C’est pour certain “la plus grande affaire de kleptocratie au monde”. Ses ingrédients : des stars hollywoodiennes, des personnalités politiques malaisiennes, des yachts de luxe, des tableaux de Picasso, l’abus de pouvoir et le vol d’une quantité ahurissante d’argent.
L’équivalent de plusieurs milliards d’euros d’argent public malaisien a disparu, mais ce n’est pas tout. L’acteur américain Leonardo DiCaprio, l’héritière Paris Hilton et le mannequin australien Miranda Kerr sont mêlés à l’affaire, qui a notamment permis le financement illicite de deux films à Hollywood et l’achat de biens immobiliers à Manhattan, mais qui a aussi traîné dans la boue la réputation de l’une des plus grandes banques d’affaires [Goldman Sachs].
À Kuala Lumpur, un tribunal déterminera le rôle de l’ancien Premier ministre malaisien Najib Razak dans la saga 1MDB [du nom du fonds public dépouillé dans ce scandale] et dans ses tentatives, selon les procureurs, d’étouffer l’affaire.
Un procès crucial
Najib nie en bloc les faits qui lui sont reprochés. Avant lui, aucun Premier ministre malaisien n’avait été accusé de corruption pendant son mandat. La perspective d’un grand déballage public des coulisses de la politique – notamment de la manière dont Najib et sa femme ont dépensé les millions de dollars détournés – tient déjà en haleine la population.
“Ce procès est absolument crucial pour la Malaisie”, analyse Bridget Welsh, qui enseigne les sciences politiques à l’université John-Cabot et qui est spécialiste de la politique malaisienne.
Ce n’est pas qu’une question de transparence, c’est aussi un gigantesque scandale international qui a fait honte à la Malaisie.
Les ramifications du procès ne se limiteront pas à la Malaisie et atteindront le monde entier : c’est Loretta Lynch, ministre américaine de la Justice [de 2015 à 2017], qui avait employé l’expression “la plus grande affaire de kleptocratie au monde”, et le scandale 1MDB fait actuellement l’objet d’enquêtes dans 12 pays.
Aux États-Unis, le ministère de la Justice a accusé deux anciens banquiers de Goldman Sachs d’entente en vue de blanchir des milliards de dollars détournés au moyen de 1MDB. Bridget Welsh ajoute : “Ce procès concerne non seulement la Malaisie et Najib, mais aussi l’ensemble du système financier et les personnes qui l’ont manipulé à leur avantage.”
Une implication de l’ensemble du système financier
Tout a commencé en 2009, lorsque Najib, qui venait d’arriver au pouvoir, a créé et supervisé un fonds gouvernemental appelé 1Malaysia Development Berhad, ou 1MDB, dont l’objectif officiel était d’attirer les investissements étrangers en Malaisie.
Mais pendant les cinq années qui ont suivi, des milliards de dollars ont été détournés hors du pays ou blanchis au moyen de filiales par les dirigeants de 1MDB.
Un quart de l’argent volé aurait fini sur le compte personnel de Najib, lui permettant de financer des dépenses extravagantes pour lui-même et sa femme, Rosmah Mansour.
Un oscar, des bijoux, un Picasso
L’homme d’affaires Jho Low, ami de Riza Aziz (fils de Rosmah Mansour), était un consultant officieux de 1MDB, et il aurait dépensé encore plus d’argent. Il aurait détourné des milliards grâce à ce fonds pour acheter de nombreux biens immobiliers à Manhattan, des bijoux à hauteur de 8,1 millions de dollars et un piano en verre pour Miranda Kerr, un Picasso et une statuette des OscarS [celle décernée en 1954 à Marlon Brando] pour Leonardo DICaprio, et des yachts géants.
Il aurait aussi organisé des soirées fabuleuses comptant des invités tels que Paris Hilton, l’actrice américaine Lindsay Lohan, et l’acteur et musicien américain Jamie Foxx. Il a même financé le film Le Loup de Wall Street.
En 2016, Loretta Lynch déclarait :
Un certain nombre de membres corrompus de 1MDB ont traité ce fonds public comme un compte en banque personnel
Des enquêteurs internationaux estiment maintenant à au moins 4,5 milliards de dollars [4 milliards d’euros] les sommes volées à 1MDB. Jho Low – qui a fui, selon certains vers la Chine, quand Najib a perdu les élections en mai 2018 – fait l’objet d’un mandat d’arrêt. À ce jour, les autorités malaisiennes ignorent où il se trouve.
C’est la Britannique Clare Rewcastle Brown qui a révélé le scandale début 2015 sur son site, The Sarawak Report. Par la suite, Najib a émis un mandat d’arrêt à l’encontre de cette journaliste, limogé le ministre de la Justice qui enquêtait sur 1MDB, décrété que le rapport accablant tomberait sous le coup du secret d’État, et renvoyé tous les fonctionnaires de l’agence de lutte contre la corruption qui participaient à l’enquête.
Dans le cadre d’une investigation ultérieure sur 1MDB, menée sous la surveillance de Najib et considérée comme une farce par beaucoup, le Premier ministre a été blanchi.
Le pouvoir de l’opinion publique
Persécutée durant des années par le gouvernement de Najib, alors qu’elle tentait de mettre au jour le scandale entourant le 1MDB, Clare Rewcastle Brown peine, aujourd’hui, à réaliser que le début du procès de l’ancien Premier ministre (au pouvoir de 2009 à 2018) est proche. Elle dit :
C’est assez incroyable de voir qu’il est maintenant sur le banc des accusés, quoique je ne tire aucun plaisir de sa chute. Cela atteste du pouvoir de l’opinion publique, que Najib a négligé.
Avant même l’étape du procès, l’enquête sur 1MDB – relancée par le nouveau gouvernement dès son arrivée au pouvoir en mai 2018 – a fasciné la population tout entière. Lors de descentes dans les propriétés de Najib, la police a saisi des biens luxueux dont la valeur atteint 273 millions de dollars [240 millions d’euros] – dont 1 400 colliers, 567 sacs de créateurs, 423 montres, 2 200 bagues, 1 600 broches et 14 diadèmes. C’était le plus grand coup de filet de toute l’histoire malaisienne.
Depuis, Najib a été arrêté à quatre reprises. Tout récemment encore, le 8 février, alors qu’il dînait avec sa femme pour fêter leur anniversaire de mariage. Il devra répondre de 42 chefs d’inculpation liés à 1MDB, notamment d’actes de corruption, de blanchiment d’argent, d’abus de pouvoir et d’abus de confiance, ainsi que de prise de pots-de-vin.
Najib se dit innocent
Sa femme est visée par 16 chefs d’inculpation. Tous deux plaident non coupables pour l’ensemble de ces faits. Après leur deuxième arrestation, en septembre 2018, Najib a déclaré à des journalistes :
Je ne suis pas un voleur… mais je suis content d’avoir l’occasion de prouver mon innocence à ce sujet, une fois pour toutes.
S’il est déclaré coupable et soumis au cumul des peines, l’ancien Premier ministre, âgé de 65 ans, pourrait passer des années, voire le restant de ses jours, derrière les barreaux.
Le procès qui s’ouvre est le premier des trois procédures liées à 1MDB, où Najib devra répondre de ses actes. Les chefs d’inculpation portent sur du blanchiment d’argent, trois cas d’abus de confiance et un cas d’abus de pouvoir concernant 42 millions de ringgits [9,1 millions d’euros] transférés d’une filiale de 1MDB, SRC International, vers le compte bancaire personnel de Najib.
Deux autres procès sont prévus, l’un concernant une somme de 681 millions de dollars [600 millions d’euros], un cadeau d’un prince saoudien selon Najib, et l’autre portant sur plusieurs cas d’abus de pouvoir. Indépendamment de 1MDB, Najib est aussi accusé de détournement de fonds appartenant à son parti, l’UMNO. Il plaide non coupable pour l’ensemble des chefs d’inculpation.
Au cours de la procédure, Naijb a cherché à être perçu comme la victime d’une vendetta politique, et il qualifie son procès d’assassinat politique. Il mène notamment une grande campagne sur les réseaux sociaux afin de séduire la population. On l’a ainsi vu récemment dans une video chanter, sur l’air de Kiss and Say Goodbye, des paroles destinées à critiquer le gouvernement actuel et à protester de son innocence.
Malgré tout, Bridget Welsh reste sceptique quant à l’efficacité de cette offensive de charme, qui cherche aussi à diviser le pays en attisant les tensions ethniques : réussira-t-elle à faire basculer l’opinion publique en faveur de l’ancien Premier ministre ? “Je pense, conclut-elle, que les gens vont enfin comprendre tout le mal qu’il a fait à la Malaisie.”
Hannah Ellis-Petersen
The Guardian : Lire l’article original
Hannah Ellis-Petersen
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