Dans ce pays d’Afrique centrale, les zones de combat suivent les frontières linguistiques. Environ 80 % des Camerounais parlent français, le reste de la population s’exprime en anglais. Pendant des décennies, francophones et anglophones ont vécu en relative harmonie.
Mais depuis deux ans, la violence née de cette division linguistique a amené le Cameroun au bord de la guerre civile. Le conflit s’est déjà soldé par des centaines de morts et 500 000 personnes déplacées, des militants ont été raflés et emprisonnés.
“Ils tirent au hasard”
Les séparatistes anglophones armés veulent créer un nouveau pays, l’Ambazonie [ils dénoncent la marginalisation par l’État camerounais des habitants anglophones]. Ils sont accusés par les autorités de terroriser les civils et d’attaquer les forces gouvernementales, incitant l’armée à riposter.
Mais au fil de plus d’une dizaine d’interviews réalisées par le Washington Post, les anglophones déplacés par des rafles dans leurs villages racontent que l’armée camerounaise ouvre le feu sur des civils sans armes et mettent le feu à leurs maisons. Les soldats arrivent souvent dans les villages tôt le matin, notent-ils. Mais au lieu de chercher des indépendantistes armés, ils tirent au hasard, laissant parfois des corps de jeunes hommes accumulés dans les rues.
D’après des témoins et des victimes, ce recours à la force a conduit un nombre grandissant de Camerounais modérés à soutenir les séparatistes armés, une évolution qui menace d’intensifier la répression et d’accroître les divisions entre francophones et anglophones. Si le conflit s’étend au-delà des zones anglophones, il pourrait déstabiliser tout le pays.
Les autorités nient brûler des villages
“Je ne veux plus entendre parler du Cameroun, je veux me battre pour créer un autre pays”, lance Daniel, un civil qui s’est enfui à Dschang, une ville francophone située à proximité d’une région anglophone, après que les forces gouvernementales ont attaqué son village et abattu une vieille dame. Il a accepté de s’exprimer à condition de conserver l’anonymat, de crainte de représailles, comme l’ont fait d’autres Camerounais anglophones que nous avons interrogés.
Fin 2018, les Nations unies ont alerté sur une hausse de la violence dans les deux camps. Au moins 400 civils avaient déjà été tués en 2017, selon un rapport de l’organisation britannique de défense des droits humains Amnesty International publié en septembre. Le colonel Didier Badjeck, porte-parole de l’armée camerounaise [jusqu’à début mars], a contesté ces chiffres, et a affirmé en novembre que 170 soldats camerounais avaient été tués. Des défenseurs des droits humains ont aussi accusé les séparatistes d’attaquer les forces de sécurité et d’incendier des écoles, parmi d’autres exactions.
L’État camerounais nie prendre pour cible des civils ou faire brûler des villages anglophones. Le colonel Badjeck assure par ailleurs que l’armée n’incendie que des camps de séparatistes, et non des villages. Les autorités camerounaises ont refusé aux journalistes du Washington Post l’accès aux régions anglophones du pays.
La colonisation et le bilinguisme
Comme c’est le cas dans la plupart des pays d’Afrique, l’identité moderne, bilingue, du Cameroun actuel, a été façonnée par les puissances coloniales européennes. Même son nom, qui vient de celui donné par les Portugais au fleuve Wouri, le rio dos camarões (“fleuve aux crevettes”), renvoie aux siècles de la colonisation.
En 1916, pendant la Première Guerre mondiale, la France et la Grande-Bretagne se sont emparés de ce territoire aux dépens de l’Allemagne, puis se le sont partagé. Enfin, en 1960, le Cameroun francophone a conquis son indépendance, fondant la république du Cameroun. L’année suivante, les anglophones d’une partie du territoire britannique ont choisi de faire partie du Cameroun [les autres choisissant de rejoindre le Nigeria voisin]. Un pays bilingue était né.
Le Cameroun abrite plus de 200 langues vernaculaires, ce qui en fait l’un des pays les plus divers de toute l’Afrique sur le plan linguistique. Mais le français et l’anglais ont toujours été ses langues officielles, unifiant ses nombreux groupes ethniques.
Cependant, les francophones ont la haute main sur l’État camerounais et les cercles de l’élite, si bien que certains anglophones se sont souvent sentis marginalisés par l’exécutif. Le président Paul Biya, un francophone, est au pouvoir depuis 1982 et a été réélu en octobre pour un septième mandat, après un scrutin très contesté, auquel de nombreux anglophones n’ont pas participé.
Le conflit actuel remonte à la fin de 2016, date à laquelle des avocats et des enseignants anglophones ont organisé des manifestations pacifiques. Un mouvement né de la colère des juges et des professeurs, qui en avaient assez de voir des francophones désignés dans les tribunaux et les écoles anglophones. Les anglophones affirmaient que les fonctionnaires de la capitale, Yaoundé, obligeaient ainsi la minorité anglophone à l’assimilation dans les systèmes juridique et éducatif francophones.
Les autorités disent avoir initialement accepté de mener quelques réformes, mais en même temps, elles ont réprimé les militants, emprisonnant un certain nombre de meneurs modérés et tuant certains manifestants. Les premiers militants, depuis la prison, ont assisté à la radicalisation du mouvement, des voix plus extrêmes appelant à une séparation avec le Cameroun, alors que les premières revendications étaient moins agressives.
Un dangereux cercle vicieux
Ces arrestations ont été “un tournant dans notre combat, explique Felix Agbor Nkongho, un avocat anglophone, spécialiste des droits humains, qui a contribué à organiser les manifestations, puis a été mis en prison. Des gens plus extrémistes ont pris la suite du mouvement, ils ne se contentaient plus de réclamer des droits, ils voulaient l’indépendance”.
Les combats se sont intensifiés au printemps de 2018. Les séparatistes ont multiplié les attaques contre l’armée, et celle-ci a riposté, si bien que les civils se sont retrouvés pris entre deux feux, selon des anglophones qui ont fui l’armée pendant cette période.
L’année dernière, par une claire matinée d’avril, Amkemngu, fonctionnaire local du village d’Azi, dans le sud-est du pays, a été réveillé par le fracas d’une mitrailleuse lourde. Les troupes gouvernementales, explique-t-il, recherchaient des séparatistes armés. Il s’est enfui vers le sommet d’une colline, grimpant à travers d’épaisses broussailles jusqu’à une clairière. De là, il a vu les soldats ouvrir le feu sur une vieille femme qui essayait de s’échapper.
“Vous ne méritez pas de rester en vie”
Quelques heures plus tard, cet homme de 64 ans a redescendu péniblement la colline pour creuser un trou et enterrer le corps. “Demandez à Biya pourquoi il envoie l’armée attaquer son peuple !” s’indigne-t-il. Membre du parti au pouvoir, il avait même décoré sa maison de photos du leader – il y a plusieurs décennies, alors qu’il était soldat, son frère est mort en protégeant Paul Biya. Aujourd’hui, il est prêt à se battre et à mourir pour l’Ambazonie. “On ne peut plus revenir en arrière”, assure-t-il.
Amkemngu fait partie d’un nombre grandissant de Camerounais anglophones qui, après avoir survécu à des attaques de l’armée contre leurs villages, ne croient plus en un Cameroun unifié et estiment que leur avenir passe nécessairement par le séparatisme.
Akole, un père de famille de 45 ans de Menji, dans la région camerounaise du Sud-Ouest, affirme que lorsque les autorités “comprennent que vous faites partie de la zone anglophone, vous ne méritez pas de rester en vie”. Il raconte que l’un de ses neveux a été tué par des soldats, et que deux de ses fils sont portés disparus depuis que l’armée a ouvert le feu sur leur village, en avril.
Maison en flammes
Dans un climat de chaos, les soldats ont mis le feu aux maisons et aux magasins, poursuit-il. Avoir perdu des membres de sa famille au cours de telles attaques l’a jeté dans les bras des séparatistes, qui eux, assure-t-il, ne prennent pas pour cibles des innocents. “Les civils adorent la manière dont les ‘Amba-boys’ se conduisent avec eux”, souligne-t-il, utilisant le surnom local des sécessionnistes.
Âgé de 76 ans, Aaron avait choisi de se retirer dans son village, Oshie, et vivait paisiblement, s’occupant de sa petite exploitation de cacao pour un revenu modeste. Puis en juin, des soldats ont ouvert le feu sur son village, et il a dû se cacher dans un trou derrière chez lui. Quand ce vieil homme en est ressorti à la tombée de la nuit, la maison qui lui avait coûté les économies d’une vie était en feu. Non loin, un jeune homme handicapé qui appartenait à sa famille avait été abattu.
Une confiance perdue
Aaron a jeté un dernier coup d’œil aux alentours et s’est enfui à pied, finissant par atteindre le port francophone de Douala. Ces raids de l’armée ont été si meurtriers, explique-t-il, que le Cameroun unifié n’a plus d’avenir à ses yeux. S’il retourne un jour dans son village, il veut qu’il fasse partie de l’Ambazonie. “Je ne veux pas rester ici, dit-il à propos de Douala. Je ne m’y sens pas libre”.
Les témoins de ces attaques affirment que l’armée, en pratiquant ainsi une violence aveugle contre les civils, a sapé la confiance des anglophones dans les autorités.
Monique, une couturière qui s’est elle aussi enfuie à Douala, raconte que des soldats sont arrivés en avril dans le village d’Angwi, et ont ordonné à tout le monde sur la place principale de s’allonger sur le ventre. Quand son amie enceinte a dit qu’elle ne pouvait pas le faire, un jeune soldat a levé son fusil et l’a abattue.
Siobhán O’Grady
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Le grand quotidien de la capitale américaine et l’un des titres les plus influents de la presse mondiale. Traditionnellement au centre droit, The Washington Post doit sa réputation à son légendaire travail d’enquête dans l’affaire du
Siobhán O’Grady
The Washington Post
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