21 novembre 2018. Cela fait 4 jours que des dizaines de milliers de Français, ayant décidé d’enfiler un gilet jaune pour se rendre remarquables et se reconnaître entre eux, se mobilisent sur une large partie du territoire national contre l’augmentation indistincte programmée de la taxe carbone. Cette taxe environnementale, traduction concrète du principe pollueur-payeur, devait inciter les citoyens à privilégier d’autres modes de locomotion moins polluants que la voiture afin de réduire leur empreinte carbone annuelle.
Dépendants de leur voiture pour se mouvoir dans l’espace au quotidien, habitant le plus souvent loin de leur lieu de travail, n’ayant pas ou peu accès à des modes de transports collectifs, des millions de Français peuplant cette « France des marges » ont perçu subjectivement l’augmentation de cette taxe, bien qu’elle ne soit que de quelques centimes, et donc ayant pu être jugée indolore par les décideurs, non seulement comme une stigmatisation supplémentaire, mais encore comme une profonde injustice étant donné que des moyens de transport alternatifs, faute de services publics adéquates, il n’en existait tout simplement pas dans ces portions de territoire. Et puis tout cet argent prélevé par l’État, à quoi allait-il servir en définitive ? Les Gilets jaunes posèrent spontanément cette question : « Mais que font-ils du pognon ? ». Ils mirent en exergue le devoir de transparence fiscale, considéré comme la légitime contrepartie au consentement à l’impôt par les citoyens-contribuables.
Cette taxe venue d’en haut leur apparaissait comme l’expression de la débilité de représentants déconnectés, « hors sol » qui décidément ne comprenaient rien à leur mode de vie contraignant, pensant sans doute qu’ils pourraient se passer facilement de leur voiture, et qu’il suffisait pour ce faire d’augmenter suffisamment le prix de l’essence pour rendre son usage prohibitif. Les Gilets jaunes se sentirent dès lors coincés, ne pouvant pratiquement se soustraire à l’usage régulier de la voiture, même s’ils le voulaient pour participer à leur échelle à la préservation de l’habitabilité de la terre. Ainsi, cette augmentation les amena-t-elle à rappeler le souvenir de leurs frustrations anciennes, demeurées en état de latence, tel le magma qui remonte brusquement à la surface jusqu’à provoquer une éruption volcanique. Ils se mirent donc en mouvement pour mieux se dégager de cette étreinte étatique qui les oppressait une fois de trop.
Si cette augmentation de cette taxe carbone était censée concerner tous ceux qui utilisaient leur voiture, dans les faits il paraissait évident que cette dernière impacterait d’abord ceux qui ne pouvaient tout simplement pas faire sans elle au quotidien. Parmi eux, étaient en première ligne les Français qui ne parvenaient pas à vivre dignement du fruit de leur travail, en dépit du temps auquel ils lui consacraient, et qui voyaient que « le reste à vivre » était chaque mois trop faible pour espérer « se faire plaisir », qui en avaient assez de devoir compter, calculer, et le plus souvent d’être obligés de rogner sur telle dépense, sur tel petit plaisir, bref ceux pour qui l’argent, ou plutôt son manque, était trop souvent une obsession parasitant et minant les esprits.
Aussi, loin de raisonner du seul point de vue d’automobilistes qui, victimes d’un État vampire qui prendrait les Français pour des « vaches à lait », verraient leur budget essence, dépense contrainte par excellence, augmenter encore davantage, les Gilets jaunes évoquèrent-ils, devant les journalistes désireux de comprendre les déterminants de cette mise en mouvement de ces anonymes peu ou pas habitués aux manifestations de rue, les tensions budgétaires, les dépenses incompressibles trop élevées par rapport à leurs maigres revenus, leurs privations, et par là même les frustrations sociales lancinantes qui en découlaient. Ils refusaient de voir leur pouvoir d’achat net davantage rogné, ne serait-ce que de quelques euros, alors qu’ils devaient déjà consentir dans l’indifférence générale, mois après mois, à ce qu’ils percevaient comme autant de sacrifices vécus comme des humiliations réitérées.
Cette taxe carbone devint le symbole d’une injustice fiscale qui écraserait toujours les mêmes, c’est-à-dire les « petits », « les honnêtes travailleurs », ceux qui ne se plaignaient pas, ceux qui revendiquaient avec fierté le fait de vivre grâce aux revenus du travail de façon autonome sans devoir recours aux revenus de l’assistance, qui respectaient la loi, qui ne revendiquaient pas, qui ne protestaient pas ordinairement. Par ailleurs, cette dernière épargnerait « les gros », c’est-à-dire aussi bien les hauts fonctionnaires et les élus nationaux qui préféraient proposer de nouvelles taxes appauvrissantes, plutôt que de réduire leur train de vie dispendieux, que les fortunes démesurées choyées par le fisc afin de leur donner envie soit de demeurer en France, soit d’y revenir, soit d’investir dans l’économie réelle.
21 novembre 2018. Ce mouvement populaire éruptif, hors norme, prenait racine, une fois n’est pas coutume, non pas dans les universités comme en 1973, 1986 ou en 2006, non pas dans les entreprises comme en 1936, 1947 ou en 1968, mais à la périphérie des villes moyennes et des centres urbains au niveau des carrefours giratoires.
Ces derniers devinrent pour la première fois dans l’histoire sociale française des lieux du conflit, et par là même des nouveaux lieux du politique, comme les universités et les usines occupées l’avaient été pendant ces deux mois d’exception qui ébranlèrent le pouvoir d’État et les Français en 1968.
En prenant la forme d’espaces ouverts, véritables réceptacles des colères et des aspirations singulières et mutualisées de femmes et d’hommes qui, dans leur majorité, étaient issues des classes subalternes, ces zones, habitées sans discontinuer par ces Gilets jaunes, permirent de tisser des liens inédits et inattendus entre des personnes qui, dans la vie sociale ordinaire, du fait de la division du travail qui balise les chemins empruntés par chacun au quotidien, ne se fréquentaient pas, ne se côtoyaient pas, ne se soupçonnaient même pas2.
Situés le plus souvent à la bordure extérieure des villes, en marge de ces dernières, ces lieux, investis pour mieux se rendre visible aux yeux des médias et des autres citoyens passant à proximité avec leurs voitures, permirent ainsi à des milliers de personnes de se retrouver ou de se trouver pour la première fois. La géographie originale de ce mouvement populaire, qui se caractérisa d’emblée par son extériorité spatiale à l’endroit du monde du travail et de l’Université, n’évolua pas malgré son inscription dans la longue durée. Elle fut en réalité le reflet du rapport subjectif que le mouvement des Gilets jaunes entretint avec le monde de l’entreprise considéré de facto comme une sorte d’extraterritorialité, qui ne saurait devenir un enjeu politique et stratégique.
21 novembre 2018. La nouvelle préfète d’Ille-et-Vilaine, Michèle Kirry, fit connaître par voie de presse sa propre analyse du mouvement des Gilets jaunes encore balbutiant, se permettant quelques conseils aux protestataires comme pour mieux réorienter leur colère qu’elle jugea légitime et d’une certaine façon inévitable. Elle admit que la problématique du pouvoir d’achat, du « reste à vivre », était autant le trait d’union entre les acteurs protestataires que l’expression positive du mouvement qui rapidement avait réussi à dépasser la seule négativité exprimée habituellement dans les mouvements sociaux à travers le mot d’ordre de « retrait », ce qui revenait en définitive à réclamer le retour au statu quo ante. En effet, d’habitude la mise en mouvement des masses protestataires se faisait en réaction à un projet de réforme jugé scandaleux. On se mobilisait en clamant « retrait sans négociation », et on réclamait conjointement la démission du ministre qui portait le nom de la réforme honnie. Ici, l’ajournement de l’augmentation de taxe carbone passa rapidement au second plan, les Français mobilisés souhaitant d’abord voir des solutions à effet immédiat apportées au problème du pouvoir d’achat.
Pour la première fois depuis 1968, c’est le Président de la République, et non le Premier ministre ou un ministre, qui polarisa sur sa personne toute l’attention, la motivation et l’énergie des personnes contestataires, contrairement à aux mouvements sociaux d’envergure et victorieux antérieurs (1973, 1986, 1995, 2006).
Ainsi, faisant fi du fait que pour le gouvernement en place des salaires trop élevés étaient perçus comme l’ennemi de l’emploi, la préfète insista-t-elle sur le fait que si « l’État gestionnaire de la force de travail »3, pour reprendre l’expression de l’économiste Laurent Baronian, pouvait sans doute contribuer à l’amélioration des conditions matérielles d’existence de ces millions de Français se sentant « invisibilisés », « abandonnés », « méprisés », ce dernier ne pouvait pas tout faire seul pour que les choses changent vraiment.
S’inspirant de la fameuse sortie de Lionel Jospin en 1999, alors Premier ministre, qui expliquait à des ouvriers de Michelin désemparés par l’annonce de 7 500 suppressions de postes que dans le cadre d’une économie capitaliste mondialisée basée sur les principes de concurrence, de liberté et d’ouverture « l’État ne pouvait pas tout », elle voulut insister sur le fait que l’État n’avait pas vocation à se substituer à l’initiative privée en matière de répartition des richesses produites par le recours soit à l’impôt progressif et redistributif, soit aux prestations sociales auxquelles les salariés avaient droit du fait de leurs cotisations mensuelles.
Dès lors, la préfète invita celles et ceux qui en avaient assez de ne pas réussir à vivre correctement du fruit de leur travail d’aller demander des comptes4, pas seulement au soi-disant « État accapareur », qui prélèverait l’argent auprès des citoyens-salariés sans dire ce qu’il en faisait précisément, mais aussi à leurs employeurs dont l’activité productive serait profitable, et qui eurent les moyens d’augmenter le prix auquel ils achetaient la force de travail de leurs salariés afin de mieux les rémunérer. Les patrons auraient une responsabilité indéniable dans la détresse sociale de ces Français « qui ne voulaient plus vivre comme avant » du fait de la politique de modération salariale devenue taboue au nom de la sauvegarde de la sacro-sainte compétitivité-coût. Et s’il n’était pas question qu’ils soulagent par leurs seules « vertus » toutes les misères du monde salarié, au moins devaient-ils y prendre toute leur part.
Ainsi, la préfète proposa-t-elle implicitement aux salariés de considérer que celui qu’il fallait accuser se trouvait moins à l’Élysée que dans l’entreprise privée, et que de la même façon le verrou à faire sauter était moins la rapacité d’un « État glouton » que l’avarice de ces employeurs qui, pour demeurer concurrentiels sur le marché, s’évertuaient à ne pas modifier la répartition de la valeur ajoutée entre le capital et le travail afin de ne pas renchérir les coûts unitaires de production. Les masses travailleuses en souffrance devaient donc se retourner contre le patronat pour « solder les comptes », quitte à faire comme en mai-juin 685 lorsque des millions de travailleurs se précipitèrent dans la grève, telle une ruée, pour faire consentir au patronat intransigeant à des hausses de salaires et à une diminution du temps de travail effectif pour diminuer sensiblement le taux d’exploitation, ce à quoi celui-ci refusait d’accéder depuis des années.
Malgré cette invitation officielle à regarder ailleurs, et à ne pas se tromper d’adversaire, la colère des Gilets jaunes demeura exclusivement dirigée contre le pouvoir d’État, personnifié par Emmanuel Macron qui fut présenté sur les pancartes et les inscriptions noircissant les Gilets jaunes comme « l’ennemi du peuple », celui qui serait responsable de tous les maux, tandis que le patronat ne serait, lui, comptable de rien, responsable en rien du sort pénible des travailleurs. A Paris, lors des actes des mois de novembre et décembre, un seul slogan fut unanimement repris par les personnes présentes : « Macron démission ! ». Le rejet viscéral du Président en exercice constitua le principal dénominateur commun négatif de ceux qui investirent l’espace public, que ce soit à Paris ou ailleurs en France, par-delà les comportements électoraux, les préférences idéologiques, les origines géographies et les clivages sociaux.
Ces Français mobilisés n’ont évidemment pas tous le même employeur, quand ils ne sont pas des travailleurs indépendants, des retraités ou encore des chômeurs, mais ils ont bien le même Président qui, caractère monarchique du pouvoir présidentiel oblige, tend à surplomber les citoyens qui se perçoivent tels des sujets au sens d’assujettis à un pouvoir jugé malveillant et nuisible. C’est donc Emmanuel Macron, ou plus précisément le rejet de sa personne, qui permit à tous ces gens d’habiter ensemble la rue, de faire corps en s’insérant dans un même mouvement qui eut la couleur jaune comme insigne et La Marseillaise comme hymne.
5 décembre 2018. Le patron des patrons, Geoffroy Roux de Bézieux, en vint à exprimer publiquement sa surprise6 et son soulagement de constater, qu’en dépit de nuisances quotidiennes engendrées par le mouvement des Gilets jaunes qui représentaient un coût évident pour l’économie française du fait des actions de blocage pendant la semaine et les manifestations le week-end, le patronat n’avait pas été pris pour cible en tant que tel. Aussi, nul recours à la « grève passive » ou à la « grève active » ne serait-ce qu’une seule journée. Les syndicats avaient décidé de se tenir à bonne distance d’un mouvement commencé sans eux, et qui plus est jaloux de son indépendance à l’égard des politiques et des syndicalistes perçus par les Gilets jaunes comme faisant davantage partie du problème que de la solution. Par ailleurs, les locaux des sections départementales ou régionales du Medef demeuraient épargnés par des actions, contrairement à ce qui se passa notamment au printemps 2016 pendant la mobilisation contre la loi travail, tandis que les sièges sociaux d’entreprises privées, même les plus emblématiques du capitalisme actionnarial, n’avaient été ni envahis, ni occupés par des manifestants qui auraient été désireux d’interpeller les employeurs pour qu’ils consentent, même bon gré mal gré, à un nouveau partage de la valeur ajoutée qui soit plus favorable aux salariés afin que « le travail paye vraiment » en France.
Quatre mois plus tard, ce constat empirique demeure valable. Emmanuel Macron demeure l’ennemi principal du mouvement des Gilets jaunes, tandis que le parti des patrons n’a été mis en cause d’aucune façon au cours de ces dernières semaines de mobilisation. De la même façon, pour améliorer immédiatement le pouvoir d’achat net des Français en proie aux difficultés de la vie courante, constituant la base sociale du mouvement des Gilets jaunes, le gouvernement a préféré au mois de décembre recourir à l’augmentation d’une prestation sociale, la prime d’activité, afin que cette augmentation du pouvoir d’achat des ménages se fasse à « coût du travail constant » comme l’exige le « en même temps » macronien : pouvoir d’achat augmenté et compétitivité-coût des entreprises maintenue. Certes, les employeurs ont été appelés en fin d’année dernière par le Président de la République à participer au retour à l’ordre par le versement d’une prime exceptionnelle défiscalisée. Celle-ci a bénéficié à plus de 2 millions de salariés. Mais comparé avec ce qu’avait pu coûter à court et moyen terme au patronat la multitude de grévistes de juin-juillet 36 et de mai-juin 68, celui-ci sait qu’il s’en sort très bien. Il n’a eu à subir ni de mouvement de grèves avec occupation, ni de hausse du SMIC imposé par l’État, ni d’augmentation des salaires discutée avec les syndicats en position de force pour négocier les conditions de leur victoire.
Il a été souligné que la question épineuse de la rencontre migratoire a été largement délaissée aussi bien pendant le mouvement des Gilets jaunes que lors du Grand débat national. Toutefois, il faut faire remarquer que tout ce qui a trait à la question du travail, et plus précisément à l’organisation du travail dans l’entreprise capitaliste, a été largement occulté autant par les acteurs protestataires que par les citoyens qui ont pris part à cette « libération de la parole » organisée par l’État.
Il convient à présent de poser une série de questions qui sont la suite logique de notre développement précédent qui avait pour fonction première de dresser un constat :
– Pourquoi les Gilets jaunes ne se sont-ils pas retournés contre leurs employeurs pour réclamer une juste rétribution de leur force de travail afin qu’ils puissent vivre enfin « dignement » et « correctement », et ainsi qu’ils puissent, selon la formule répétée comme une antienne au cours de ces vingt semaines, « remplir leur frigo » ?
– Pourquoi leurs doléances ont-elles été essentiellement dirigées vers le pouvoir d’État, notamment quand il s’agissait de la rémunération des salariés et de la revalorisation du travail, tandis que le patronat a été, lui, très largement épargné aussi bien par les critiques que par les revendications ?
– Pourquoi l’augmentation du pouvoir d’achat net des ménages a été principalement envisagée au travers d’une diminution des prélèvements obligatoires, des fameuses « taxes » jugées injustes et inutiles, ou encore des dépenses contraintes, et non par le moyen d’un meilleur partage de la valeur ajoutée entre le capital et le travail qui est, lui, de la seule responsabilité de l’employeur ?
– Pourquoi le parti du patronat, le Medef, n’a-t-il pas été pris pour cible par les contestataires qui l’ont superbement ignoré pendant les manifestations hebdomadaires que ce soit à Paris, comme ailleurs en province, et cela contrairement aux préfectures ? L’ennemi était à l’Élysée, d’où la volonté revendiquée de façon provocante par certains cadres du mouvement des Gilets jaunes de pénétrer à l’intérieur, même par effraction, pour aller y trouver son principal occupant et lui demander des comptes. Jamais le patron du Medef ne vit son nom apparaître sur une pancarte, jamais il n’a été brocardé dans l’espace public par les manifestants. Il n’a pas compté. Il n’a pas existé.
De même, lorsqu’on prend le temps de lire les témoignages des Gilets jaunes dans la presse, d’écouter leurs nombreuses interventions dans les médias presque jamais les mots « patronat » ou « capitaliste » n’ont été employés.
Par ailleurs, et c’est là quelque chose d’essentiel pour tenter de saisir la nature politique du mouvement des Gilets jaunes : alors qu’on n’a jamais autant parlé de la nécessité de reconfigurer les règles ordonnant notre démocratie libérale afin de permettre une meilleure participation des citoyens à la gestion des affaires publiques, leur association régulière à la fabrication de la loi, au travers notamment de la revendication du RIC popularisée à partir du mois de décembre, jamais les Gilets jaunes n’ont exigé que l’on vienne parallèlement à reconsidérer les rapports sociaux au sein de l’entreprise capitaliste. Autrement dit, ils n’ont pas demandé à ce que l’on essaie de repenser la relation salariale moderne, c’est-à-dire la relation entre salarié et employeur, et par là même que l’on en vienne à poser la question d’un meilleur partage du pouvoir décisionnaire entre tous les acteurs de l’entreprise, que l’on réinterroge profondément une culture des relations sociales en entreprise encore principalement fondée en France sur la verticalité et la hiérarchie.
La CFDT avait mené en 2017 une enquête auprès de centaines de milliers de travailleurs du secteur productif privé. Celle-ci mettait en exergue la volonté d’une large majorité de salariés de voir le fonctionnement des entreprises françaises se démocratiser, en augmentant les droits d’expression, mais aussi d’intervention des salariés. Cela devait permettre la remise en cause de la division séculaire entre tâches de direction et tâches d’exécution, une meilleure maîtrise par les salariés du procès de travail, et ainsi changer le mode de gouvernance actuelle des entreprises. Sans chercher à rappeler au temps présent les vieilles lunes de « l’autogestion », les salariés français aspireraient à voir la culture française d’entreprise, même en régime capitaliste, évoluer vers une « codétermination », une « codécision », ce qui impliquerait un élargissement considérable de la participation des salariés au processus de décision au sein de l’entreprise.
Il faut souligner, enfin, que la problématique du mal-être au travail, des multiples souffrances liées à l’activité productive (stress, burn-out, risques psychosociaux, mutilations, accidents, suicides) n’a pas été soulevée davantage. Il en fut de même pour la relation entre temps de travail et temps de vivre : les Gilets jaunes, comme les citoyens, n’ont pas revendiqué un nouveau partage du temps de travail à l’échelle de la semaine, de l’année, de la vie, pour lutter notamment contre le chômage de masse, ou réclamer l’obtention d’une nouvelle semaine de congés payés pour voir augmenter le temps libéré.
Ainsi, alors que l’on n’a de cesse de répéter que le travail est une activité humaine centrale et structurante en France, davantage que dans les pays anglo-saxons, pourquoi la question du travail, et par là même celle de la démocratie économique, est-elle demeurée un angle mort depuis le mois de novembre, et cela alors que les Gilets jaunes ont été dans leur majorité des travailleurs appartenant aux classes populaires et moyennes basses, c’est-à-dire des employés et des ouvriers ?
Dans ces conditions, il serait utile d’analyser, sans jugement de valeur, le mouvement des Gilets jaunes au travers de ce qu’il n’a pas dit, de ce que ces acteurs n’ont pas fait au cours de ces vingt semaines de mobilisation, et ainsi proposer en retour des facteurs explicatifs qui rendraient intelligible ces absences. C’est tout l’enjeu de futures recherches empiriques.
Hugo Melchior