Évidemment, le soir du 20 mars, à Zeist, Paul Cliteur était très fier. Au théâtre Figi, le jeune Forum pour la démocratie (Forum voor Democratie) [anti-immigration, eurosceptique] célébrait une des plus grandes victoires politiques de l’histoire des Pays-Bas : il venait de rafler 13 sièges au Sénat [devant la droite libérale (VVD) du Premier ministre qui, elle, n’en obtient que 12].
Le mentor de Baudet a été fort impressionné par les membres du parti et les électeurs qui venaient à lui. “Il y a tellement de gens qui veulent nous aider, plus que ce que nous sommes capables de gérer”, explique le directeur du bureau scientifique du parti – et professeur d’université auprès de qui Baudet a passé son doctorat en 2012. “Ils me posaient des tas de questions. Quels livres dois-je lire ? Dans quelle direction devons-nous aller ? Les électeurs ont manifestement besoin d’une vision – c’est formidable !”
Cet émerveillement dont M. Cliteur se fait l’écho n’est peut-être pas si étonnant dans ce pays où le pragmatique Premier ministre, Mark Rutte, raconte que, lorsqu’on lui parle de vision, il pense à son ophtalmologue. Au royaume du normal, mercredi 20 mars, la plupart des électeurs ont donné leur voix à un parti dont le chef semble être né dans une bibliothèque, boit volontiers du champagne, se fait promener en Jaguar par son chauffeur et habite dans un hôtel particulier au bord d’un canal. Quelqu’un qui raconte à propos de lui-même : “Quand je me revois avant […], je me dis souvent : mon Dieu, c’est merveilleux.”
Références philosophiques et propos pompeux
Tournant le dos au Parti pour la liberté [PVV, mené par Geert Wilders, extrême droite], le Néerlandais moyen semble sous le charme de cet homme qui a écrit plus de livres que son coreligionnaire Trump n’en a peut-être jamais lu, mais aussi, hélas ! de cet homme politique qui aime à raconter de grandes histoires sur les menaces qui pèsent sur la culture occidentale. Et à multiplier les références philosophiques et latines, et les propos pompeux — “Le chouette de Minerve [déese romaine de la sagesse] déploie ses ailes à la tombée de la nuit”, vous vous en souvenez ? “Oui, ce discours est un discours pour dans vingt ans”, assure Harry Mens, partisan de Baudet et “modeste” donateur du parti. Quant à Theo Hiddema, vice-président du Forum pour la démocratie, il a pris part à Business Class, l’émission télévisée dominicale de Mens : “Avec ce discours, il voulait juste jouer au Premier ministre. Plus tard, il lui arrivera de citer ce texte en disant quelque chose comme : c’est à ce moment-là qu’a débuté la victoire.”
Le fait est que, depuis le 20 octobre, Baudet est une figure politique à prendre au sérieux. Mais comment en est-il arrivé là ? En vérité, c’est le hasard et le besoin d’argent qui l’ont mené jusqu’ici, assurent les personnes qui le connaissent. Mais aussi une confiance inébranlable en ses capacités et ses idées, soutenue par la machine bien huilée du Forum pour la liberté, dirigée par l’ex-banquier d’affaires Henk Otten. Ce dernier a permis, avec d’autres stratèges, que le Forum voie le jour, qu’il compte aujourd’hui plus de 30 000 membres, que les campagnes se déroulent sans heurts et que de nouveaux politiques soient recrutés.
“Baudet a besoin d’être guidé, sinon il cite des philosophes à longueur de journée – il n’en sort rien de bon”, commente Jan Roos, qui s’est autrefois battu aux côtés de Baudet, avec succès, pour la tenue d’un référendum contre l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne. Et Henk Otten d’ajouter : “Nous avons observé d’autres partis et nous avons vu quel genre d’erreurs ils commettaient avec leurs candidats, leurs finances, les personnes qui veulent faire carrière.” Aussi la sélection de nouveaux cadres du Forum n’a-t-elle pas été une mince affaire. “Ces six derniers mois, nous y avons consacré énormément de temps. Nous avons parcouru 2 000 CV, nous avons parlé avec 1 500 personnes et nous avons eu des discussions approfondies avec 500 d’entre elles.”
Antieuropéen radical
Aussi logique que puisse paraître la carrière politique de Thierry Baudet, ce conservateur romantique d’une trentaine d’années paraît perdu au Sénat. Il semblait plutôt fait pour la vie universitaire – enseigner, débattre, lire et écrire. Né en 1983 à Heemstede, il vient d’un milieu cultivé et universitaire de musiciens et de professeurs, il a fréquenté le lycée classique, puis il a fait des études d’histoire et de droit à Amsterdam et obtenu une place de doctorant dans le département de droit ultraconservateur de l’université de Leyde. Son directeur de recherche : Paul Cliteur. Dans sa thèse, il étrille l’Union européenne : il écrit que l’UE mine l’État-nation.
Ce qui lui a valu des ennuis. Les professeurs de droit européens de l’université de Leyde Tom Eijsbouts et Laurens Jan Brinkhorst (également ancien ministre des Démocrates 66) se sont fermement opposés à sa soutenance. “C’est un torchon qui n’est basé sur aucun fait, dixit Eijsbouts. Il dit que l’UE est une conspiration contre l’État-nation. Pendant sa soutenance, je lui ai demandé davantage d’explications. Il a répondu : ‘Ça doit bien figurer dans un quelconque article d’un traité européen – ils écrivent tout et n’importe quoi là-dedans.’ Et j’ai pensé : c’est fini. Il n’aurait jamais dû pouvoir soutenir sa thèse.”
Brinkhorst : “Il y a même quelqu’un qui a voté contre – c’est assez unique. Son travail laissait totalement à désirer, il n’était pas correctement fondé, il manquait de connaissances, mais avec son élégance habituelle, Baudet a repoussé ces critiques comme si elles ne concernaient que des détails – j’ai trop vécu pour me préoccuper de ce genre de choses.”Cliteur, son directeur de thèse, ne doit rien savoir de tout cela. “Son travail a été publié, vérifié, il est traduit en français et en allemand, c’est un excellent livre. Je l’aurais bien vu bien à l’université, à un poste de professeur.”
Le think tank Forum pour la démocratie
Mais il en est allé autrement. L’impatient Thierry Baudet a poursuivi son chemin, écrit des livres, tenu une chronique dans le quotidien NRC Handelsblad en 2011 et 2012, puis, en 2013, il s’est fait connaître dans tout le pays avec sa campagne pour l’organisation d’un référendum sur l’Ukraine et, en 2015, il a fondé le think tank Forum pour la démocratie. Celui-ci s’est transformé en parti politique en 2016. Depuis 2017, il occupe deux sièges à l’Assemblée ; il ne pouvait pas ne pas s’attaquer au Sénat.
Geerten Waling, ami de Baudet, confie : “Il a souvent dit qu’il ne voulait pas entrer en politique, mais il était insatisfait. Et un think tank ne touche pas de subventions ; il perçoit seulement un peu d’argent de donateurs – aux Pays-Bas, il n’existe pas de tradition de financement privé des partis.” Roos : “Il était vilipendé à cause de ses idées, il ne pouvait pas travailler comme scientifique ni comme producteur de télévision, il fallait bien qu’il gagne sa vie.” Et en fondant son propre parti, il s’est créé un endroit où trouver refuge. Les cadres des partis peuvent obtenir de jolies subventions et les formations politiques attirent davantage les donateurs.
Ces reproches à propos la légèreté qu’il prend avec les faits, que Baudet a suscités lorsqu’il était à Leyde, se font aussi entendre dans sa nouvelle carrière. Par exemple, lorsque le Forum pour la démocratie affirme que la politique climatique des Pays-Bas coûte “1 000 milliards d’euros” (les experts sont catégoriques : c’est faux). Le 18 mars encore, Baudet a essuyé le feu des critiques en accusant le “laxisme de la politique migratoire” d’être responsable d’incidents comme la fusillade qui a fait plusieurs morts à Utrecht.
Flirter avec l’extrême droite
En outre, ses détracteurs l’accusent de flirter avec l’extrême droite, le sexisme et le racisme depuis certaines de ses déclarations sur l’immigration de masse, l’oikophobie (rejet de sa propre culture) et les femmes. Rappelons ces propos tenus en 2015 au micro de la station de radio Amsterdam FM : “J’aimerais que l’Europe reste majoritairement blanche et conserve la culture qu’elle a aujourd’hui.” Qui plus est, Baudet discute avec plusieurs figures nationalistes controversées, des États-Unis et de Belgique. Selon Cliteur, il ne fait tout cela que par pur “intérêt intellectuel” – cela ne signifie pas qu’il les soutienne sur le fond.
Reste que cette “curiosité intellectuelle” est le talon d’Achille politique de Baudet. Difficile de faire fonctionner des coalitions, de créer des formations et de passer des accords avec cet intellectuel qui change d’avis au fil des nouvelles connaissances qu’il acquiert. C’est notamment pour cette raison que son ami Geerten Waling s’interroge à propos de l’avenir du Forum. “La question est de savoir s’il est capable de former des coalitions, et pas seulement de mener l’opposition. Mais, qui sait, peut-être un habile négociateur à la Trump se cache-t-il en lui ?”
Niels Klaassen
Créé en 1946, l’AD, comme on l’appelle couramment, est le deuxième quotidien du pays, un journal populaire de qualité, plutôt de tendance de centre-droit. Le titre appartient aux éditions de Persgroep et il est édité à Rotterdam.
Niels Klaassen
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