Au Québec, des réseaux de solidarité s’organisent pour appuyer les mouvements de libération. On demande au gouvernement canadien de se prononcer clairement pour le respect des droits de la personne, alors que plusieurs grandes entreprises qui profitent sur le terrain des innombrables richesses continentales dans des conditions qui permettent des pratiques de prédation.
C’est l’ « heure des brasiers » (comme le disait le poète cubain José Martí) et, pour une génération de jeunes Québécois, une aventure aussi exaltante que risquée. C’est ce que relate le récit de Pierre Beaudet qui s’est retrouvé, par les hasards de la vie et de son engagement politique, sur la « ligne de front »…
front »…
Un jour à Luanda
Une histoire de mouvements de libération et de solidarités internationales, Montréal, Édition Varia, collection « Interventions », 2018, 255 pages.
Dans les années 1970, c’est l’ère des brasiers » dans plusieurs régions en Afrique, et en particulier dans la partie australe du continent. Au Zimbabwe, en Namibie, au Mozambique, en Afrique du Sud et en Angola, des mouvements de libération s’activent contre des pouvoirs coloniaux déclinants, mais encore puissants, appuyés par les États-Unis et leurs alliés-subalternes en Europe et au Canada. Ce soulèvement général s’inscrit dans l’ère du temps avec les avancées des luttes au Vietnam, au Nicaragua, en Palestine et ailleurs. Un peu partout, des réseaux de solidarité se mettent en place et prennent de l’ampleur, impliquant principalement la « génération » de 1968. L’élan de la libération nationale dans le sud semble, pour ceux et celles qui sont sortis des grandes mobilisations étudiantes et ouvrières de l’époque rejoindre les efforts de renouveler la flamme du socialisme au nord. Des milliers de jeunes se mobilisent pour appuyer, politiquement et matériellement, des mouvements qui prennent toutes sortes de formes, tant celle des organisations politico-militaires qui combattent le colonialisme et l’impérialisme que des réseaux associatifs agissant par l’action syndicale et communautaire, parfois en symbiose avec les secteurs progressistes des Églises. C’est un fragment de cette histoire qui est racontée dans cet essai qui se focalise sur deux situations qui ont particulièrement interpellé les militants internationalistes, soit l’Angola et l’Afrique du Sud.
Dans l’épicentre de la tempête.
À la fin des années 1970, l’Angola est devenu indépendant, mais ce pays reste engouffré dans une guerre multi scalaire à la fois interne et externe. Le Mouvement populaire pour la libération de l’Angola (MPLA) s’accroche au pouvoir alors qu’il est la proie d’attaques multiples. L’Afrique du Sud de l’apartheid, avec l’appui des États-Unis, tient à détruire ce pays qui constitue un maillon indispensable de sa domination dans la région. D’autre part, le conflit angolais prend la forme d’une guerre civile. Le MPLA avec ses bastions urbains au nord et à l’ouest s’oppose à plusieurs mouvements, dont l’UNITA, qui sont enracinés dans le sud paysan du pays. Le conflit embrase le pays et la région avec des conséquences désastreuses. Les réseaux de solidarité se mobilisent surtout pour le MPLA. Certains de ces réseaux sont critiques, considérant les pratiques militarisées et autoritaires d’un mouvement qui a quand même le prestige d’être lié à Cuba, et tous ceux qu’on associe à la lutte contre l’impérialisme américain. Des liens sont établis avec des dissidents angolais comme Révolte active (éléments critiques du MPLA) et d’autres mouvements qui tentent d’alimenter un « pouvoir populaire » embryonnaire dans les bidonvilles de Luanda. Cette solidarité « critique » essaie tant que bien que mal de réconcilier des enjeux politiques comme la constitution d’un front mondial contre l’impérialisme américain et la nécessité de soutenir des projets de transformation conjuguant émancipation nationale et émancipation sociale. Entre-temps, la guerre en Angola acquière des proportions gigantesques et devient un des grands enjeux géopolitiques de l’époque.
La crise prolongée de l’apartheid
Le régime de l’apartheid se présente encore comme le verrou principal du capitalisme associé à l’impérialisme dans cette région. Économiquement et militairement, c’est un géant qui ne se gêne pas pour agir comme le « gendarme » du continent. Mais au tournant de la décennie 1970, c’est l’explosion. Aux côtés d’insurrections urbaines et jeunes comme la révolte de Soweto (1976), des mouvements ouvriers et communautaires se faufilent à travers les défaillances d’un système raciste et capitaliste qui domine sans l’hégémonie. L’African National Congress (ANC), principal mouvement politico-militaire, tente d’harnacher ce mouvement qui exprime une volonté de transformation qui dépasse l’horizon historique de la lutte contre l’apartheid, avec des revendications anticapitalistes et démocratiques notamment. Au début des années 1980, la crise devient ingérable. Les réseaux de solidarité se réactivent autour de l’appui aux grandes luttes de masse, en phase avec des syndicats, des églises et des organisations communautaires dans les « townships ». Une grande campagne mondiale exigeant le boycott de l’apartheid cible les lucratifs investissements par les grandes entreprises nord-américaines et européennes au pays de l’apartheid. L’ANC fait des percées sur le plan diplomatique tant à l’ONU que dans plusieurs pays du sud. En Afrique australe, le régime de l’apartheid subit de durs échecs militaires, notamment en Angola. Le bloc au pouvoir dans ce pays se déchire. Des négociations sont entamées avec l’ANC. Et le dénouement survient finalement en 1994 avec l’élection de Nelson Mandela et de l’ANC au pouvoir dans une Afrique du Sud qui promet non seulement la fin du régime raciste, mais également un vaste projet de démocratisation et de transformation. Évidemment du côté de la solidarité internationale, il y a un immense sentiment du « devoir accompli » bien que, ayant côtoyé de près les mouvements et les protagonistes en question, un certain nombre de questions restent posées.
Trente ans plus tard
Depuis ces évènements époustouflants, l’Angola a changé, du moins en apparence. Les gratte-ciel sont plus hauts ; les hôtels et les restaurants de luxe sont encore plus chics ; les riches étalent encore plus leur luxe. Et puis, au détour de certains boulevards, on débouche sur les musseques où les gens vivent encore sans eau ni électricité. Le taux de mortalité pour les enfants de moins de cinq est le plus élevé au monde (1 sur 6). L’Angola, cette perle de l’Afrique, est habité par une population qui est parmi les plus pauvres et les plus mal soignées au monde. Les revenus qui proviennent du pétrole (50 milliards de dollars par an) sont accaparés par une petite caste, qui constitue, selon la regrettée Christine Messiant, une « oléocratie ». Parallèlement, une démocratie de façade reste dominée par le MPLA qui reste un Parti/État, imposant sa microgestion dans toutes les institutions. Un nouveau président, Joao Lourenço, a été intronisé en août 2017, lors d’une autre élection factice à la suite du départ des dirigeants historiques du MPLA. Des manifestations en général pacifiques pour protester contre la corruption sont violemment réprimées.
La transition enrayée en Afrique du Sud
En Afrique du Sud, le bilan n’est pas tellement plus réjouissant. Le chômage et la pauvreté persistent pendant que les richesses restent concentrées dans les mains d’une petite minorité raciale et sociale. Sur le côté politique, l’ANC continue de dominer la scène politique, mais le pays ne cesse d’être secoué par des crises émanant de la corruption des dirigeants. Le président actuel, l’ex syndicaliste Cyril Ramaphosa, peine à réaliser sa promesse de « nettoyer » son mouvement. Plus de 30 % de la population active (plus de six millions de travailleurs) sont au chômage. Le secteur minier, traditionnellement la locomotive de l’économie, est en crise. Dans plusieurs régions du pays, l’eau fait défaut à la suite de sécheresses à répétition au point où des grandes villes comme Cape Town (4 millions d’habitants) sont assoiffées. Dans les zones rurales, la situation est encore plus grave. À peine 5 % des fermes ont été redistribuées au 1,2 million de noirs, alors que 60 000 blancs possèdent toujours 80 % des surfaces cultivables.
La flamme vacillante de la résistance
Dans tout ce chaos, des populations persistent et signent. Ce sont les habitants des musseques (bidonvilles en Angola) qui refusent d’être évacués en dehors de la ville. Ce sont de jeunes rappeurs qui utilisent la poésie pour clamer leur révolte. L’un d’eux, Luaty Beirao, est devenu célèbre pour avoir fait une grève de la faim de 36 jours dans la prison de Luanda. De courageux journalistes comme Rafael Marques de Morais poursuit des enquêtes sur ce qu’il appelle l’« État mafieux », ce qui lui vaut de fréquentes condamnations et même des emprisonnements. Des groupes, comme le Bloco Democrático, certes modestes, continuent de poursuivre le projet de la libération nationale. En Afrique du Sud, les bidonvilles ont recommencé à exploser contre la pauvreté, le manque d’infrastructure et l’exclusion. La centrale syndicale COSATU, associée au gouvernement de l’ANC et au Parti communiste, s’est heurtée à une véritable révolte interne. Plus de 700 000 travailleurs ont quitté la centrale pour en constituer une autre, la South Afrikans Federation of Trade Unions. Pour les dissidents, le défi est immense, car en dépit de ses nombreux déboires, l’ANC capte encore une grande partie des espoirs de la population. Certes, ce projet n’est pas pour demain. La reconstruction d’un mouvement populaire et démocratique reste problématique dans un contexte où les expressions organisées restent fragmentées, ne s’entendant pas nécessairement sur ce que pourrait être une nouvelle Afrique du Sud. En fin de compte, un nouveau cycle vient à peine de commencer dans ce pays qui a été si longtemps le phare et le symbole de l’émancipation.
Se battre contre l’impérialisme et le capitalisme aujourd’hui
Le projet de la libération nationale qui a été au centre des grandes mobilisations de ces années incandescentes, reste à l’ordre du jour, sous des formes transformées, comme l’expliquent les camarades zapatistes : « Notre projet n’appartiendra ni à une force politique hégémonique ni au génie d’un individu, mais à un ample mouvement d’opposition qui recueille les sentiments de la nation. Nous sommes au milieu d’une grande guerre entre ceux qui prétendent perpétuer un régime social, culturel et politique qui équivaut au délit de trahison de la patrie, et ceux qui luttent pour un changement démocratique, libre et juste. Une nouvelle société plurielle, tolérante, inclusive, démocratique, juste et libre n’est possible aujourd’hui que dans une patrie nouvelle. Le pouvoir n’en sera pas le constructeur. Aujourd’hui, la lutte pour la démocratie, la liberté et la justice au Mexique est une lutte pour la libération nationale » [1]. Les conditions dans lesquelles opèrent ces mouvements sont évidemment difficiles. Plusieurs de ces mouvements ne veulent pas être instrumentalisés au service de projets qui visent simplement à améliorer la misère. Il ne s’agit pas cependant de rester en marge, d’attendre un miraculeux basculement des choses. Il faut intervenir, mais avec discernement et sans illusion. De tout cela émerge un nouvel internationalisme qu’on appelle maintenant l’altermondialisme. C’est maintenant un fait que les mouvements construisent des réseaux à l’échelle locale, nationale ou internationale. À la dichotomie traditionnelle entre mouvements définis par une identité locale et des mouvements « transnationaux » ou globaux se substitue peu à peu une nouvelle hybridation où les frontières des résistances deviennent fluides, en partie parce qu’elles doivent contourner les stratégies des dominants. Des résistances syndicales ou écologistes sont moins pertinentes si elles se déploient seulement à l’échelle locale. Ceci ne nie pas l’importance de l’enracinement. À travers les réseaux, les mouvements produisent à la fois des résistances locales et des résistances internationales. C’est dans le sillon de l’idée, inspirée par Gramsci, d’une « guerre de position », d’un mouvement lent, qui « grignote » les positions de l’adversaire, par une longue série de combats laborieux, épuisants et durs, aussi bien sur le plan des forces que sur le plan des idées. Dans cette vision, l’État, contrairement à une perception bien ancrée, n’est pas un « objet » ou un « lieu » à capturer tel un « palais d’hiver », mais un rapport multidimensionnel de forces à transformer, comme l’explique Gustave Massiah [2].
Pierre Beaudet
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