Le soulèvement algérien, depuis le 22 février, dépasse le cadre des contestations qui se sont succédé en Algérie depuis les émeutes de la faim de 1988, les révoltes de Kabylie de 2001 jusqu’aux récentes protestations du sud de l’Algérie en 2016 contre l’exploitation du gaz de schiste. Plusieurs vagues d’enquêtes d’opinion produites par Arab Barometer, un centre de recherche qui se définit comme non partisan et regroupe plusieurs universités américaines et groupes de chercheurs régionaux, permettent d’expliquer de manière précise les sources du soulèvement et montrent qu’il s’apparente aux révoltes politiques des « printemps arabes » de 2011.
Ces enquêtes révèlent, dès 2016, une évolution très nette de l’opinion en faveur d’un soulèvement populaire. L’Algérie se singularise des autres pays de la région par une forte coïncidence entre un niveau élevé de griefs de la population, révélés par un très faible niveau de confiance dans le gouvernement, et une grande aspiration au changement politique, avec un très fort engagement pour la démocratie. Entre 2013 et 2016, le niveau de confiance dans le gouvernement s’est effondré (le score passe de 70 en 2013 à 35 en 2016), se situant en 2016 au niveau le plus bas de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord.
En revanche, le « sentiment de sécurité physique personnelle ou familiale » s’est amélioré entre les deux dates, passant de 50 en 2011 à 56 en 2013, et 60 en 2016, un niveau situé au-dessus des autres pays de la région, près d’une décennie après le retour de la paix civile que la loi de concorde nationale de 1999 avait autorisé. Malgré l’acharnement du pouvoir à jouer sur la peur des années 1990, ce « capital peur de l’insécurité » a donc volé en éclats. Le spectre d’une « menace islamiste » ne semble plus opérer non plus, les partis islamistes modérés ayant été intégrés au jeu politique.
Fortes aspirations à la démocratie politique
Dans ce contexte, la détérioration profonde de la confiance dans le pouvoir ne se traduit pas par l’appel à une personnalité providentielle, mais par une augmentation très sensible des aspirations à la démocratie politique. Elles se situent, en 2016, au niveau le plus élevé des pays de la région.
La détérioration de la confiance dans le gouvernement coïncide avec une chute brutale du « sentiment de sécurité économique », qui passe entre 2013 et 2016 d’un score de 57 à 37. La question de la rente pétrolière et gazière semble avoir joué un rôle fondamental dans cette évolution.
Après la concorde civile et le boom pétrolier des années 2000, le pouvoir n’a cessé de subventionner massivement la consommation, tout particulièrement après 2011 à la suite des soulèvements du « printemps arabe ». Déjà, en 2011, l’engouement populaire pour le « printemps arabe » avait fait chuter les scores de confiance dans le gouvernement à des niveaux aussi bas et les scores concernant l’aspiration à la démocratie à des niveaux aussi élevés qu’ils l’ont été en 2016. Cela aurait dû alerter les autorités, mais une occasion a été manquée de mettre en place des réformes profondes dans de meilleures conditions économiques.
Le déficit public a atteint 15,7 % du PIB en 2016
L’occasion d’un changement de cap a été gâchée par une augmentation des dépenses publique tous azimuts et par des promesses de réformes constitutionnelles qui, rétrospectivement, n’ont pas donné les résultats escomptés, par exemple en matière d’accès à une justice indépendante. Depuis lors, 30 % du PIB sont distribués en subventions, dans le but de neutraliser les velléités de contestation populaire et de désarmer les partis de l’opposition en les intégrant financièrement au pouvoir.
Les Algériens ont observé avec soin les développements dans les autres pays de la région. Le soulèvement actuel bénéficie des leçons qu’ils en ont tirées, conférant au mouvement populaire une remarquable maturité politique
Mais, avec l’effondrement des cours du pétrole en 2014-2015, la situation économique s’est dégradée fortement. Le déficit public a atteint 15,7 % du PIB en 2016. Les réserves de change ont fondu, passant entre 2013 et 2018 de 200 milliards de dollars [178 milliards d’euros] à 80 milliards. Pour éviter de réveiller « la rue », le gouvernement n’a pas fait des efforts importants d’ajustement et de réforme du système. Les velléités de réforme, d’abord en 2015 par le gouvernement Sellal, puis par celui d’Abdelmadjid Tebboune, ont été furieusement combattues par un système politique exsangue et divisé et n’ont pas réussi à modifier la relation clientéliste entre les entreprises proches du pouvoir et l’Etat.
Avec le retour d’Ahmed Ouyahia en 2017, le pouvoir a sifflé la fin de ces tentatives et mené une politique macroéconomique aventureuse fondée sur la planche à billets, à hauteur de 35 % du PIB en deux ans. Une légère remontée du prix du baril a fait croire aux autorités que l’accalmie serait suffisante pour faire coïncider une politique économique risquée avec le calendrier électoral d’avril 2019.
Mais les Algériens n’ont pas été dupes. Ils ont compris que le régime rentier ne pouvait plus durer, ouvrant la voie à l’instabilité politique et économique si des politiques plus courageuses et ambitieuses n’étaient pas engagées.
Ainsi, ce soulèvement, dont les ingrédients étaient prévisibles dès 2011, s’inscrit pleinement dans les épisodes ouverts par les « printemps arabes ». Les Algériens ont observé avec soin les développements dans les autres pays de la région. Le soulèvement actuel bénéficie des leçons qu’ils en ont tirées, conférant au mouvement populaire une remarquable maturité politique. Les expériences voisines jouent à la fois un rôle de repoussoir (les cas syrien, égyptien et libyen étant vus comme des contre-modèles) et d’exemples positifs, l’expérience tunisienne, notamment, étant perçue comme un modèle de transition politique. Mais à chaque pays et à chaque période ses spécificités : il reste à voir comment l’Algérie inventera son futur.
El Mouhoub Mouhoud (professeur d’économie) et Ishac Diwan (professeur d’économie)