Depuis plusieurs semaines, les citoyens manifestent en Serbie, en Albanie et au Monténégro. Leurs motifs de contestation sont certes différents, mais leurs revendications se rejoignent : ils demandent le départ de leurs dirigeants autoritaires, de vraies mesures contre la corruption, davantage de justice et de respect de l’État de droit, et la levée de la mainmise du pouvoir sur les médias. Dans les trois États balkaniques, les dirigeants ont réagi de manière semblable. Ils accusent l’opposition de vouloir en profiter et jouent sur l’épuisement du mouvement, tout en martelant leur intention de ne pas changer leur politique : sans eux, pas d’intégration européenne, et par conséquent pas d’avenir pour ces pays.
Si paradoxal que cela puisse paraître, ils ont probablement raison. Depuis des années, les dirigeants du Monténégro, de l’Albanie et de la Serbie bénéficient d’un soutien incontestable de l’Union européenne (UE). Or après plus de trois mois de contestation dans les rues, il convient de s’interroger sur l’attitude de l’Europe à l’égard des “stabilocraties*” balkaniques. L’UE a en effet longtemps privilégié la stabilité et la coopération régionale dans les Balkans, quitte à fermer les yeux sur les affaires de corruption et les dérives autoritaires de certains “partenaires”.
La première marche de protestation a été organisée à Belgrade sous le slogan “Halte aux chemises ensanglantées”, en réponse à l’agression contre Borko Stefanovic, un dirigeant d’opposition serbe. À la suite de la “promesse” du président serbe, Aleksandar Vucic, de“ne céder à aucune revendication des manifestants, quand bien même ils seraient 5 millions”, le mouvement a été rebaptisé “#1 sur 5 millions”. Les manifestants ne renoncent pas non plus à leurs revendications : des élections équitables, la liberté pour les médias, un meilleur fonctionnement des institutions et de l’État de droit.
En Albanie, les manifestants demandent la démission du Premier Ministre, Edi Rama, et la formation d’un gouvernement de transition. Ils accusent Rama de corruption et de liens avec les milieux criminels. À plusieurs reprises, les manifestations ont été violentes. “Les gens manifestent à Tirana parce qu’ils se sentent laissés pour compte, exclus de décisions politiques qui les concernent. Les différences sociales se creusent, le pouvoir est concentré dans les mains de quelques individus. Les protestations visent Rama, mais aussi l’ensemble du système qu’il a mis en place il y a plus de dix ans”,estime Armand Shulaku, le rédacteur en chef d’ABC News Albania.
L’UE reste fidèle à l’“esprit de neutralité”
Au Monténégro, les citoyens rassemblés au sein du mouvement “97 000 – résiste !” demandent la réforme de la justice et le départ de plusieurs dirigeants clés du pouvoir. C’est l’“affaire de l’enveloppe” qui a mis le feu aux poudres, après la diffusion d’une vidéo montrant le secrétaire général de la présidence du Monténégro, Slavoljub Stijepovic, en train de recevoir de l’argent de l’homme d’affaires Dusko Knezevic, propriétaire d’Atlas Group, autrefois proche du pouvoir. L’argent aurait servi à acheter des voix aux dernières législatives, et l’opération, dit-on, a été “commanditée” par le président monténégrin de l’époque, Milo Djukanovic.
“La stratification sociale accélérée, l’arrogance du pouvoir et la paralysie des institutions sont à la base du mécontentement des citoyens monténégrins. Ils veulent contribuer de manière directe au changement, ce qui est significatif pour une société dépourvue de tradition de contestation”, explique Dubravka Uljarevic, directrice du Centre pour l’éducation civique de Podgorica.
Alors qu‘en Albanie les manifestations sont organisées par l’opposition, en Serbie et au Monténégro l’opposition est tenue à l’écart, c’est le caractère citoyen de la contestation qui prévaut.
Ces manifestations antigouvernementales dans les rues de Belgrade, Tirana et Podgorica sont appréhendées à Bruxelles avec réserve. Peu enthousiaste devant les manifestations qui se sont propagées dans des dizaines de villes serbes, l’administration européenne, fidèle à l’“esprit de neutralité”, se contente de rappeler le droit fondamental des citoyens à exprimer leur opinion. Bruxelles est moins accommodante à l’égard des manifestations de Tirana, notamment depuis qu’elles ont été émaillées de violences. L’UE a fait savoir sèchement que les problèmes devaient être discutés dans le cadre des institutions, et que le boycott du Parlement, décidé par l’opposition albanaise, n’était pas une solution.
“La décision de l’opposition de rendre ses mandats parlementaires nuit au fonctionnement de la démocratie en Albanie, parce que le Parlement reste le lieu où les réformes sont élaborées”, a déclaré la porte-parole de la Commission européenne, Maja Kocijancic. Elle a réitéré cette position à l’égard de la Serbie, où l’opposition est aussi tentée de boycotter le Parlement. Pour Dubravka Uljarevic, la demande de Bruxelles de confier au Parlement la recherche des solutions aux problèmes politiques n’étonne guère : “Bruxelles s’emploie à promouvoir les réformes dans le cadre des institutions. Toutefois, celles-ci, au moins au Monténégro, n’ont plus guère de légitimité.” Uljarevic voit la solution dans l’organisation d’élections anticipées équitables, surveillées de très près pour éviter la fraude.
“Nos dirigeants se comportent comme de petits sultans”
Les députés de l’opposition albanaise, emmenés par le Parti démocrate, de centre droit, ont remis leur démission et appelé à des élections anticipées et à la formation d’un gouvernement de transition. Le Premier ministre a refusé en leur rappelant que leur départ du Parlement était “une mauvaise nouvelle pour la démocratie”, susceptible de “mettre en péril l’ouverture du processus de négociations sur l’adhésion du pays à l’UE”.
Les réactions à la crise des institutions démocratiques ont beaucoup de points communs à Tirana, Podgorica et Belgrade. “Les trois pays sont dirigés par des autocrates qui contrôlent les médias, le processus électoral, et qui sont liés aux petits groupes criminels qui se sont mis à leur service. Cela décrédibilise les institutions. Comment s’intégrer dans la démocratie occidentale alors que les dirigeants balkaniques se comportent comme de petits sultans chez eux ?” interroge Armand Skulaku.
Les manifestations de plus en plus importantes, motivées par la contestation des régimes politiques et surtout des dirigeants au pouvoir, n’annoncent-elles pas la fin de la stabilocratie dans les Balkans ? D’après le politologue Jovan Komsic, de Belgrade, l’avenir des stabilocraties ne dépend pas de Bruxelles, mais du système de pouvoir dans ces pays, qui ont tous le statut de candidat à l’adhésion à l’UE. Aux yeux de Dubravka Uljarevic, les manifestations ne mettront sûrement pas fin à la stabilocratie, mais rien selon elle ne pourra plus être comme avant. “Je ne crois pas que Bruxelles ne soit pas conscient des dérives des stabilocrates de la région. Mais ces derniers savent bien comment rester les interlocuteurs privilégiés de l’UE et en profitent largement. Personne ne s’attend à ce que l’UErègle les problèmes internes des pays balkaniques, mais on a le droit d’espérer qu’elle réagisse d’une manière plus ferme aux tentations autoritaires qui ralentissent le processus d’européisation de la région”, conclut-elle.
* Expression qui désigne l’attitude de l’UE consistant à privilégier la stabilité de la région en soutenant de supposés hommes forts, quitte à sacrifier la démocratie.
Marina Fratucan
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