Les Egyptiens nostalgiques du soulèvement de la place Tahrir, l’épicentre de la révolution de 2011, ont peu dormi ces derniers jours. Rivés aux réseaux sociaux, ils ont suivi chaque minute de la révolte de leurs voisins soudanais, leur prodiguant conseils et encouragements.
Et depuis qu’Omar Al-Bachir a été renversé, jeudi 11 avril, par des généraux qui ne semblent guère pressés de passer le pouvoir aux civils, ils les exhortent à maintenir leur pression sur l’armée, en continuant à camper devant son QG, à Khartoum. Vendredi, Awad Ibn Auf, le chef du Conseil militaire de transition, a annoncé dans un discours à la Nation avoir renoncé à son poste, et nommé à sa place Abdel Fattah al-Burhan Abdelrahmane, inspecteur général des forces armées. Cette déclaration a été accueillie par de scènes de liesse dans la capitale soudanaise.
« Rappelez-vous qu’une demi-révolution est un suicide complet, professe sur Facebook Gamal Eid, une figure du mouvement de défense des droits de l’homme égyptien. Ne laissez pas l’armée confisquer les fruits de votre combat. »
Des propos nourris par une triste expérience. Aveuglés par leur foi dans leur propre armée, qui avait précipité la chute d’Hosni Moubarak, en février 2011, les mutins de Tahrir avaient abandonné la place, ouvrant la voie au retour de l’ancien régime, deux ans et demi plus tard, en la personne du général Abdel Fattah Al-Sissi, aujourd’hui président de l’Egypte, qu’il gouverne d’une main de fer.
Ce dialogue à travers le temps et l’espace, entre les anciens révoltés du Caire et les actuels contestataires de Khartoum, met en lumière le fil qui relie le soulèvement au Soudan mais aussi en Algérie, à la séquence révolutionnaire de 2011.
Deuxième âge des « printemps arabes », les mouvements anti-Bachir et anti-Abdelaziz Bouteflika, le président algérien déchu, démontrent que l’aspiration au changement, au Proche-Orient et en Afrique du Nord, n’a pas été entamée par la fortune très diverse, et souvent tragique, des mobilisations fondatrices de 2011.
« Cela démontre que le rejet des régimes autoritaires, aussi frustrés qu’ils aient été dans certains pays, reste toujours aussi profond, observe Tarek Mitri, directeur de l’institut Issam Fares, un centre d’analyse des politiques publiques et des affaires internationales à l’Université américaine de Beyrouth. Il est important de mettre fin à l’illusion selon laquelle les Arabes, n’ayant pas réussi leurs révolutions, seraient nostalgiques de l’ordre ancien. »
Hormis la Tunisie, qui a su développer, cahin-caha, un système politique relativement inclusif, les pays touchés par les mouvements de protestation d’il y a huit ans ont basculé soit dans la guerre civile (Syrie, Yémen, Libye), soit dans la restauration autoritaire (Egypte, Bahreïn). Mais ces contre-exemples n’ont pas suffi à dissuader Algériens et Soudanais de descendre dans la rue pour tenter, à leur tour, de reprendre leur destin en main.
« Nous sommes confrontés à un mouvement de convulsions historique, avance la politologue Maha Yehya, directrice du bureau de la fondation Carnegie à Beyrouth. Le vieux système de gouvernance, qui a prédominé ces soixante dernières années dans le monde arabe, est en fin de course. Les causes structurelles des crises de 2011 n’ont pas été traitées et c’est pour cela que la protestation repart de l’avant. »
Parmi ces facteurs : la perte de légitimité de régimes ossifiés, préoccupés uniquement par leur perpétuation ; la faillite de systèmes économiques, rentiers ou prédateurs, incapables de faire face à l’afflux sur le marché du travail d’une population en constante expansion ; et la tyrannie des Etats policiers, qui, en l’absence de projet collectif, fonctionnent jusqu’à ce que le mur de la peur vole en éclats.
« Stérilité politique absolue »
L’opposition des Algériens au projet de cinquième mandat de Bouteflika, l’erreur fatale commise par son clan, a fait écho au refus des Egyptiens de voir Hosni Moubarak céder son poste à son fils Gamal et transformer leur pays en monarchie républicaine.
Ces deux dernières années, plusieurs poussées de colère, sectorielle ou localisée, avaient signalé que le feu de 2011 couvait toujours sous la braise : dans le Rif marocain, par exemple, une région historiquement marginalisée par le pouvoir, et à Bassora, dans le sud de l’Irak, une zone en butte à l’incurie et à la corruption de l’Etat, tentée par l’autonomie.
« En vérité, cela fait vingt ans que le monde arabe baigne dans un climat révolutionnaire, du fait de la stérilité politique absolue à laquelle il est confronté », soutient Peter Harling, directeur de Synaps, un cabinet d’analyses, basé à Beyrouth et centré sur les problématiques socio-économiques. Aux titres des signes avant-coureurs de l’éruption de 2011, ce spécialiste du Proche-Orient cite le printemps de Beyrouth en 2005 [une mobilisation qui a mené au départ des troupes d’occupations syriennes] et la victoire surprise du Hamas, aux législatives palestiniennes de 2006.
« Les secousses géopolitiques de cette époque [comme les conflits en Irak, à partir de 2003 et la deuxième guerre du Liban, en 2006, entre Israël et le Hezbollah] ont fait diversion. Mais en 2010, cette tension est retombée, et les questions de gouvernance sont naturellement passées au premier plan. Il y aura d’autres passages à vide dans l’avenir, mais les révoltes reviendront. Tant que les systèmes politiques n’ont rien à offrir, les sociétés ne peuvent que tenter le diable. »
Les petites monarchies du Golfe, qui abritent des sociétés jeunes, gorgées de pétrodollars, sont à l’abri, a priori, de tout accès de fièvre révolutionnaire. La Syrie et le Yémen, deux Etats en lambeaux, sont probablement immunisés, pour quelques années, contre un retour de ces vertiges. Si le maréchal Khalifa Haftar parvient à s’emparer de Tripoli, la capitale libyenne, cela pourrait ruiner l’ultime chance que ce pays connaisse une évolution à la tunisienne. Mais le retour à l’autoritarisme, là, comme ailleurs, ne sera jamais gage de stabilité.
Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant)