D’abord se dire : à quoi bon ? A quoi bon répondre, commenter, critiquer, souligner les omissions volontaires, les caricatures, les amalgames que peut contenir un livre ? Cette question à propos de celui de Françoise Vergès, « Un féminisme décolonial ». Et puis quand même s’y atteler parce qu’il n’est pas possible de laisser sans commentaires les énormités égrenées au fil des pages. La lecture de cet ouvrage m’a plongée dans un mélange de stupéfaction, de colère, de tristesse.
De tristesse surtout. Il est triste en effet qu’une lutte nécessaire, celle qui consiste à combattre en même temps plusieurs formes de domination, d’exclusion, d’inégalités, d’oppression – rapports sociaux de sexe, de race, de classe - passe par tant de manipulations.
« Un féminisme décolonial » donc. L’adjectif est à la mode, fort bien reçu par une partie des médias, de l’extrême gauche et du monde universitaire. C’est qu’il permet – ou prétend permettre - de conjuguer plusieurs combats et plusieurs dignités, celles de l’anti-racisme, de l’anti-capitalisme, de l’anti-patriarcat. Cette conjugaison est toutefois fort relative car dès la page 12 de son livre Vergès précise qu’elle y défend « un féminisme décolonial ayant pour objectif la destruction du racisme, du capitalisme et de l’impérialisme ». Bizarre quand même ce féminisme auto-proclamé qui n’a pas pour objectif la destruction du patriarcat sous toutes ses formes ! Françoise Vergès estime-t-elle que le patriarcat est déjà détruit ? Ou bien doit-on comprendre que lutter contre lui n’est pas à son agenda ?
A moins que le dit « féminisme décolonial » vise dans ce livre (mais dans d’autres aussi avant lui) moins à tracer des chemins d’émancipation qu’à instruire un procès, celui du « féminisme blanc, bourgeois, civilisationnel ».
Ce procès n’est pas nouveau et l’on retrouve dans cet ouvrage un copié-collé de ce qu’on peut lire depuis presque vingt ans maintenant, d’abord aux Etats-Unis puis un peu partout dans le monde. Les chefs d’accusation sont connus, répétés, et même radotés : le « féminisme blanc » est non seulement complice mais acteur de l’impérialisme, du « capitalisme racial », du néolibéralisme, du « racisme structurel », de la xénophobie, de l’islamophobie, du néocolonialisme, il est aveugle à la « colonialité », « fer de lance de la mission civilisatrice blanche et bourgeoise » (p.11), indifférent aux « racisé.es » dans le meilleur des cas, agent de leur oppression le plus souvent.
Reprenant à son compte ces chefs d’accusation, Françoise Vergès les articule à une histoire française, au prix de pas mal d’anachronismes, de procès rétrospectifs, d’omissions volontaires, d’amalgames.
Anachronismes et procès rétrospectifs : les féministes des Lumières, entendez celles de la Révolution française, par exemple Olympe de Gouges, n’ont pas assez dénoncé l’esclavage, elles en sont donc complices. Involontaires ? Non. Volontaires puisqu’elles ne soutiennent pas les révoltes des esclaves. Pire encore : les femmes blanches, sans avoir des droits civiques, par exemple le droit de vote, avaient quand même le droit de posséder des esclaves. Voilà pour le fait, incontestable. Place au sophisme : puisque les femmes blanches avaient ce droit, la lutte pour « les droits des femmes » est aveugle à l’esclavage et au « privilège blanc » !
XIXe siècle : Hubertine Auclert ne critique pas la colonisation, elle se proclame féministe, donc le féminisme est complice et même acteur de la colonisation.
Je pourrais multiplier les exemples, tant Vergès fonctionne au syllogisme catégorique, ou plutôt à sa caricature, dont on sait que la cohérence formelle n’induit nullement une vérité de contenu, ainsi l’exemple fameux et potache : « un cheval bon marché est rare, or ce qui est rare est cher, donc un cheval bon marché est cher ». Il en va de même à propos du féminisme : Olympe de Gouges est une héroïne féministe, or elle ne dénonce pas l’esclavage, donc le féminisme cautionne l’esclavage ! Idem pour Auclert, le féminisme et la colonisation.
Evidemment on peut en rire. Ou en pleurer. Au syllogisme s’ajoute le continuum : les féministes françaises d’aujourd’hui qui honorent Olympe de Gouges ou Hubertine Auclert sont forcément complices de ce qu’elles étaient, par-delà les différences d’époque.
Passons les siècles pour en venir aux décennies récentes et d’abord à la seconde partie du vingtième, avec en particulier, le Mouvement de Libération des Femmes des années 70.
Pas mal, le MLF, mais quand même beaucoup de défauts, du moins selon Vergès. Deux en particulier m’ont fait, je l’avoue, sursauter. Selon elle en effet, « rares ont été les féministes, qui ont été résolument antiracistes et anticolonialistes » (page 31) tandis que toutes ou presque, auraient fait leur « la fiction selon laquelle le colonialisme a pris fin en 1962 » (page 89), et du même coup auraient été aveugles aux multiples formes de néocolonialisme, à l’interventionnisme français dans les anciennes colonies, à l’impérialisme occidental, indifférentes à l’oppression des « femmes du Sud ».
Vergès apporte-t-elle des preuves de ce jugement ? Des références ? Des exemples d’événements, de prises de position, de textes ? Nullement. Juste de vagues affirmations.
Et par-dessus le marché une série d’omissions volontaires : gommé l’enracinement du militantisme d’extrême gauche dont seront issues les filles du MLF dans le soutien à l’indépendance de l’Algérie, pour celles qui en avaient l’âge, et surtout, pour la plupart, plus jeunes, le soutien, pour reprendre les termes de l’époque, à la lutte du peuple vietnamien contre l’impérialisme américain.
Omise la solidarité avec la coordination des femmes noires, avec les Chiliennes après le coup d’Etat de Pinochet, les Espagnoles emprisonnées sous Franco, avec les femmes du Mozambique au sortir de l’indépendance, avec des Boliviennes en lutte contre la dictature militaire, avec des Libanaises durant l’interminable guerre du Liban, avec les Palestiniennes, avec les Vietnamiennes etc. etc.
Je pourrais multiplier les exemples, ajouter notamment la solidarité avec les Iraniennes qui, par milliers, en mars 1979, manifestaient contre le tchador dans les rues de Téhéran et que le nouveau régime islamique de l’ayatollah Khomeiny qualifiaient (déjà ?) de « vendues à l’Occident et à l’impérialisme américain ».
Je pourrais aussi dresser la liste des nombreuses initiatives ou rencontres internationales organisées par des groupes féministes pendant ces années, à l’instar par exemple, du tribunal international des crimes contre les femmes qui s’est tenu à Bruxelles en mars 1976 avec la participation d’Européennes mais aussi avec des femmes venues d’Asie, d’Afrique, d’Amérique du Nord et d’Amérique du Sud, du Moyen-Orient et où la dénonciation du capitalisme et du néocolonialisme est allée bon train ! Mais rien de tout cela n’est cité par Vergès parce que ne correspondant pas à ses a priori idéologiques, son schéma et sa réécriture de l’histoire.
Le tableau des années suivantes n’est plus dessiné par omissions mais par caricatures et amalgames. Ne pas faire de différences, de distinctions, facilite la tâche.
Les droits des femmes ? Récupérés par le néolibéralisme donc à bannir. Les préconisations onusiennes en faveur de ces droits ? Forcément de l’impérialisme. Les actions des ONG pour contribuer à leur mise en œuvre ? Forcément du néocolonialisme. Evidemment, il arrive à Vergès d’être quelque peu gênée aux entournures : « on ne peut nier, écrit-elle par exemple page 63, à propos des programmes d’aide au développement économique ou à l’autonomie, que les femmes du Sud en profitent, peuvent envoyer leurs enfants à l’école, s’extraire de la misère » mais cela constitue surtout « une mise au pas des femmes du Sud » et « un renforcement du narcissisme des femmes blanches ».
Il est vrai qu’améliorer des vies de femmes et d’enfants ne pèse pas bien lourd à l’aune de la grande et juste lutte contre l’impérialisme occidental et l’avenir radieux qu’elle va apporter ! Il faut en outre faire fi des réserves, des réticences, des refus qui au fil des années s’accumulent au sein de l’ONU contre la mise en œuvre effective de ces droits, pour balayer d’un revers de plume, à l’instar de Vergès, les efforts déployés pour qu’ils ne soient pas complètement jetés aux oubliettes.
Alors oui le racisme demeure, oui les inégalités persistent, oui l’exploitation continue, oui les femmes et les hommes dits « du Sud » ou « des Suds » font partie des plus exploités, opprimés, écrasés dans le monde tel qu’il va.
Mais imputer cette situation au « féminisme blanc » et aux « féministes blanches », je trouve que c’est assez culotté.
Je partage cependant une remarque de Vergès, d’autant plus que je l’énonce depuis pas mal d’années à travers tribunes, entretiens, et livres. Elle a raison de dénoncer certaines récupérations et instrumentalisations du féminisme. Il y a en effet un féminisme dont l’objectif est que les femmes soient les égales des hommes dans le monde tel qu’il est. Mais les mouvements féministes occidentaux s’y réduisent-ils ? Non.
Il y a un féminisme opportuniste qui ne s’affiche comme tel que contre les musulmans en général et pas seulement les islamistes. Mais toutes les « féministes blanches » sont-elles sur cette position ? Se sont-elles toutes alliées à Valeurs actuelles, à Causeur, à Riposte laïque, pour prendre des exemples de la scène française ? Non. Et sur cette même scène, sont-elles dupes de l’affichage féministe de Marine Le Pen, s’en félicitent-elles ? Ont-elles toutes approuvé l’inclusion du féminisme dans l’identité nationale, acceptant ainsi un « fémo-nationalisme » ? Non ? Ont-elles toutes soutenu, au nom du féminisme, des interventions militaires occidentales dans tel ou tel pays ? Non.
Certaines en effet ont accepté tout cela et, bien que minoritaires, elles en ont recueilli une visibilité médiatique non négligeable, d’autant que figurent dans leur rang quelques noms connus et mis en avant de façon répétitive par certains médias. Mais il n’est pas admissible de prendre la partie pour le tout, comme le font Vergès et bien d’autres avec elle, de mettre tout le monde dans le même panier. Il est certes commode de faire silence sur les différences, les divergences, de refuser les nuances, puisque l’objectif est de catégoriser le « féminisme blanc », de l’homogénéiser sous la forme du ralliement au « capitalisme racial », à la « mission civilisationnelle ». Mais la commodité ne vaut pas vérité.
L’homogénéisation ne s’arrête pas aux « blanches ». Des « racisées » aussi, où qu’elles se trouvent, il faut parler comme d’un bloc homogène. Le réquisitoire contre les unes, la défense des autres interdisent les différenciations, les nuances, les singularités, les particularités. Et là encore, que de silences, que d’omissions !
« Il faut écouter les femmes du Sud », recommande à juste titre Françoise Vergès. Eh bien elles ne sont pas toutes alignées sur une position unique. Certaines partagent le point de vue décolonial, d’autre pas, qui refusent une conception essentialiste et différentialiste, ce qui ne signifie pas qu’elles rallient l’Occident, les blanches, l’impérialisme etc. Ou qu’elles trahissent leurs ancêtres.
Mais dans le monde décrit par Françoise Vergès, aucune « racisée » ne peut lutter contre les mariages forcés », les mutilations sexuelles, les violences contre les femmes, le voile, la burqa, les inégalités, le sexisme si elles n’affirment pas en même temps et même je devrais dire d’abord qu’elles sont farouchement opposées au capitalisme, au colonialisme, aux épouvantables valeurs européennes !
Or telle était justement, il faut le rappeler, la grandeur de la coordination des femmes noires, dans les années 70 : articuler lutte contre le racisme dont les femmes noires sont victimes, assurément et lutte contre le patriarcat, mais sous toutes ses formes : le patriarcat colonial et néocolonial qui s’allie au racisme, bien sûr, mais aussi le patriarcat de leur propre communauté, ou pays, ou culture, ce que Awa Thiam développait en 1978 dans son livre « La parole aux négresses », balayant ainsi tout le champ de l’oppression sans hiérarchiser les enjeux.
Il est intéressant aussi de noter que les exemples donnés par Vergès de luttes féministes du Sud sont principalement d’Amérique latine, il est fort peu question des féministes algériennes, tunisiennes, iraniennes, afghanes, ou celles de nombreux pays d’Afrique subsaharienne. Est-ce parce que les évoquer serait prendre un trop grand risque, car alors Vergès devrait dire ce qu’elle pense des multiples interdits ou obligations qui pèsent sur des femmes, par exemple les mariages forcés, les mutilations sexuelles, l’obligation du voile ou de la burqa, qu’il est quand même difficile d’imputer seulement au « capitalisme racial » ou à « l’impérialisme occidental », ou encore au « féminisme blanc-bourgeois ».
Elle devrait aussi préciser le jugement qu’elle porte à propos des luttes menées contre ces multiples formes d’oppression. Sont-elles légitimes ? Sont-elles assez « décoloniales » ? Ou trop en phase avec le « féminisme blanc », les « valeurs européennes » ? On ne le saura pas. On saura en revanche dans quelle situation terrible se trouvent les femmes en France, exploitées, précarisées, victimes du sexisme, des violences, du racisme, les femmes des « classes populaires » et les « femmes racisées », auxquelles les « féministes blanches » sont bien sûr, selon Vergès, totalement indifférentes, puisqu’elles n’ont pas d’autre objectif que d’être à part égale dans les conseils d’administration des horribles sociétés capitalistes !
Ce livre nous présente une vision binaire, manichéenne, il n’y a que deux camps, les deux camps qui le découpent en deux parties, le camp du « féminisme décolonial » et le camp du « féminisme civilisationnel », d’un côté le bien, de l’autre le mal. Dans cette conception, un désaccord n’est pas seulement un désaccord, une différence d’analyse, c’est une complicité avec le mal.
Vergès a raison de refuser une conception qui divise le monde « entre cultures ouvertes à l’égalité des femmes et cultures hostiles à l’égalité des femmes » (page 80). Une telle conception en effet, qui rabat l’oppression et l’émancipation sur une culture, ou une identité nationale oublie que les conquêtes, encore inachevées, faites par des femmes de nombreux pays, en particulier occidentaux, l’ont été, au fil des décennies, contre des traditions, des préjugés, des religions, des grilles, des enfermements, des cultures, dans un affrontement avec les églises, les partis politiques, les pères, les frères, les camarades…
Les « racisées » n’auraient-elles pas ce droit ? Pour elles, mettre en cause religion, traditions, préjugés, famille, se battre pour le droit à la subjectivité, à la singularité, à l’individualité, ne serait qu’adhésion à « l’interprétation occidentale du droit des femmes » (page 79) ?
Au nom de l‘anti-racisme et de la « multidimensionnalité » se déploie une formidable régression qui reconduit l’émancipation des femmes à ce qu’elle a été pendant des siècles dans le camp des révolutionnaires, des communistes, des multiples obédiences marxistes-léninistes : un combat secondaire, subalterne. Mais c’est aussi au nom de ce qui est présenté comme le bon féminisme que les « racisées » sont sommées de se détourner d’une émancipation jugée occidentale, blanche. Or si les voies de l’émancipation sont en effet nombreuses, multiples, diverses, l’émancipation, comme droit à l’autonomie, est une.
Dans ces conditions, aucune alliance n’est possible, sauf à battre sa coulpe, à plaider coupable, à reconnaître que « le féminisme blanc est d’abord et avant tout complice du racisme, de l’impérialisme, aveugle à ses privilèges… Sauf à accepter aussi d’être éduquée (page 43 « il faut éduquer les femmes blanches sur leur propre histoire et c’est fatigant »), je devrais dire « rééduquée ».
L’impossibilité des alliances se conjugue avec l’affirmation d’une différence radicale qui rend aussi impossible le commun. La « sororité » est critiquée au nom de l’inégalité entre les femmes qui en effet est une réalité. Mais la « sororité » n’est pas une négation des inégalités, des histoires et situations différentes, elle n’est pas l’imposition d’une similitude ni la soumission à un seul modèle. Elle dit juste « nous avons quelque chose en commun et faisons fructifier ce commun ». Elle dit la possibilité d’une convergence. Ce commun, cette convergence sont refusés par « un féminisme décolonial », en tout cas par celui de Françoise Vergès.
Refuser l’étau, celui qui tend à nous enfermer entre d’un côté celles et ceux qui érigent le féminisme en défense de l’Occident et celles et ceux qui déguisent en féminisme la détestation de l’Occident. Les deux fonctionnant à l’intimidation.
Martine Storti