’il y en a bien davantage qui ont trop peur pour s’exprimer », explique Jean Enriquez, directrice pour l’Asie de la Coalition contre le trafic des femmes. « Les policiers utilisent la guerre contre la drogue pour abuser des femmes. La peur est bien plus grande car le prix désormais est la vie, pas juste l’incarcération. Elles savent qu’elles ou leurs proches risquent d’être tués car des gens autour d’elles l’ont été. »
Escadrons de la mort
Plusieurs affaires récentes de « viol contre liberté » (en tagalog « palit-puri », littéralement « troquer sa dignité ») ont signalé à quel point cette pratique est devenue endémique. Accusé d’avoir violé en octobre 2018 la fille de 15 ans d’un couple mis en garde à vue, un agent s’est fait réprimander par le chef de la police de Manille, Guillermo Eleazar, devant les caméras mobilisées pour montrer que l’affaire est prise au sérieux. Mais spontanément, le violeur se défend plutôt d’être un mauvais policier. « Cela n’est pas nouveau pour nous en opération lorsque nous arrêtons un dealer », répond-il.
Puis, le 2 novembre, deux policiers violent dans une voiture une femme accusée d’avoir participé à des paris illégaux. Embarrassé, le directeur de la police nationale, Oscar Albayalde, doit reconnaître l’existence de ces cas. « Mais de là à dire que c’est endémique, c’est trop dur. C’est injuste pour nous », se défend-il.
Une sénatrice et ex-ministre de la justice, Leila de Lima, elle-même emprisonnée depuis deux ans après une enquête lancée par le gouvernement de Duterte, a demandé à la chambre haute de lancer une commission d’investigation sur l’étendue du problème des viols par des policiers, après qu’une organisation, le Centre de ressources pour les femmes, a dit avoir connaissance d’au moins 33 affaires, impliquant 56 policiers. Sans succès.
« Cette police s’est désormais habituée à violer les femmes, accuse Angela, une autre victime, elle aussi protégée par un pseudonyme. Les agents sont devenus bien plus arrogants sous Duterte et son prétexte de lutte contre la drogue. Ils ont pris de l’assurance. » Pour elle, l’enfer a duré trois jours. Elle était chez des amis avec son mari lorsque les policiers ont débarqué, fin 2016. Ils l’accusaient lui de fumer du shabu – ce qu’elle confirme –, et aussi d’en avoir vendu – ce qu’elle dément. Il est placé en garde à vue.
Elle savait qu’une fois relâché il serait certainement abattu par ces tueurs mystérieux, ces escadrons de la mort qui font la sale besogne ordonnée au sommet. Un des amis de son époux qui était présent lors de la descente sera abattu trois jours plus tard. A elle, les policiers ont demandé de verser 30 000 pesos (500 euros) pour que son mari soit relâché. Elle en avait à peine plus de la moitié, mis de côté pour le baptême de son enfant. Ils ont pris les billets sans reçu, et lui ont demandé de les suivre. « J’étais absolument certaine que si je ne partais pas avec les policiers, mon mari serait tué », dit-elle.
Ils l’emmènent au Spring Hotel, l’enferment dans une chambre, et se relaient selon leurs horaires de travail et leurs obligations familiales pour la violer. Ils ne la libèrent qu’à l’issue du troisième jour. Elle aussi a déménagé, loin. Elle sort son téléphone, montre dessus une photo d’un de ses bourreaux, mais est certaine que la publier lui ferait courir un gros risque : il finirait par la retrouver et elle rejoindrait à son tour la liste des morts non résolues. Le policier, lui, a été promu.
Harold Thibault (Manille, envoyé spécial)