Les mouvements sociaux en Amérique du Sud
Au Nord et au Sud, les mouvements sociaux ont une longue histoire. Au 19e et au 20e siècles, à l’époque du capitalisme industriel, on trouve déjà beaucoup de syndicats et d’organisations de la classe ouvrière. Dans le cadre de l’industrialisation, la classe ouvrière émerge et elle exprime ainsi ses revendications. Dans la pensée sociale de l’époque, ces acteurs sociaux nés de la contradiction entre le capital et le travail sont au cœur du changement social et, au-delà de leur diversité selon le contexte, le temps et l’espace, ils construisent des identités (Frank et Fuentes, 1987).
La dynamique africaine contre le colonialisme
En Afrique et en Asie, à partir des années 1940, les mouvements anticolonialistes et les mouvements de libération nationale sont devenus des acteurs clés du développement. Ces derniers prennent forme dans de puissantes luttes contre les pouvoirs coloniaux durant l’entre-deux-guerres. Leurs leaders, souvent formés en Europe, sont issus de l’élite des colonisés. Autour de la revendication de l’indépendance, ils s’opposent à la domination coloniale, notamment ses dimensions racistes (le colonisé fait partie d’une « race inférieure ») et prédatrices (le pillage des ressources pour répondre aux besoins et aux intérêts des métropoles). Après l’indépendance, plusieurs de ces mouvements se transforment en partis politique, le plus souvent de gauche. Ils participent à l’essor du Mouvement des non-alignés qu’ils voient comme un véhicule pour combattre l’impérialisme et le néocolonialisme. Certains de ces partis prennent le pouvoir par la voie des élections, à la suite de négociations avec le pouvoir colonial qui accepte l’indépendance, plus ou moins avec bonne volonté (c’est le cas du Sénégal, de la Tanzanie, du Ghana). D’autres mouvements sont obligés de prendre le chemin de la lutte armée (comme en Algérie, au Mozambique et ailleurs). Dans certains pays, des confrontations très dures aboutissent à la subjugation, voire à l’éradication des mouvements anticolonialistes (comme c’est le cas au Congo et au Cameroun).
L’« ordre du peuple »
Dans les années 1950, le capitalisme se restructure au Nord. Une nouvelle polarisation est-ouest survient avec la Guerre froide. Le mouvement ouvrier et le mouvement indépendantiste (anticolonialiste) sont considérés comme les acteurs non institutionnels du changement social, car ils cherchent à atteindre ce que Peemans (2001) appelle « l’ordre du peuple ». Quelques caractéristiques distinguent ces « anciens » mouvements par rapport aux « nouveaux » mouvements des années 1970 et 1980. La base des premiers mouvements sociaux se trouve au sein de la classe ouvrière. Ces mouvements cherchent à saisir l’État par la voie de formations politiques généralement hiérarchiques, centralisées et verticaleset leur leadership est exclusivement masculin. Au-delà de leurs distinctions, les mouvements ouvrier et indépendantiste préconisent la modernisation et, parfois, l’industrialisation comme mode de développement.
L’essor des nouveaux mouvements sociaux
L’étiquette de « nouveaux » mouvements sociaux est attribué aux mouvements apparus dans les pays du Nord, après 1968. On observe en effet alors l’essor de mouvements étudiants, d’organisations écologistes et pacifistes, de mouvements de femmes, d’Afro-américains et d’homosexuels. Dans le Sud également, plusieurs mouvements se développent, revendiquant des droits sociaux (sécurité sociale, terre et logement, éducation, infrastructure urbaine, etc.). Ces nouveaux mouvements se différencient des mouvements ouvriers et anticolonialistes et s’intéressent surtout à des questions spécifiques, liées par exemple à la sphère de la reproduction (biens et services publics) et de l’identité (genre, race, ethnie). Il est important de noter que de manière générale, lors de cette période, les mouvements sociaux ne cherchent pas à prendre le pouvoir de l’État. Ils veulent avant tout préserver l’autonomie des sphères institutionnelles en faisant la critique des formes institutionnelles de la politique. Avec ces nouvelles formes de résistance et ces nouvelles façons de faire de la politique, les dimensions locales et communautaires jouent un rôle central (Peemans, 2001, 390). Impliqués dans les pratiques de développement, ces mouvements sociaux interviennent dans de multiples domaines et constituent une force d’intervention importante. Cette mobilisation des solidarités locales, capables de s’organiser efficacement en marge du pouvoir étatique, viennent renforcer la société civile. Les associations et les organisations de toutes sortes, qu’on associe aux nouveaux mouvements sociaux, cherchent surtout à résoudre des situations de crise dans des secteurs comme le transport, la santé, le logement, où dans le cadre des politiques néolibérales, l’État se désengage.
Il faut noter la diversité historique et géographique de ces nouveaux mouvements. Par exemple, dans des pays qui connaissaient un taux de croissance élevé (Inde, Taiwan, Corée du Sud, Malaisie, Algérie, Afrique du Sud, Brésil, Mexique, Argentine, Colombie, Chili), l’urbanisation accélérée à partir des années 1970 créé des problèmes sociaux et politiques liés à l’afflux des populations rurales vers les bidonvilles. En Afrique, dans des pays moins industrialisés comme le Nigeria, la Tanzanie, le Sénégal, le Ghana, le Bénin et la Côte d’Ivoire, le tiers de la population travaille alors déjà en ville, ce qui produit une situation urbaine chaotique (Davis, 2005). Dans le milieu rural, des conflits commencent à émerger dans le contexte de la révolution verte et de la transformation des économies locales vers l’agrobusiness, qui se fait généralement au détriment des communautés paysannes (Kay, 2009). De grandes confrontations surviennent, mais dans les années 1970 et 1980, le règne des dictatures s’impose. La majorité des populations du Sud n’a pas accès à la politique institutionnelle pour revendiquer ses droits sociaux et économiques. Selon Hobsbawm (1994), on assiste alors à une transformation sociale majeure : l’intégration dans la modernité et la rupture avec le passé qui produisent de nouvelles identités et de nouveaux conflits sociaux.
La mobilisation des mouvements sociaux durant les années 1980 et 1990 répond à quatre phénomènes :
- Réaction contre les mesures antisociales, voire antidémocratiques, implantées de l’extérieur, comme les programmes d’ajustement structurel associés aux pratiques de développement des années 1980 et 1990 ;
- Désaffection à l’égard d’un pouvoir étatique autoritaire, extraverti et détaché de sa base sociale ;
- Revanche des cultures locales devant les promesses non tenues de la modernisation ;
- Protestation contre le modèle de modernisation, mais aussi contre l’oppression coloniale et patriarcale et l’opression de classe.
Ces développements amènent plusieurs chercheurs à proposer une nouvelle définition des mouvements sociaux. On parle de groupes sociaux sous-représentés et mécontents face à une situation particulière, qui cherchent à apporter un changement (social, politique, culturel et économique) en ayant recours à une action collective différente des moyens conventionnels. Les citoyenNEs qui en font partie défient collectivement la réalité politique (à la fois ses processus et ses finalités) en contestant les ressources politiques, la manière dont celles-ci sont employées ainsi que les autorités qui décident de leur répartition. Cette définition peut inclure également des groupes qui se définissent comme étant à droite, tel le mouvement anti-avortement ou même les groupes prônant la suprématie blanche, qui se mobilisent au sein de la société civile (Cefaï, 2007).
Dans ces mouvements, les gens se dotent d’une organisation qui leur est propre et nouent des liens avec des acteurs politiques (McCarthy et Zald, 1977). Ce faisant, ils conservent une certaine continuité dans le temps et l’espace. Ils ne sont pas éphémères et leurs revendications dépassent le plan communautaire pour inclure différentes collectivités. Pour cette raison, l’organisation peut varier d’un mouvement social à l’autre. En général, un mouvement se compose de plusieurs groupes plus ou moins structurés autour d’un territoire ou d’une identité commune. Ces groupes travaillent en réseau et poursuivent les mêmes objectifs généraux, même si leurs revendications particulières et leurs actions collectives peuvent varier. Ils peuvent faire partie d’un réseau informel, comme dans le cas du mouvement des femmes ou d’une fédération formelle, comme dans le cas du mouvement des habitants de bidonvilles. Les mouvements sociaux peuvent agir simultanément à différents niveaux : local, régional, national et international. À partir des années 2000, avec l’accès de plus en plus facile à la communication internationale, plusieurs mobilisations deviennent transnationales, tout en préservant des particularités et revendications locales. C’est le cas des mouvements comme la Marche mondiale des femmes et Via Campesina qui regroupent plusieurs organisations de mouvements sociaux nationaux au sein d’organisations fédérées.
Les mouvements de paysans et/ou de travailleurs ruraux dans des pays comme le Brésil, l’Inde, la Corée du Sud et l’Afrique du Sud, réclament principalement des réformes agraires , des politiques publiques pour les petits et moyens agriculteurs et des lois pour améliorer les conditions de travail. Quand la modernisation du monde rural prend de l’ampleur, dans les années 1970 et 1980, ces mouvements visent une réforme agraire et généralement, une redistribution plus équitable des terres et des ressources rurales. Ils se mobilisent en organisations, coopératives et en syndicats ruraux. En s’opposant aux accords de libre-échange entre les pays du Nord et les pays du Sud mis en place dans les années 1990, les mouvements de paysans et de travailleurs ruraux revendiquent la valorisation de la petite et moyenne agriculture pour la consommation domestique qui permettent la sécurité et la souveraineté alimentaires ainsi que le développement durable. Aujourd’hui, ces mouvements contestent le modèle actuel de gouvernance alimentaire et politique en proposant un modèle alternatif qui est mis en œuvre à la base de leurs organisations. Ils dénoncent aussi l’accaparement des terres, les organismes génétiquement modifiés (OGM) et les conditions de travail forcé. Avec leurs discours et leurs pratiques, ce type de mouvements sociaux est devenu un un acteur central dans la lutte contre la pauvreté dans le milieu rural et plusieurs d’entre eux reçoivent des fonds des agences de développement nationales et multilatérales.
Un mouvement social implique une interaction collective entre plusieurs acteurs. Quand le gouvernement fait partie de ceux-ci, leurs revendications peuvent toucher les intérêts de plusieurs acteurs. L’intéraction entre ces différents acteurs est marqué par une lutte politique. Selon Tilly (1999, 262 ; 2003, 250-252), les objectifs d’un mouvement social touchent aux revendications publiques ; ils mènent à la création, à la manifestation et à la mise en œuvre politique d’identités collectives. Les mouvements poursuivent ces objectifs en créant des espaces de médiation politique ou publique pour des populations exclues de la sphère représentative traditionnelle, pour des programmes négligés ou pour des demandes non reconnues. Grâce à ces actions, les mouvements sociaux contribuent à redéfinir et à renouveler la politique. Ils mettent de l’avant les griefs collectifs et les sentiments d’injustice et soutiennent l’idée qu’il faut trouver une autre façon d’organiser la société et de penser le développement (Alvarez et al., 1998).
Une autre caractéristique importante qui distingue les mouvements sociaux et leurs organisations des autres acteurs du développement relève du fait qu’ils s’engagent dans ce que McAdam, Tarrow et Tilly (2001) nomment la « politique contestataire ». Qu’elle soit de nature restreinte, établieou institutionnelle, la politique contestataire inclut par exemple les manifestations publiques et les pétitions entourant des revendications faites au gouvernement ; mais aussi les « contestations transgressives » impliquant de nouveaux acteurs politiques ou des actions collectives innovatrices, sans précédent ou interdite au sein du régime politique en place. es actions collectives organisées et illégales viennent déranger le pouvoir et peuvent prendre la forme d’occupation d’espaces public ou privé, ou de blocage de routes par exemple. Les mouvements sociaux peuvent influencer le pouvoir d’État en fonction de divers facteurs : l’intensité des conflits sociaux, les luttes et les mouvements sociaux antérieurs et les caractéristiques de leurs leaders et de leurs structures organisationnelles. Ils provoquent la mobilisation sociale et mettent de l’avant des revendications matérielles qui tiennent compte des conditions sociales dans lesquelles vivent leurs membres. Les mouvements sociaux formulent aussi des idées et proposentdes paradigmes qui pourraient entraîner un changement social pour toute la société.
Dans divers contextes socioéconomiques et politiques, les différents mouvements sociaux qui émergent en opposition au modèle de développement dominant des années 1980 appartiennent aux nouvelles formes d’action collective et de mobilisation sociale. La résistance au « développement » est l’une des façons dont les groupes du Sud essaient de construire de nouvelles identités. La décennie 1980 est donc marquée par une reprise de l’initiative populaire, surtout dans la sphère de la reproduction de la force de travail. Il ne s’agit pas d’une politique d’animation des masses par les structures de l’État, mais plutôt d’une réponse à la pauvreté et à la modernisation « par le bas ». Avec les ONG, les mouvements sociaux se disputent les espaces qu’occupaient auparavant les syndicats et les partis politiques, sur la scène politique, mais aussi sur la scène sociale (Bendana, 112).
Parmi les caractéristiques importantes des mouvements sociaux, il faut noter la place importance de la démocratie dans leurs pratiques. Par exemple, plusieurs mouvements se singularisent par la recherche collective sur les problèmes et sur leurs solutions. Ils valorisent ainsi le débat, la résolution de conflits internes et la négociation.
Les mouvements sociaux développent un vaste répertoire d’actions qui peuvent prendre différentes formes :
- unir les individus d’un quartier ou d’une communauté pour organiser des discussions ;
- assurer l’intervention et l’orientation d’agents externes (intellectuels, académiques, politiciens, ONG) ;
- former des commissions ;
- recueillir des signatures pour une pétition tout en informant la population du problème et des solutions possibles ;
- participer à des audiences avec les agences de l’État pour négocier une solution ;
- organiser des manifestations en réaction aux exigences de l’État ;
- avoir recours aux médias.
La plupart des mouvements sociaux reposent sur une base sociale hétérogène en termes d’espace physique (le quartier ou la communauté) regroupant des individus de divers milieux et professions (travailleurs de l’industrie, de la construction civile ou des services informels, agriculteurs ou travailleurs agricoles). Ils insistent sur leur autonomie par rapport aux relations politiques, en essayant d’éviter les pratiques clientélistes. Ils revendiquent la transformation de l’État, de ses institutions et de ses pratiques politiques. Dans certains pays du Sud, ils font pression sur les gouvernements pour reconnaître et introduire des processus élargissant la citoyenneté et permettant l’intégration des mouvements sociaux dans les décisions sous la forme de consultations formelles ou informelles.
Selon Maxime Haubert, les nouvelles pratiques sociales sont politiques, dans la mesure où se fondent sur l’autonomie des groupes de base et sur une méfiance envers toutes les organisations centralisées, tout en préconisant une intervention pour transformer les groupes eux-mêmes en confrontant l’autoritarisme et la domination masculine. elles (Dagnino&Tatagiba, 2010)
Depuis les années 1990, la consolidation de certains mouvements sociaux mène à ce qu’Alvarez nomme le phénomène « d’ongisation ». Ce phénomène touche notamment le mouvement des femmes dans la mesure où le mode d’organisation de ce dernier repose sur des cadres professionnelles payées grâce au financement d’agences bilatérales ou multilatérales et, parfois, par des fondations privées. Malgré l’existence de groupes de base, la majorité des organisations féministes s’engage ainsi dans la planification pragmatique et stratégique de projets de développement, mais aussi dans la production de rapports pour influencer les politiques publiques et pour fournir des services aux femmes pauvres (Alvarez, 1997 : 307). Par ailleurs, l’ongisation touche d’autres mouvements, surtout dans des pays où l’élection d’un gouvernement progressiste de centre gauche créée un nouveau type de relations plus amicales avec les mouvements sociaux (Levy, 2012). On observe cela au El Salvador, en Afrique du Sud, au Brésil et en Bolivie où plusieurs leaders de mouvements sociaux acceptent de conclure des ententes avec le gouvernement pour mieux avancer les revendications via des voies institutionnelles. Les résultats sont contradictoires. D’une part, des mouvements deviennent mieux structurés, le leadership est mieux formé et en mesure d’exercer une certaine influence sur les politiques publiques. D’autre part, des mouvements connaissent en même temps un éloignement de leur base et une perte de combativité, ce qui leur nuit dans la lutte pour des changements sociaux majeurs. Plus ces mouvements se rapprochent des gouvernements, plus ils perdent leurs caractères de transgression et parfois même leur autonomie face à l’État. Chose certaine, ces mouvements sociaux commencent à ressembler de plus en plus aux ONG dont il sera maintenant question.
Les ONG
L’étiquette « ONG » remonte à la formation de l’ONU après la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Mandaté par l’Assemblée générale, un Conseil économique et social de l’ONU créée un statut institutionnel non étatique pour des organisations religieuses ou philanthropiques (Fowler, 2011, 43). Aujourd’hui, les ONG se sont décuplées, mais on les trouve surtout au Sud où il en existe des centaines de milliers. Elles fonctionnent souvent comme des courtiers ou des intermédiaires entre les détenteurs de ressources — gouvernements du Sud ou du Nord et agences non gouvernementales ou multilatérales — et les populations ou communautés bénéficiaires — les pauvres, les minorités, ainsi que leurs communautés et organisations (Fowler, 2011, 43-44).
Les ONG véhiculent le désir de contribuer à sauver les populations de la misère ; leur vision sociale de convivialité et de rapports harmonieux. Elles insistent sur l’importance d’intégrer les personnes visées dans les objectifs à atteindre, sur le rôle de l’individu dans l’action et sur la non-violence active comme moyen de changer les sociétés (Corsino, 1998, 21). On pourrait décrire les ONG comme une forme d’organisation « hybride », dans la mesure où elles combinent divers aspects qu’elles empruntent à la bureaucratie gouvernementale (sélection des cadres d’après des critères techniques), à l’économie informelle (flexibilité, nombre réduit des niveaux hiérarchiques, précarité des relations de travail), aux centres de recherche (interventions fondées sur des outils méthodologiques), aux partis politiques et aux médias (agitation et propagande), et au monde de l’entreprise (rationalisation, focalisation des énergies, contrôle des résultats) (Baierle, 2006, 122).
La fonction d’intermédiaire et de représentation qu’exercent les ONG est beaucoup moins évidente que celle des organisations qui plaident pour leurs membres. En effet, les ONG défendent un intérêt général à partir d’une position particulière. Cela signifie que leur légitimité ne découle pas de leur nature : elle est censée provenir de la réalité de leur proximité avec la base ou le terrain et/ou de leur envergure internationale et de leur réputation en raison de leurs compétences techniques ou scientifiques. Cette légitimité se construit à travers leurs pratiques de terrain et leur capacité à assurer un lien entre les réalités des acteurs avec lesquels elles travaillent et les débats plus larges (Planche, 2007, 24).
Diverses ONG poursuivent des objectifs qui ne se limitent pas aux intérêts de leurs membres, en voici quelques exemples : les ONG d’interpellation ou de plaidoyer qui s’inspirent d’une conception du bien public et de l’intérêt général pour défendre une ou plusieurs causes ; les ONG d’intervention qui se donnent pour objectif d’assurer la prestation de services aux populations, en particulier les groupes considérés comme défavorisés. Ces ONG sont plus ou moins professionnalisées (Planche, 2007, 22). Par exemple, le Comité de l’Avancement du Bangladesh Rural (BRAC) qui intervient en l’aide au développement économique et social, en éducation primaire en santé. Il compte 18000 employés et 1.8 million de membres dans 54000 villages. En 1996, il a emprunté 5 milliards de takas (128 millions $US), un million de femmes sont engagées dans des projets ruraux ; 12 millions de cahiers et 21 millions de livres ont été achetés avec le fond d’éducation primaire de BRAC qui a aussi servi à un million de décrocheurs ; dans la même année, BRAC a acheté 42 tonnes de semence de maïs et 120 motos ; au total 12 millions de personnes sont couvertes par les programmes de santé et d’éducation de BRAC. En principe, elles devraient être une entité à part entière de l’État ; elles demandent et utilisent les principes de l’aide internationale comme base de leur existence ; elles sont fondamentalement à but non lucratif ; elles fonctionnent à tous les niveaux sociopolitiques (individuel, familial, local, national et transnational) ; et elles sont non partisanes (Fowler, 2011, 44-45). Beaucoup d’ONG agissent dans des lieux géographiques ou des champs thématiques similaires, ce qui exige des efforts de concertation pour assurer la coordination de leurs activités et de leurs projets. Le réseautage permet de maximiser leurs ressources, de consolider leur présence dans la société, d’augmenter l’impact social de leur travail et de les transformer en un véritable secteur social (Corsino, 1998, 56). Quelques exemples sont le Réseau Climat & Développement qui représente plus de 70 ONG francophones basées en Europe et en Afrique et se mobilise par le biais des projets locaux et des actions de plaidoyer – nationales et internationales ; et le Development Alternatives with Women for a New Era (DAWN) qui est un réseau de féministes du Sud qui lutte pour la justice économique et genrée ainsi que le développement durable et démocratique.
Philippe Ryfman (2009, 26) propose de donner le nom d’ONG aux entités réunissant un éventail de cinq caractéristiques :
- La notion d’association (le regroupement d’individus) en vue d’un projet non lucratif au bénéfice d’autrui.
- La forme juridique d’association à but non lucratif, selon les règles du droit national.
- Le fait d’être un espace autonome face à l’État ou à des puissances privées. L’État ne doit pas être à l’origine de la création de l’ONG, même si celle-ci peut avoir des liens avec lui. L’ONG doit avoir la même autonomie face à l’économie privée, à l’Église, à des sectes ou à des groupes criminels.
- « La référence à des valeurs impliquant, en même temps qu’un engagement librement consenti, la volonté affichée d’inscrire l’action associative dans une dimension citoyenne insérée dans un cadre démocratique. » L’ONG devient ainsi un des segments de ce que l’on appelle la « société civile ».
- Le caractère transnational de l’action qui est menée dans un autre pays (que le pays d’origine) où l’ONG cherche à défendre les droits humains ou à intervenir pour la protection de l’environnement et du développement durable.
Jusque dans les années 1990, les ONG sont considérées comme une alternative au paradigme dominant du développement de l’État. Dans les pays du Sud, elles conçoivent des pratiques communautaires et dans les pays du Nord, elles proposent une approche de justice sociale axée sur les personnes et les communautés. Elles élaborent une perspective et des théories différentes du développement et du changement social basées sur la solidarité internationale. Elles s’inspirent de la théorie de la dépendance pour comprendre les causes du sous-développement et pour trouver des solutions (Lehmann, 1990).
Il faut souligner que les liens entre le Nord et le Sud émergent à l’intérieur des Églises et de leurs réseaux, à travers les relations entre les militants du Sud (souvent en exil) dans le Nord, mais aussi grâce aux militants tiers-mondistes du Nord qui, de retour de leurs séjours dans le Sud, pensent que le tiers-monde doit s’émanciper. Dans les années 1970, cette nouvelle solidarité s’exprime par rapport aux luttes de libération nationale et anti-dictatoriales dans le Sud. Dans les années 1980, l’accent se déplace sur les impacts de la crise économique et de l’endettement qui frappent durement plusieurs pays. Les ONG sont à la fois des réponses contestataires à la réalité sociale, des intermédiaires qui font participer les bénéficiaires aux projets à la recherche d’alternatives à la pauvreté et qui permettent également de développer les capacités de réflexion et la production de connaissances, de technologies et de ressources (Corsino, 1998, 36).
À partir de là, les ONG s’impliquent dans l’étude, la planification, l’exécution et l’évaluation de programmes et de projets de développement, en relation directe avec les groupes et les organisations sociales. Elles insistent sur la nécessité d’utiliser les moyens matériels et sociaux pour arriver à une meilleure participation communautaire et d’exercer des pressions pour améliorer les conditions de vie des communautés. Elles contestent la réalité sociale dominante et elles contribuent à changer les structures qui engendrent la pauvreté en offrant des alternatives technologiques, méthodologiques, pédagogiques, institutionnelles, de recherche et de promotion. Les participants aux programmes des ONG sont les secteurs et les groupes qui souffrent des conséquences négatives de l’application des politiques sociales et économiques. Leur champ d’action couvre divers aspects : la prestation de services (santé, habitation, éducation) ; la mise en œuvre d’activités productives (agricoles, artisanales, technologies appropriées, conseils de gestion) ou l’appui à ces activités ; la formation civique, la prise de conscience des problèmes et des possibilités de solution ; l’appui à l’organisation et à la consolidation des secteurs sociaux (Corsino, 1998, 46-47). Par exemple, l’ONG paraguayenne Base-Ecta travaille avec des paysans en organisant des coopératives de production, la formation technique et politique et des ateliers d’artisanat pour les femmes.
Certes, il existe une grande diversité d’ONG dont la composition, la mission, les activités, les membres et le financement varient. Dans certains cas, les ONG se substituent à l’État pour d’assurer des services que celui-ci abandonne. Le Bangladesh compte le plus grand nombre d’ONG au monde (20 000). Ces ONG tentent de pallier le fait que le gouvernement de ce pays ne fournit pas des biens et services publics et ne s’occupe pas des plus pauvres, mais aussi que le secteur privé n’offre pas des possibilités d’emplois. Des ONG assument assumé un rôle très important dans l’éducation, la santé, l’agriculture et le microcrédit, soit des fonctions qui, en général, reviennent à l’État. Les résultats de cette ongisation du secteur social sont incertains. Pour certains, le taux de pauvreté au Bangladesh est tombé (de 70 % en 1971 à 43 % en 200) grâce au travail des ONG (Mingst et Karns, 2004, 215). Pour d’autres, le délestage par l’État de nombreux secteurs dans la santé, l’éducation et l’aide sociale ne peut être remplacé par une myriade d’ONG qui de surcroit ne sont pas imputables devant la population. On critique les ONG qui interviennent de façon ponctuelle, voire sous la forme d’une espèce d’échantillonnage social, sans pouvoir garantir la continuité ou l’universalité des activités qu’elles entreprennent, qu’elles aient ou non la prétention de remplacer celles de l’État (Baierle, 2006, 121).
Durant la période d’application des programmes d’ajustement structurel qui ont jeté dans la pauvreté des parties importantes des populations du Sud, des populations se sont révoltées contre le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. Ces agences se sont parfois tournées vers les ONG. La restructuration de l’État et les réformes des politiques sociales inspirées de l’idéologie néolibérale introduisent des programmes ciblés de réduction de la pauvreté dont la mise en œuvre est confiée à des ONG. Dès lors, un bon nombre d’ONG alignent leurs profils aux tendances économiques et aux réformes de l’État dans les pays du Sud, ce qui, par conséquent, génère des contradictions qui ne sont pas encore résolues (Dagnino, 2007).
Contraintes et perspectives#
Cette situation créée une nouvelle relation entre bailleurs de fonds et ONG au tournant des années 1990. De nouvelles ONG apparaissent et recrutent des professionnels urbains, scolarisés, de classe moyenne qui n’ont avaient la possibilité de travailler dans la fonction publique. Les bailleurs de fonds valorisent les ONG comme canaux de développement et de programme anti-pauvreté ; ils reconnaissent leurs connaissances, leurs liens avec les communautés pauvres et leurs modes d’organisation (Howell et Pearce, 2001, 35). Simultanément, par le rapprochement des grandes sociétés avec les ONG, plusieurs activités se retrouvent conditionnées par le financement des ressources de marketing corporatif.
Durant ces années, les ONG vivent une période grasse avec une forte augmentation des ressources, d’où leur croissance en nombre, en taille et en territoire d’action. Dans plusieurs cas, elles adoptent un mode d’organisation et des activités qui correspondent aux modèles des bailleurs de fonds du Nord, tout en essayant parfois de les adapter selon les normes et les pratiques locales. Entre-temps, les agences multilatérales mettent en route des programmes de coopération avec les ONG de pays ayant développé la société civile au niveau local . Divers pays donateurs établissent des programmes de coopération directe avec les ONG, sans passer par les gouvernements des pays en question. Au fil des années, diverses contradictions apparaissent. Les pouvoirs publics ont recours aux ONG pour leur efficacité sur le terrain, mais en même temps, ils leur imposent des lourdeurs administratives. . Les contradictions deviennent plus évidentes quand les entreprises ont recours aux ONG pour profiter des opportunités lucratives dans le « Tiers Secteur », qu’elles envisagent aussi comme un espace lucratif. Il devient monnaie courante que les grandes entreprises et multinationales investissent une partie de leur budget dans le marketing de « projets sociaux » qui deviennent une partie intégrale d’une marque de responsabilité sociale. De cette manière, les projets sociaux des partenariats ONG – entreprises risquent d’être moins un moyen d’arriver à la justice économique devant l’accumulation capitaliste qui génère l’inégalité et se transformant en un mécanisme qui avance cette accumulation.
Durant la dernière décennie, le secteur des ONG joue un rôle ambigu, des deux côtés de l’équateur. Elles s’activent dans les stratégies de contestation de l’hégémonie de développement, mais en même temps, elles consolident celles-ci ! De plus en plus d’ONG sont financées par des bailleurs de fonds conservateurs, tandis que d’autres reçoivent un financement d’organismes progressistes ou même radicaux. Ce phénomène fragmente les différents réseaux d’ONG qui se retrouvent en compétition les unes contre les autres pour dominer la sphère de la société civile (Howell et Pearce, 2001). Des ONG n’ont pas de distance critique par rapport à la logique fondamentale du système de développement, tandis que d’autres optent pour une lutte contre le néolibéralisme, la recherche d’alternatives et le soutien aux luttes sociales. Entre ces deux pôles, la majorité des ONG maintient un discours de changement social, mais adopte des pratiques qui se limitent généralement aux conséquences de la pauvreté et renforcent l’agenda des acteurs institutionnels du développement.
Les divers rôles des ONG
- entreprendre les fonctions du gouvernement en l’absence de l’autorité de l’État ;
- recueillir et diffuser de l’information ;
- démocratisation des médias et des outils de communication ;
- créer et mobiliser des réseaux ;
- encadrer des questions pour le public ;
- promouvoir de nouveaux comportements ;
- revendiquer des changements de politique et de gouvernance ;
- surveiller le respect des droits humains et des normes environnementales ;
- participer à des conférences mondiales (soulever des questions, soumettre des positions, faire du lobbyisme pour soutenir leur point de vue, établir des liens entre les acteurs) ;
- encourager la participation publique ;
- distribuer l’aide humanitaire ;
- mettre en œuvre des projets de développement.
Perspectives et contraintes#
Pendant cette dernière décennie, on observe également une prolifération quantitative des ONG dans des domaines comme les droits humains, le développement durable, l’aide humanitaire, la prévention et la résolution des conflits, et la démocratisation. Cette s’étend géographiquement en touchant de nouvelles régions comme le Moyen-Orient, l’Europe de l’Est et l’Asie centrale. Parallèlement, les ONG se multiplient en Afrique, en Amérique latine et en Asie où elles accroissent leur influence sur les gouvernements et les agences multilatérales.
Par exemple, dans un effort visant à renouveler et à relégitimer le développement dans le contexte des réformes néolibérales et d’ajustement structurel, les grands bailleurs de fonds comme la Banque mondiale ont approprié des concepts et des pratiques qu’employaient les ONG et les mouvements sociaux. Dorénavant, des concepts comme l’appropriation (empowerment), la participation, le partenariat, la gouvernance, la solidarité et le développement communautaire intégral font partie du lexique du développement. Cela ne veut pas dire pour autant que les bailleurs de fonds ont appliqué l’esprit original de ces concepts, mais simplement qu’ils ont intégré ces derniers dans la définition du « bon » développement qui servaient leur mission générale. On crée aussi des programmes et divisions quiattaquent à la question des femmes de l’environnement, de la société civile, de la participation et du capital social, pour apaiser les critiques des ONG sans questionner le modèle économique et les causes de la pauvreté.
Au cours de la vague de démocratisation en Europe de l’Est) et en Afrique) dans les années 1990, les pays donateurs mettent l’accent sur le rôle des ONG comme intermédiaires pour l’affectation des ressources en vue de renforcer la démocratie et la société civile. Dans ces ONG se trouvent des cadres en réorientation professionnelle qui se découvrent une vocation pour le social, des jeunes universitaires et des intellectuels ou des notables (juristes, avocats) (Pirotte, 2010, 7). Afin de démontrer l’avancée de la démocratie dans les pays visés, des centres de recherche mesurent la vitalité de la société civile d’après le nombre d’ONG et le poids économique de celles-ci en termes de revenus en circulation, de dépenses ou d’emplois créés (Pirotte, 2010, 8) ce qui créée l’image de sociétés civiles fortes dans des pays en fait dépourvus d’organisations civiles enracinées et englobantes.
Depuis, une autre tendance apparaît : l’émergence de programmes de plaidoyer au sein des ONG de développement, qui se rapprochent alors rapprochées d’autres organisations de la société civile plus habituées à assumer ce rôle. En effet, le plaidoyer est une fonction éminemment politique, à la fois en elle-même et en termes d’objectifs, car il comprend un ensemble d’actions, de techniques, d’informations et de communications en vue d’orienter une décision dans un sens favorable à l’intérêt défendu et représenté (Planche, 2007, 37). Les ONG engagées dans le plaidoyer sont plus visibles que celles qui travaillent strictement dans le domaine du développement. Elles s’occupent d’une grande variété de dossiers : les droits humains, la paix, les questions de genre, les mines, la globalisation, etc.. Malgré leurs différences, elles partagent diverses caractéristiques : le rôle central accordé aux valeurs ou aux idées, la croyance que les individus peuvent faire une différence, l’utilisation créative de l’information et l’emploi de stratégies politiques sophistiquées dans leurs campagnes. Elles veulent souvent changer les politiques et les comportements des gouvernements et des organisations internationales. Les actions de plaidoyer des ONG prennent différentes formes. D’un côté, elle inclut les voies institutionnelles du lobbyisme auprès des gouvernements et des agences de l’ONU au cours de différentes conférences et de l’autre, des campagnes internationales de protestation auprès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et du FMI, mais aussi lors des rencontres des États membres du G8 ou contre les ententes de commerce (Zone de libre-échange des Amériques -ZLEA). Les ONG entreprennent cette forme d’actions de plaidoyer avec différents mouvements sociaux qui partagent les mêmes objectifs.
Dans ce cas, les ONG prennent place au sein de mouvements sociaux transnationaux qui développent les problématiques, font de l’éducation publique, mobilisent des structures et des ressourceset cherchent à ouvrir des structures politiques pour faire progresser leurs propositions de changement et dégager un consensus autour de solutions faisables et ambitieuses. À titre d’agentes du changement transnational, les ONG fournissent divers éléments utiles : des réseaux de relations sociales, des ressources, de l’information et des idées pour mobiliser les individus autour des objectifs des mouvements sociauxmais aussi des valeurs et des comportements favorisant la participation à la sphère politique et l’application de politiques publiques pour des gens, partout dans le monde, qui auparavant ne croyaient pas qu’ils pouvaient faire une différence.
Les mouvements sociaux transnationaux quant à eux travaillent à plusieurs niveaux : ils essaient d’influencer les organisations internationales, les gouvernements, le public et les élites dans des pays clés. Comme les réseaux de plaidoyer, ils mobilisent un appui pour le changement, augmentent la participation du public aux processus internationaux de politique, attirent l’attention sur des problèmes internationaux, encadrent des questions et élaborent des plans d’action. Ils visent à recruter des masses d’individus et des groupes qui ne sont habituellement pas engagés dans leur cause. Leurs structures varient et vont des réseaux d’activistes jusqu’aux organisations nationales et transnationales. Par exemple, l’organisation Via Campesina composée d’organisations de petits et moyens paysans, de travailleurs agricoles, de femmes rurales, de communautés indigènes d’Asie, des Amériques, d’Europe et d’Afrique, milite pour le droit à la souveraineté alimentaire et pour le respect des petites et moyennes structures paysannes. Slum dwellers international (SDI) est né d’une rencontre entre des organisations d’habitants de bidonvilles sud-africaines et indiens, en 1996. SDI regroupe désormais des fédérations municipales ou nationales, directement issues d’organisations locales dans 28 pays du Sud. Ce mouvement se veut une réponse organisationnelle concrète aux politiques internationales et à leurs conséquences sur les populations urbaines les plus pauvres.
L’autre côté du miroir
L’expansion de la coopération internationale avec l’aide des ONG et le renforcement des liens entre ces dernières et leurs bailleurs de fonds institutionnels ont fait en sorte que les ONG assurent souvent aux pays occidentaux une présence informelle dans des pays et qu’elles servent, sans nécessairement le vouloir, l’agenda géopolitique des pays occidentaux (Petras et Veltmeyer, 2002). Pirotte (2010, 4) va même plus loin en disant que, dans le contexte africain, les ONG expriment une logique de captation de la rente du développement dans un contexte d’appauvrissement des réseaux clientélistes postcoloniaux. D’autres auteurs comme Obadare (2011) critiquent les ONG africaines pour leur dépendance envers l’aide internationale, leurs faibles rapports avec la société civile locale et même leur tendance à exclure les associations rurales locales. Par exemple, à l’heure actuelle, ce sont les représentants les plus actifs des grandes ONG brésiliennes qui occupent les places réservées à la société civile dans les conseils consultatifs fédéraux chargés des thèmes les plus divers : urbanisme, jeunesse, sécurité alimentaire, développement social et économique. Ceux qui n’étaient que de modestes « consultants » dans les années 1980 sont devenus aux côtés des organisations de la coopération internationale, des interlocuteurs privilégiés du gouvernement et des acteurs d’envergure nationale ayant un ample accès aux organismes chargés de mettre en œuvre les politiques publiques (Baierle, 2006, 124). Malgré ces critiques, certaines ONG entretiennent encore des relations de collaboration avec les mouvements sociaux qui poursuivent les mêmes objectifs.
Transformations dans le monde de la coopération internationale
Depuis quelques années et ce pour diverses raisons, l’appui aux ONG du Sud diminue. Les bailleurs de fonds (États et agences multilatérales) mettent l’accent sur les grandes campagnes internationales (les OMD par exemple). On privilégie aussi l’État comme acteur principal et les bailleurs de fonds du Nord ont remis en question l’efficacité des ONG. Cette situation crée de nouvelles contraintes pour les ONG qui doivent dorénavant s’aligner vers des priorités sur lesquelles elles ont peu à dire et livrer des résultats mesurables en fonction des critères déterminés. Cette évolution limite les activités des ONG et dépolitise les stratégies dont les ONG disposent pour faire la promotion du développement.
En effet, depuis 15 ans, cette conjoncture a divers impacts sur les ONG. Elle influence par exemple les types d’organisations de base avec lesquelles les ONG travaillent (souvent par rapport au microcrédit), les types d’interventions menées pour réduire les effets de la pauvreté (mais ce souvent sans toucher aux causes de la pauvreté). les régions du monde où elles arrivent à mobiliser des ressources et le langage et le discours adoptés dans les débats sur le développement. Aujourd’hui, les ONG font face à une dépendance envers les priorités institutionnelles de l’aide au développement et elles subissent des pressions pour satisfaire les attentes des bailleurs de fonds (Fowler, 2011, 51).
Une autre tendance actuelle est le retour de l’État comme acteur clé du développement et le choix des bailleurs de fonds de réduire la pauvreté à grande échelle. Par conséquent, il y a moins de financement pour les ONG, mais plus pour la gestion et l’administration des programmes de l’État. En outre, les ONG entrent de plus en plus en compétition avec le secteur privé et celui des fondations philanthropiques qui préfèrent gérer leurs propres projets ou participer à des partenariats avec différents niveaux de gouvernement. Cette nouvelle conjoncture crée une situation darwinienne de lutte pour la survie où les ONG les plus fortes éliminent les petites et moyennes ONG incapables de s’adapter. Il en résulte souvent une concentration des ONG à l’échelle nationale qui arrive à capter les fonds internationaux et nationaux.
Les ONG sont aussi affectées, depuis les événements du 11 septembre 2001, par le redéploiement de l’aide aux pays du Moyen-Orient et de l’Asie du Sud et on observe que les donateurs alignent cette aide sur les efforts de défense et de diplomatie. Par exemple, pendant les années 2000 plusieurs ONG de la coopération nord-américaine et européenne sont intégrées dans la stratégie militaire des interventions en Irak et en Afghanistan même si elles n’ont jamais travaillé dans ces régions du monde.
Depuis peu, les ONG locales doivent faire face aux nouveaux bailleurs de fonds, notamment les pays dits « émergents » (les BRIC) et les diasporas. En général, ces nouveaux acteurs préfèrent éviter les ONG. Ils établissent des partenariats avec les gouvernements (dans le cas des BRICS), avec les communautés (dans le cas des diasporas) ou d’autres acteurs comme les entreprises ou les universités. Pour obtenir du financement, les ONG se trouvent donc en compétition entre elles mais aussi avec de nouveaux acteurs du développement et leurs projets particuliers.
Dans un monde complexe
On peut conclure que le paysage des ONG et des mouvements sociaux devient de plus en plus complexe. Certains mouvements sociaux ont tendance à s’institutionnaliser et à ressembler davantage aux ONG en assumant des tâches autrement réservées à l’État et en devenant moins radicaux. Certaines ONG participent à des mouvements internationaux altermondialistes en contestant le modèle dominant de développement. De loin, cela peut sembler une confusion des genres ! À notre avis, malgré le fait que des mouvements sociaux peuvent partager les mêmes bailleurs de fonds, les mêmes objectifs et certaines pratiques des ONG, ils restent des acteurs distincts. Trois facteurs les différencient des ONG : l’importance de leurs membres et la capacité de les mobiliser, leur authenticité et le fait d’être au service des populations et de les représenter, leur nature contestataire et l’élaboration de pratiques innovatrices pour répondre à la réalité des populations représentées.
En fin de compte, la composition des deux types d’organisations est différente. Les ONG regroupent des citadins de classe moyenne ou aisée ayant une éducation postsecondaire, alors que les mouvements sociaux sont surtout des mouvements populaires qui regroupent des individus de milieu ouvrier (urbain et rural) à faible revenu qui font partie d’une population traditionnellement exclue du système politique de représentation. Les leaders et les membres des mouvements sociaux ont souffert d’un manque de logement ou de services urbains ou ce sont des agriculteurs qui ont peu ou pas de terre. Dans d’autres mouvements, les membres font partie de communautés autochtones ou de communautés menacées par un projet de développement ou il s’agit de femmes des communautés rurales ou périurbaines. Comparés aux ONG, les mouvements sociaux démontrent une certaine authenticité par rapport aux intérêts et aux populations qu’ils représentent. Même si les ONG travaillent avec des communautés ou des groupes marginalisés, elles ne peuvent pas toujours les représenter. Elles ont souvent tendance, en effet, à répondre avant tout à leurs bailleurs de fonds. Elles alimentent la chaîne du développement formée de grandes ONG et d’une série de petites et moyennes ONG qui agissent comme sous-traitantes pour les projets des plus grandes. La majorité des mouvements sociaux ont une base locale et territorialisée ; une grande partie de leurs membres sont des femmes et des jeunes ; et ils emploient un discours de droits et non de besoins.
Comme nous l’avons vu, les mouvements sociaux ont recours à des actions contestataires. Des paysans occupent des terres ou détruisent les champs de Monsanto et les squatteurs occupent des terrains urbains par exemple. D’autres mouvements occupent des sites gouvernementaux ; les mouvements autochtones séquestrent des sous-ministres. Par leur nature et leur structure, les ONG ne participent pas à des actions illicites ou illégales, même si certaines peuvent appuyer de telles actions entreprises par les mouvements sociaux. Les mouvements sociaux ont tendance à revendiquer des politiques publiques auprès des gouvernements, tandis que les ONG assument le rôle de mise en œuvre des services de l’État. Les activités des ONG se concentrent sur des manières alternatives d’intervenir auprès des populations pauvres ou appauvries : la planification et la mise en œuvre des projets pour assurer leur plus grande participation. Comme nous l’avons souligné, ces alternatives peuvent être déployées dans un processus néolibéral de développement et servir les objectifs du système capitaliste. Dans certains cas, les mouvements sociaux n’échappent pas à cette tendance non plus.
Les ONG et les mouvements sociaux travaillent tous deux en vue d’apporter des changements sociaux, politiques et économiques en réalisant des projets communautaires ou en faisant du lobbyisme auprès des gouvernements.Elles peuvent aussi recevoir du financement des agences internationales ou des bailleurs de fonds dans le Nord. Toutefois, les ONG agissent plutôt comme intermédiaires entre les organisations internationales et les demandes locales (Jelin, 1996), tandis que les mouvements sociaux représentent les intérêts de leur public auprès des gouvernements. Dans certains cas, les mouvements sociaux peuvent même contester l’ingérence des bailleurs de fonds et refuser un financement (Kapoor, 2011).
En ce qui concerne l’avenir des mouvements sociaux, on voit déjà apparaître une nouvelle génération dans des pays comme la Tunisie, la Turquie et le Brésil. Ces mouvements ont été les instigateurs des grandes protestations qui, dans le cas de la Tunisie, ont fait tomber le gouvernement autoritaire. Ils se composent de jeunes citadins de classe moyenne qui sont déçus des résultats économiques et de leur exclusion politique des sphères institutionnelles , mais aussi des jeunes de couches populaires qui contestent le manque de développement social et l’état de droit dans le cadre de revendication projet de croissance économique et sociale, comme c’est le cas au Brésil. Contrairement aux mouvements sociaux que nous avons décrits auparavant, ces nouveaux mouvements ont une structure plus « horizontale », un mode d’organisation plus fragmenté et éphémère qui peuvent se manifester pacifiquement, mais aussi prendre la forme de confrontations publiques, parfois violentes. Ces mouvements se servent des médias sociaux pour mobiliser des masses et pour diffuser de l’information. Il sera intéressant de voir s’ils établiront des liens avec les ONG et les mouvements sociaux des décennies antérieures pour faire avancer leurs revendications socioéconomiques et politiques. Il sera aussi intéressant de voir comment ils vont nouer des relations avec l’État.
Pistes pour l’avenir
Quant aux ONG, même si elles n’ont plus l’élan des années précédentes, elles continuent à agir dans le Sud où elles mettent en œuvre les politiques des agences multilatérales et des bailleurs de fonds nationaux du Nord. Cette situation réduit leur marge de manœuvre pour critiquer leurs bailleurs de fonds, sans toutefois les empêcher de participer à des réseaux internationaux de plaidoyer et altermondialistes comme le Forum social mondial. Une chose est certaine, les contraintes des ONG font en sorte qu’elles sont moins innovatrices et moins en mesure de proposer des alternatives de développement. Pourtant, dans le cas des ONG écologistes de l’Amérique latine, Svampa (2010) note une alliance entre certaines ONG et les mouvements sociaux autochtones et paysans contre les grands projets d’exploitation minière et d’extraction des ressources naturelles comme dans le cas du Pérou, du Brésil et de l’Argentine où les activités des sociétés minières menacent l’existence des communautés indigènes et l’environnement. Il reste à voir comment cette relation va progresser et si les ONG en question vont continuer à défendre les intérêts des populations menacées plutôt que ceux des bailleurs de fonds institutionnels. Le temps dira comment la relation entre ces deux acteurs du développement va s’établir dans cette nouvelle conjoncture d’incertitudes et de conflictualités. Avec l’arrivée de gouvernements progressistes comme l’Amérique latine, il est important de comprendre les rapports que les ONG et les mouvements sociaux nouent avec l’État, surtout les partis politiques, sans présumer que ces acteurs sont non partisans dans leur relation avec les gouvernements en place.
Charmain Levy
Gabriel de Santis Feltran
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