Le président Viktor Iouchtchenko n’est pas un révolutionnaire ordinaire. Il ne porte pas de treillis militaire. Nulle photo ne le montre avec une barbe ou un kalachnikov. Cet homme au physique autrefois avantageux – avant d’être défiguré par un empoisonnement criminel – a occupé les fonctions de directeur de la Banque centrale et de premier ministre d’Ukraine [1]. Il s’est présenté à l’élection présidentielle de 2004, mais le président sortant Leonid Koutchma avait prévu de céder sa place au premier ministre d’alors, M. Viktor Yanukovich, qui parle à peine la langue nationale.
Lorsque, à l’issue du second tour, la commission électorale annonça la victoire du candidat officiel, l’opposition cria au scandale et appela à des manifestations de masse. Des milliers de personnes se mobilisèrent en plein hiver [2]. Ainsi fonctionnent les « révolutions colorées » : à la suite d’une fraude électorale, la protestation populaire s’organise, dirigée par une partie de l’élite qui se dresse contre l’autre ; elle provoque un changement pacifique de gouvernement, sans effusion de sang.
Après la Serbie (2000), la Géorgie et sa « révolution des roses » (2003) et l’Ukraine (2004), une « révolution des tulipes » au Kirghizstan a, au printemps 2005, déposé le premier chef d’Etat d’Asie centrale parvenu démocratiquement au pouvoir depuis la fin de l’ère soviétique. Des manifestants contestant les résultats des élections législatives s’en sont pris à des commissariats de police et à des bâtiments administratifs dans les villes de Djelalabad et d’Och, dans le sud du pays. Le lendemain, des troubles éclataient dans la capitale, Bichkek, où les bureaux de la présidence étaient mis à sac : le président Askar Akaev devait fuir à l’étranger. Dans les pays postsoviétiques, les dirigeants ont tendance à s’accrocher au pouvoir, quitte à recourir massivement à la fraude. Les habitants, eux, veulent le changement et, lorsqu’ils ne l’obtiennent pas par les urnes, ils n’hésitent pas à descendre dans la rue.
Une décennie après la chute du mur de Berlin (1989) et l’effondrement de l’Union soviétique (1991), un vent révolutionnaire de type nouveau souffle sur l’Est européen. Les ressemblances entre ces révolutions (chronologie, symboles) semblent indiquer qu’elles participent du même processus. D’autres « surprises » de ce genre pourraient se produire, par exemple lors des élections législatives de novembre en Azerbaïdjan ou de la présidentielle de décembre au Kazakhstan. Ces mouvements n’ont pas seulement mis à bas des régimes corrompus et impopulaires en Serbie et en Géorgie ; ils ont aussi fait naître une réalité politique nouvelle qui accroît la pression sur les régimes autoritaires monopolisant le pouvoir politique.
De telles « révolutions » non violentes ne peuvent se produire que dans des pays dont la structure étatique est encore faible. Là où elles ont éclaté, le chef de l’Etat avait perdu le soutien du peuple et celui de vastes secteurs de l’administration ; il était fragilisé par des scandales à répétition dus à la corruption. Les dirigeants n’étaient plus en mesure d’assurer l’ordre ou de garantir la stabilité du régime. Face à eux se dressaient des mouvements d’opposition disposant de vastes ressources. En Serbie et en Géorgie, les partis contestataires bénéficiaient d’un large soutien dans l’opinion et d’une expérience de la mobilisation de masse ; des médias échappant au contrôle du gouvernement diffusaient une information alternative ; des associations étaient capables de mobiliser la population et de se lier à des réseaux à l’étranger. Jusqu’ici, la Biélorussie et le Turkménistan, où l’Etat est plus répressif et l’opposition plus faible, n’ont pas été le théâtre de « révolutions colorées ».
MM. Edouard Chevardnadze, Koutchma, Yanukovich et Akaev ont tous été confrontés au même problème : comment faire face alors que leur cote de popularité se trouve au plus bas, que l’appareil d’Etat est affaibli et démoralisé, que leurs alliés principaux les abandonnent et que les manifestants se massent aux portes du palais présidentiel ? Aucun de ces dirigeants n’a donné l’ordre à la police ou à l’armée d’ouvrir le feu sur la foule. Tous ont renoncé à un pouvoir illégitime à la suite de négociations avec l’opposition.
Mais qui sont ces nouveaux « révolutionnaires » ? Là aussi, le même schéma est à l’œuvre. En Géorgie, M. Mikhaïl Saakachvili, ancien ministre de la justice de M. Chevardnadze, soutenu par Zourab Jvania [3], ancien président du Parlement géorgien, et Mme Nino Bourdjanadze, alors présidente du Parlement, ont mené le mouvement. Anciens tenants de l’aile réformiste du Forum civique de M. Chevardnadze, ils avaient tous trois, à un moment donné, pris leurs distances avec la politique d’un président de plus en plus déconnecté des réalités.
En Ukraine, M. Iouchtchenko avait exercé les fonctions de premier ministre de M. Koutchma, et Mme Ioulia Timochenko, considérée comme le moteur de la « révolution orange » et premier ministre ensuite jusqu’en septembre 2005, avait été vice-premier ministre et responsable du lucratif secteur de l’énergie. Au Kirghizstan, M. Kourmanbek Bakiev avait lui aussi occupé le poste de premier ministre, sous M. Akaev. Ainsi, l’enlisement des réformes et la corruption massive due aux non moins massives privatisations ont poussé d’anciens responsables, ainsi que l’ancienne aile « jeune » de l’élite, à rejoindre l’opposition.
Certains ont été évincés par des manœuvres politiques, comme M. Bakiev, sacrifié après que les troupes gouvernementales eurent ouvert le feu sur les manifestants. Une fois dans l’opposition, ces responsables comprennent que la voie légale est impraticable puisque les résultats des élections sont falsifiés. Il ne leur reste plus alors qu’à recourir à la rue.
Le caractère non violent des changements est primordial, car il a permis aux pays concernés d’éviter la guerre civile et leur a épargné une éventuelle dislocation. La Géorgie a connu, à deux reprises, les affres de la guerre civile dans les premiers mois de son indépendance, tout d’abord lorsqu’une coalition renversa le premier président librement élu, M. Zviad Gamsakhourdia, en janvier 1992, puis lorsque les partisans de ce dernier tentèrent de marcher sur la capitale, Tbilissi. En Ukraine, les forces anti-Iouchtchenko issues des provinces orientales auraient pu provoquer l’éclatement de cet Etat immense mais fragile. De même, le soulèvement au Kirghizstan, qui oppose un président originaire du Nord à un dirigeant venant du Sud, pourrait entraîner de nouvelles divisions tribales et compromettre l’existence même de cette république d’Asie centrale.
« Tous les pays de l’ancien espace soviétique traversent une seconde vague de changements révolutionnaires », estime M. Vazguen Manoukian, ancien dirigeant du Mouvement national arménien, l’un des premiers mouvements de masse en URSS. Il ne doute pas que la population veuille changer les choses et renverser une génération de dirigeants qui a fermé les yeux sur la corruption ayant entaché les privatisations. M. Manoukian sait de quoi il parle : premier ministre de la nouvelle Arménie indépendante, il a finalement rejoint l’opposition ; à la suite de l’élection présidentielle contestée de 1996, il tenta d’investir le parlement à la tête de milliers de manifestants. L’intervention de l’armée fit échouer cette opération pacifique. M. Manoukian entrevoit une alliance entre quatre forces : les partis en faveur de la démocratie, les secteurs réformistes de l’appareil d’Etat, les milieux d’affaires respectueux de la légalité et les mouvements de jeunes.
Dans quelle mesure les « révolutions colorées » peuvent-elles être comparées aux modèles que représentent la Révolution française ou la révolution d’Octobre ? Selon André Liebich, professeur d’histoire et de politique internationale à l’Institut universitaire de hautes études internationales de Genève, elles se rapprochent davantage des mouvements révolutionnaires qui ont balayé la France, la Belgique, la Pologne et l’Italie en 1830. Ils constituent une réplique des révolutions de 1989-1991. « Si on compare les années 1830 et les années 2000, on constate que, quinze ans après le choc principal, intervient une secousse secondaire. Il ne s’agit pas d’un bouleversement fondamental, mais d’un réajustement de l’ordre politique. » Les révolutions comme celles de 1989 « n’ont pas apporté d’idées nouvelles, ajoute André Liebich, elles ont puisé dans la boîte à outils idéologique dont tout le monde dispose ». Il ne s’agit pas de remplacer l’ordre existant par un ordre radicalement nouveau, mais de faire en sorte que « les régimes se conforment à leur propre rhétorique ».
Jusqu’ici, la presse russe, européenne ou américaine a accordé moins d’importance à la nature de ces révolutions et aux forces qui les sous-tendent qu’aux interventions extérieures et aux changements géopolitiques intervenus in fine. Premier facteur souligné, surtout dans les médias russes et français : le rôle joué par les Etats-Unis, souvent présentés comme ayant « déclenché » les révolutions. De nombreux journalistes à Washington ont également soutenu cette idée, accréditant la thèse que la politique du président George W. Bush encourage la démocratisation, et ce du Proche-Orient à l’Europe de l’Est [4]. Cependant, ces deux régions sont tellement différentes politiquement et socialement qu’établir un lien entre elles relève de la simplification.
Les « révolutions colorées » ont aussi accru le prestige des organisations non gouvernementales (ONG) qui interviennent dans les « pays en transition ». Depuis l’effondrement du système soviétique, celles-ci sont fréquemment mandatées par les bailleurs de fonds internationaux pour construire l’économie de marché et la démocratie. Néanmoins, leurs objectifs stratégiques, liés au parrainage de l’Occident, sont critiqués, de même que leur tendance à épouser le mode de fonctionnement des milieux d’affaires [5]. Les événements en Géorgie et en Ukraine ont fait taire ces critiques croissantes et transformé l’image des ONG : hier sous-culture dépendant de l’étranger, isolées au sein de leurs propres sociétés, elles sont devenues l’instrument d’un changement révolutionnaire.
Un journaliste les a qualifiées de « brigades démocratiques internationales », vantant leur « savoir-faire unique, subtil mélange de non-violence, de marketing et de capacité à collecter des fonds [6] ». Elles se situeraient à la confluence de deux cultures, celle de la dissidence dans les pays de l’Est et celle de la société de consommation occidentale. L’admiration comme la peur qu’elles suscitent sont démesurées. A en croire le chef des services de renseignement russes (FSB), M. Nikolaï Patrouchev, les ONG étrangères abriteraient des espions et prépareraient une révolution en Biélorussie et dans d’autres pays de la Communauté des Etats indépendants (CEI) [7]. Leurs activités sont de plus en plus surveillées par les gouvernements locaux.
Il est vrai que des mouvements de jeunes tels que Kmara en Géorgie et Pora en Ukraine [8] reçoivent des fonds d’organisations américaines comme l’Open Society Institute (également connu sous le nom de fonds Soros) ou le National Democratic Institute. Leur rôle dans les changements politiques a cependant été secondaire. C’est l’action des partis d’opposition, bien organisés et soutenus par une partie de l’appareil d’Etat, qui a été décisive, notamment dans le succès de la voie pacifique.
Enfin, les conséquences géopolitiques des « révolutions colorées » ont, elles aussi, suscité un vaste débat. Pour les partisans de la thèse selon laquelle elles font avant tout partie d’une stratégie de Washington, l’objectif des mouvements est d’accroître l’influence américaine en Eurasie au détriment de celle de la Russie. En effet, en Géorgie et en Ukraine, les Etats-Unis sont plus présents, tandis que Moscou ne contrôle plus son « étranger proche ». L’influence russe dans les anciennes républiques soviétiques est en chute libre depuis la fin de l’URSS, comme le confirment les échecs récents du Kremlin dans ses tentatives d’influer sur les élections en Géorgie et en Ukraine.
Il ne faut toutefois pas exagérer cette « révolution géopolitique », mais plutôt la replacer dans le contexte d’un simple réajustement. La Géorgie, par exemple, reçoit une aide militaire américaine depuis 1997 ; deux cents experts des Etats-Unis ont entrepris la restructuration de l’armée nationale en 2001, alors que M. Chevardnadze était toujours au pouvoir. Des soldats ukrainiens ont été envoyés en Irak sous M. Koutchma, puis rappelés sous M. Iouchtchenko. La récente décision ukrainienne – qui n’est certainement pas pour plaire à Moscou ni à Washington – de construire un gazoduc afin d’importer du gaz naturel d’Iran rappelle les contraintes géostratégiques qui enserrent la politique du pays.
Si les « révolutions colorées » s’effectuent sous la bannière de la « démocratie », elles ne débouchent pas nécessairement sur une démocratisation, ni sur davantage de liberté pour les citoyens. En Géorgie, deux ans après, le bilan n’est pas positif. Les « révolutionnaires » ont mobilisé leurs partisans pour contester les résultats du scrutin législatif, mais leur objectif était de prendre le contrôle du pouvoir exécutif [9]. L’élection présidentielle organisée deux mois plus tard a donné une écrasante victoire à M. Saakachvili (96% des suffrages), suivie d’une non moins écrasante victoire de son parti aux législatives (135 sièges sur 150). Ces résultats font de la Géorgie postrévolutionnaire une république à parti unique...
Des espoirs déçus
En outre, les organisations de défense des droits humains déplorent que la torture soit toujours pratiquée par la police pendant les gardes à vue [10] ; les journalistes reprochent au nouveau gouvernement d’avoir singulièrement amoindri l’indépendance et le pluralisme de la presse. Un certain nombre de dirigeants et d’hommes d’affaires, souvent proches de l’ancien pouvoir, ont été accusés de détournement de fonds, arrêtés, puis libérés après avoir déboursé d’importantes sommes d’argent qui ont été versées au budget de l’Etat. Les observateurs critiques estiment que ces pratiques – dans lesquelles le système judiciaire n’intervient pas – évoquent plus les traditions caucasiennes de prise d’otage que de la pratique moderne de l’Etat de droit.
Mais la « révolution des roses » a aussi réalisé quelques changements positifs. La police de la circulation, minée par la corruption, a été radicalement réformée après des limogeages massifs. Le rendement de l’impôt est meilleur. Tbilissi a obtenu de Moscou un calendrier d’évacuation des deux dernières bases militaires de l’ère soviétique, qui seront restituées au pays en 2008. Le succès le plus spectaculaire du nouveau régime a été de réinstaurer son contrôle sur la république autonome d’Adjarie et sur son port prospère, Batoumi, et de provoquer la fuite du dirigeant séparatiste adjar Aslan Abachidze. En revanche, Tbilissi a échoué dans sa tentative militaire de réintégrer sous sa coupe une autre région en rupture avec le pouvoir central, l’Ossétie du Sud : cette aventure a fait des dizaines de victimes et menace de plonger de nouveau la Géorgie dans un cycle de violence « ethnique ». Au total, la « révolution des roses » s’est davantage souciée de renforcer l’Etat que de faire avancer la cause de la démocratie.
En Ukraine, la « révolution orange » a fait triompher le choix du peuple face à un régime corrompu. Elle a aussi modifié l’image du pays à l’étranger et l’a fait entrer dans le jeu politique européen. Cependant, il est difficile de lui trouver d’autres mérites. La lutte exacerbée pour le pouvoir au sein du gouvernement, la bataille pour le contrôle du secteur énergétique et les accusations de détournements de fonds contre de hauts responsables ont atteint leur apogée avec l’éviction de Mme Timochenko du poste de premier ministre, le 8 septembre 2005. Si ce coup de théâtre est susceptible de renforcer à court terme l’autorité politique de M. Iouchtchenko, il réduira à plus long terme la base même de son pouvoir, dans la perspective des législatives de mars 2006.
Selon Ronald Suny, professeur d’histoire et spécialiste de l’URSS à l’université de Chicago, « il est clair qu’il ne s’agit pas de révolution sociale, mais de changements politiques ». Ce qu’on peut – au mieux – espérer, c’est que les prochains scrutins en Géorgie et en Ukraine ne soient pas entachés de fraude massive, et que d’éventuels changements de président n’exigent pas de nouvelles révolutions…
Vicken Cheterian
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