La juriste afro-américaine Kimberlé Crenshaw.
La juriste afro-américaine Kimberlé Crenshaw. Yann Legendre. Elle est la première à avoir employé le terme d’« intersectionnalité ». Dans un article universitaire publié en 1989, la juriste afro-américaine Kimberlé Crenshaw inventait ce mot pour évoquer le sort des femmes noires, victimes de discriminations à la fois raciales et sexistes. Depuis cette date, l’intersectionnalité est devenue, dans le champ des sciences sociales, une notion majeure pour tous ceux qui cherchent à analyser les dynamiques de domination. En France, ce concept, qui s’est imposé il y a une dizaine d’années, est critiqué par les défenseurs de l’universalisme républicain, qui estiment que cette logique encourage les revendications identitaires. Entretien avec Kimberlé Crenshaw, qui enseigne le droit à l’université de Los Angeles (UCLA, Californie) et à l’université de Columbia.
Coumba Kane - Comment en êtes-vous venue à élaborer le concept d’intersectionnalité ?
Kimberlé Crenshaw – Je suis partie de l’histoire d’Emma DeGraffenreid. En 1976, cette femme noire a attaqué General Motors en justice pour discrimination raciste et sexiste. L’entreprise avait mis en place une division du travail basée sur une ségrégation par la race et le sexe : les emplois de bureau – de secrétaires, par exemple – étaient implicitement réservés aux femmes blanches, alors que les tâches les plus physiques étaient destinées aux hommes noirs. Lors du procès, Emma DeGraffenreid a déclaré aux juges : « Si vous regardez uniquement ce que vivent les femmes blanches ou les hommes noirs, vous ne verrez pas ma souffrance. »
Ceux qui affirment que l’intersectionnalité est une politique fondée sur l’identité sont des hétérosexuels, souvent des hommes blancs
Emma DeGraffenreid a malheureusement été déboutée au motif qu’elle ne pouvait pas plaider à la fois la discrimination raciale et sexiste : la loi ne prévoyait pas le cas des femmes noires, qui subissent plusieurs formes d’oppression. Le problème de ces femmes n’avait pas de nom et, sans nom, on ne pouvait pas le résoudre. Beaucoup de gens sont au croisement de multiples dynamiques sociales : la race, le sexe mais aussi l’hétérosexisme, la transphobie ou la xénophobie. Aujourd’hui, si Emma DeGraffenreid se présentait devant des juges, je pense que la dimension intersectionnelle de son cas serait reconnue.
Y a-t-il une part de votre histoire personnelle derrière l’élaboration du concept ?
Mes parents étaient professeurs et j’ai grandi dans un quartier blanc. Très tôt, j’ai vu comment la race agissait dans nos vies. En maternelle, nous avions un jeu qui consistait à incarner des personnages à tour de rôle, le plus convoité étant celui de princesse. Malgré tous mes efforts, mon tour n’est jamais venu. J’ai compris, sans que je puisse parfaitement me le formuler, que je ne serai jamais Blanche-Neige ou Cendrillon. Beaucoup de fillettes noires qui vivent dans des sociétés où la beauté est associée à une image qui ne leur ressemble pas partagent cette intuition.
Vous affirmez que les femmes noires, aux Etats-Unis, doivent faire face à une oppression sexiste au sein même de leurs communautés. Que voulez-vous dire ?
Prenons le cas du chanteur noir R. Kelly. Depuis vingt ans, les accusations s’accumulent contre ce prédateur sexuel qui a ruiné la vie de dizaines de filles noires, parfois mineures. Ce qui l’a protégé en partie, chez les Afro-Américains, ce sont les arguments du type : « Il est innocent ! C’est une conspiration raciste comme il y en a eu tant contre les hommes noirs. » C’est ce que j’appelle la bible du « sauvons notre frère », un appel à la solidarité envers les hommes qui se retourne contre les victimes. La lutte contre le racisme doit inclure le combat contre le sexisme, y compris, bien sûr, quand les violences sont commises dans la communauté.
Vous expliquez qu’aux Etats-Unis les femmes noires sont souvent victimes de violences policières. Pourquoi ces histoires sont-elles si peu connues ?
Au cours de l’histoire, les images de meurtres et de lynchages d’hommes noirs ont façonné l’image que nous nous faisons de la violence raciste : dans la société américaine postcoloniale et postesclavagiste, les hommes noirs, dont il faut contrôler et contenir la masculinité, apparaissent comme les seules cibles des brutalités racistes. Pourtant, nombreuses sont les femmes qui ont, elles aussi, subi cette barbarie : certaines ont été lynchées enceintes, d’autres ont été victimes de viols collectifs sans que personne ait jamais été sanctionné.
Prenez le cas Rosa Parks : dans l’iconographie, elle est souvent représentée assise dans un bus, refusant de céder sa place à un Blanc, alors qu’elle a d’abord milité pour les droits des femmes victimes de viol. Aujourd’hui, rares sont ceux qui connaissent les noms de Tanisha Anderson, Michelle Cusseaux ou India Kager, qui font partie des dizaines de femmes victimes de violences policières. Certaines ont été tuées dans leur salon devant leurs enfants, d’autres en faisant leurs courses et d’autres au volant de leur voiture. Le mouvement #Sayhername, qui tente de sortir ces histoires de l’oubli, est une réponse à cette invisibilisation.
En France, ceux qui critiquent le concept d’intersectionnalité estiment qu’il représente une menace pour l’universalisme républicain. Qu’en pensez-vous ?
Ces controverses existaient déjà au moment de l’affaire Emma DeGraffenreid. A l’époque, les juges avaient estimé que la reconnaissance des multiples discriminations subies par les femmes noires ouvrirait la boîte de Pandore des revendications sans fin : ils y voyaient un risque d’effondrement de la société occidentale. Cette critique émane le plus souvent des hommes blancs : elle constitue en réalité une revendication identitaire qui ne dit pas son nom. Pour maintenir un universalisme de façade, le prix à payer est élevé : c’est le silence des personnes victimes de multiples formes de vulnérabilité. Si l’on veut lutter contre les discriminations et les exclusions, il faut au contraire nommer et interroger les privilèges.
On a peu entendu les femmes noires pendant le mouvement #metoo… Comment l’expliquez-vous ?
Les activistes noires sont présentes sur le terrain, mais elles ne bénéficient pas des projecteurs médiatiques. L’ironie, c’est que c’est une femme noire, Tarana Burke, qui a lancé, il y a dix ans, le mouvement Me Too pour dénoncer les violences sexuelles à l’égard des filles noires, mais ce n’est pas l’expérience de la vulnérabilité vécue par les femmes de couleur, les femmes pauvres ou les ouvrières migrantes qui a été mise en avant dans les médias. Cela pose une question : si vous abusez de femmes qui ne sont ni blanches, ni célèbres, subirez-vous les mêmes conséquences qu’Harvey Weinstein ?
Propos recueillis par Coumba Kane