Parce qu’elles mettaient en scène des acteurs à la peau claire, portant des masques et du maquillage foncés, les représentations des Suppliantes d’Eschyle, à la Sorbonne, ont été annulées. Ces travestissements, communs dans l’Antiquité, se sont heurtés, en mars, à une accusation très contemporaine : autant de procédés inconsciemment « colonialistes », voire « racistes », ont vitupéré une cinquantaine de militants.
La controverse a alimenté le procès en racisme mené, depuis quelques années, à l’encontre des acteurs du monde culturel. En décembre, des défenseurs des minorités autochtones canadiennes avaient ainsi, au nom de la lutte contre l’« appropriation culturelle », demandé au Théâtre du Soleil d’annuler les représentations de Kanata, une pièce sur les persécutions subies par les Amérindiens qui n’accueillait aucun autochtone sur scène.
Juste représentativité des minorités
Le concept d’appropriation culturelle désigne, si l’on s’en tient à la définition qu’en donne le sociologue Eric Fassin, tout « emprunt culturel s’inscrivant dans un contexte de domination auquel on s’aveugle ». « Le problème n’est pas d’emprunter mais de s’accaparer en faisant abstraction des rapports de pouvoir. L’appropriation devient expropriation. Que dirait-on si les seuls films montrant la France étaient réalisés par Hollywood ? » L’historien Pap Ndiaye précise les contours de la notion. « Le cas du boomerang commercialisé par Chanel, qui a choqué des Aborigènes, est souvent cité en exemple : des créateurs en position de force s’arrogent, à des fins esthétiques ou mercantiles, des éléments ayant une valeur symbolique forte pour un groupe minoritaire, sans son consentement. »
Fréquemment, l’anathème d’appropriation culturelle est jeté sur des chanteurs, des cinéastes, des stylistes, des plasticiens, des cuisiniers ou des designers de renom, accusés de capter certains aspects d’une culture dite « dominée », sans lui témoigner assez d’attention. Mais s’il est une discipline où la question se pose avec acuité, c’est bien le théâtre. Lieu de représentations par excellence, il est plus que jamais sommé d’offrir une juste représentativité aux minorités. Quitte à ce que de plus en plus de spectateurs confondent « la personne et le personnage », déplore l’universitaire Anne-Emmanuelle Berger.
En 2014, à Saint-Denis, le spectacle Exhibit B, dénonçant les zoos humains, est bloqué par des manifestants : son metteur en scène, Brett Bailey, serait illégitime, car blanc. L’année suivante, Philippe Torreton est épinglé, sur le Web, pour avoir accepté d’interpréter le « Maure de Venise », ainsi que Shapespeare définissait le personnage africain d’Othello.
Une notion née au Canada
En 2018, au Canada, la création de Kanata, de Robert Lepage, est annulée, faute d’argent : l’un des mécènes s’est retiré, sensible à la lettre ouverte publiée par 18 personnalités issues des minorités autochtones : « Peut-être sommes-nous saturés d’entendre les autres raconter notre histoire, tonne le collectif. Nous ne sommes pas invisibles et nous ne nous tairons pas. » Peu importe que cette histoire soit incarnée, dans le cas de Kanata, par la troupe, ô combien cosmopolite, du Théâtre du Soleil : les souffrances endurées par les premières Nations sont trop vives, décrètent certains de leurs représentants, pour que d’autres s’en saisissent.
C’est au Canada qu’est née la notion d’appropriation culturelle. En 1976, un professeur de l’université de Toronto, Kenneth Coutts-Smith, rapproche l’« appropriation de classe » – soit, dans le vocabulaire marxiste, l’accaparement de la « haute culture » par la bourgeoisie – et ce qu’il appelle le « colonialisme culturel ». Né en 1926 au Danemark, l’homme, dadaïste jusqu’au bout des doigts, jure dans les milieux universitaires du pays où il a émigré en 1970.
Tour à tour galeriste, poète, militant, plasticien et critique d’art, il est féru de « French theory », ce courant de pensée qui invite, autour des Français Michel Foucault et Jacques Derrida, à « déconstruire » les rapports de pouvoir jusque dans l’art. Moustache de cow-boy, chemise en jean façon « redneck », Coutts-Smith prend fait et cause pour la communauté inuite. « En parlant ainsi en leur nom, il fait de l’appropriation culturelle ! », ironise l’universitaire Isabelle Barbéris.
Et tant pis si les notions qu’il agite s’avèrent approximatives. Le « colonialisme culturel », par exemple ? Un authentique pléonasme : « Jacques Derrida a démontré, dans Le Monolinguisme de l’autre (1996), combien toute culture est, par essence, coloniale – les deux mots ont la même étymologie, “colere”, soit “cultiver” en latin », indique Anne-Emmanuelle Berger, qui a longtemps enseigné aux Etats-Unis.
« Très vite, l’appropriation culturelle devient l’une des principales grilles d’analyse de l’“identity politics” », souligne l’universitaire Laurent Dubreuil
Après la mort de Coutts-Smith, en 1981, ses idées ricochent, au tournant du millénaire, sur les campus nord-américains. L’heure est à l’« identity politics », la politique d’identité. Il s’agit, là encore, de « déconstruire » les savoirs universitaires – comprendre les « déracialiser », « dégenrer », « décoloniser ».
Dans cette optique, les champs d’études se réagencent à partir d’un prisme identitaire – on relit l’histoire selon tel genre (gender studies), telle couleur de peau (black studies), telles origines ethniques (latino studies)… « Très vite, l’appropriation culturelle devient l’une des principales grilles d’analyse de l’identity politics, souligne Laurent Dubreuil, professeur depuis 2005 à l’université Cornell, aux Etats-Unis. Ce courant, assimilé par des néoconservateurs au “politiquement correct” dans les années 1990, est également battu en brèche par des intellectuels de gauche. Marginalisé, il se réfugie sur les forums de discussions qui prolifèrent aux tout débuts d’Internet : sur ces “safe spaces”, ces “espaces protégés”, toute parole ennemie est bannie. »
Le paradoxe de la propriété
Par quel prodige l’identity politics, hier discréditée, parvient-elle aujourd’hui à dicter sa loi, pour reprendre le titre de l’essai de Laurent Dubreuil, La Dictature des identités (Gallimard, 128 pages, 14,50 euros) ? « Il se trouve que le capitalisme connecté, qui se développe dans les années 2000, carbure justement aux identités : rien de plus précieux, pour un algorithme, que de connaître le sexe, l’ethnie et l’âge des utilisateurs, qui sont aussi des consommateurs. Les logiques identitaires trouvent sur les réseaux un formidable terrain de jeu, et peuvent alors gagner les esprits, à droite comme à gauche. »
« Insinuer qu’une culture serait le propre d’un groupe n’est pas très éloigné des positions d’un Trump ou d’un Salvini », dit Anne-Emmanuelle Berger, directrice du Laboratoire d’études de genre et de sexualité
Là est le paradoxe. Brandir la notion d’appropriation culturelle, c’est sous-entendre que les cultures disposeraient de propriétaires légitimes. Cela revient donc à parler la même langue, véhémentement puriste, que les promoteurs du repli sur soi le plus droitier. « Insinuer qu’une culture serait le propre d’un groupe n’est pas très éloigné des positions d’un Trump ou d’un Salvini, poursuit Anne-Emmanuelle Berger. Cet effet de miroir devrait faire réfléchir. Comme toutes les formules choc, la notion d’appropriation culturelle aide à combattre, moins à penser. Elle simplifie, fige, réifie. Et contribue donc à ériger de nouvelles frontières. »
L’anthropologue Jean-Loup Amselle a beaucoup travaillé au Mali, où il a déconstruit la notion d’ethnie, « une création coloniale », selon lui. « L’appropriation culturelle s’appuie sur une conception erronée, car statique et biologique, de la culture, explique-t-il. Le musicologue Philip Tagg a montré qu’il n’existe pas, à proprement parler, de “musique noire”. Les musiques créées par les Afro-Américains sont les produits, comme toute culture, de ce que j’appelle des “branchements”, une torsion entre des signifiants locaux et globaux. La soif éperdue d’origines est une impasse. »
« Une arme performative »
« J’aime les questions que pose cette notion, moins les réponses qu’elle suggère, renchérit l’historienne de l’art Anne Lafont. Il faut l’appréhender comme une arme performative et militante, visant à rendre le champ artistique plus perméable à la pluralité des voix, certainement pas comme un concept philosophique valide. Mes étudiants qui y sont sensibles ont tendance à condamner l’histoire. Mon rôle de chercheuse est de les aider à la comprendre, dans sa complexité. »
Pap NDiaye, qui a enseigné aux Etats-Unis, y a observé les « dérives » de l’appropriation culturelle. « L’identité est le trésor de ceux qui n’en ont pas, a fortiori lorsqu’elle se forge dans un contexte d’oppression ; mais ce doit être un point de départ, pas un enfermement victimaire et dogmatique. Je suis en désaccord complet avec le discours de vulnérabilité exacerbée, surjoué par certains activistes. »
« Malgré tous ses défauts, cette notion a le mérite de repolitiser le champ culturel, où pullulent les termes devenus vides de sens », nuance Anne-Emmanuelle Berger
L’appropriation culturelle a cependant des vertus : « Malgré tous ses défauts, cette notion a le mérite de repolitiser le champ culturel, où pullulent les termes devenus vides de sens », nuance Anne-Emmanuelle Berger. Trop lisses, la « diversité », le « métissage », le « vivre-ensemble » ou la « démocratisation ». Trop optimiste, la « créolisation » chantée par Edouard Glissant. Trop neutre, l’« acculturation » décrite par les sociologues anglo-saxons. Trop froide, la « coalition entre les cultures » chère à Claude Levi-Strauss.
Dans Le Regard éloigné (Plon, 1983), l’anthropologue anticipait pourtant, dans ses grandes lignes, les termes du débat actuel : « La diversité (du monde) résulte pour une grande part du désir de chaque culture de s’opposer à celles qui l’environnent, de se distinguer d’elles, en un mot d’être soi : elles ne s’ignorent pas, s’empruntent à l’occasion, mais pour ne pas périr, il faut que persiste entre elles une certaine imperméabilité. »
« Caricatures »
C’est dans cette perspective défensive qu’Eric Fassin comprend la popularité de la notion d’appropriation culturelle. « Bien sûr, il peut y avoir des excès, dit-il. Mais l’artiste ne peut pas revendiquer de parler de la réalité et en même temps, de parler hors de toute réalité. Rendre compte du monde implique de rendre des comptes au monde. Dans une société démocratique, il me paraît sain que le public puisse interpeller l’artiste sur les conditions de sa prise de parole. » Des joutes aussi nécessaires que temporaires, veut croire l’historien Pascal Blanchard : « A ceux qui bloquent les spectacles, dans une sorte d’émulation groupusculaire, je dis : “Vous faites le jeu de vos pires ennemis !” Est-il possible d’éviter ces caricatures ? Nous sommes en train de fabriquer quelque chose d’inédit : une vraie société postcoloniale. Cela prendra des décennies, et n’ira pas sans tensions. » Anne Lafont ajoute : « On critique trop facilement le politiquement correct. Ce qu’il exige, malgré tout, reste pertinent : de l’éthique, du raffinement, du soin dans notre rapport à autrui. »
« Sur le Web, l’artiste est jugé davantage pour ce qu’il est que pour ce qu’il fait », résume l’universitaire Isabelle Barbéris
C’est bien pour ses « à-peu-près », cependant, que l’appropriation culturelle est rejetée par une majorité de chercheurs : se retrouvent dans le même sac conceptuel des réalités très différentes, du vol d’œuvres d’art pendant la colonisation au port de dreadlocks par des blancs. Les cas les plus graves sont protégés par d’autres notions, plus solides sur le plan légal : la spoliation, pour les biens culturels ; la contrefaçon, pour les œuvres de l’esprit. Y sont adossés d’importants arsenaux juridiques, du comité de l’Unesco pour la restitution de biens culturels aux législations sur le droit d’auteur.
Or, si la plupart des cas d’appropriation culturelle ne contreviennent pas à la loi, ils n’échappent pas au tribunal de l’opinion. « Sur le Web, l’artiste est jugé davantage pour ce qu’il est que pour ce qu’il fait, résume l’universitaire Isabelle Barbéris. On focalise l’attention sur l’auteur, au détriment de l’œuvre. »
Anne-Emmanuelle Berger éprouve « un peu de nostalgie » pour la première vague d’études post-coloniales, dans les années 1980 et 1990 : « Elles évitaient l’écueil de l’essentialisme en mettant l’accent sur l’hybridation et la circulation des cultures, tout en les resituant dans un contexte de marchandisation et de mondialisation générales. »
Serait-il temps de ressusciter le concept d’« homologation culturelle », forgé par Pier Paolo Pasolini pour brocarder ce capitalisme qui assimile, uniformise, édulcore les identités ? « Nous vivons dans l’oubli de nos métamorphoses », écrivait Paul Eluard, pour qui l’artiste se doit, précisément, d’en battre le rappel. « Je est un autre », arguait Arthur Rimbaud – ce qui l’autorisait à écrire, dans Une saison en enfer (1873) : « Je suis une bête, un Nègre. »
« Triomphe de l’autocensure »
« Si on suit la logique de l’appropriation culturelle, les dominants devraient demander aux dominés une autorisation de créer en leur nom, mais concrètement, comment fait-on ?, cingle Laurent Dubreuil. Quels critères de domination retenir ? Avec quels représentants négocier ? » Pour sortir des pièges tendus par l’identity politics, il suggère de ne plus penser en termes d’identités, mais d’« altérations ». « Envisager la culture comme propriété, c’est passer du droit de représenter au droit à être représenté : c’est le triomphe de l’autocensure, des œuvres lisses, à message, accuse Isabelle Barbéris. Les propriétaires finissent toujours prisonniers de leurs possessions. Or l’artiste est d’abord un profanateur ! Il faudrait revenir à l’absurde, au non-sens. Le théâtre nu de Samuel Beckett se refuse aux appropriations non pas tant culturelles qu’idéologiques ; c’est une possible réponse aux effets de capture et à la moralisation des arts. »
« La culture est d’abord affaire de circularités », dit l’historienne de l’art Anne Lafont
Anne Lafont incite ses étudiants à se pencher sur des notions plus « dynamiques » que l’appropriation culturelle, comme les « afrotropes » théorisés par Huey Copeland et Krista Thompson – du grec tropos, « ce qui tourne » : « La culture est d’abord affaire de circularités », dit-elle. Au Brésil, les musiciens du mouvement « tropicaliste », de Gilberto Gil à Caetano Veloso, se réclament d’un concept qui a retourné quelques estomacs : l’« anthropophagie culturelle », troussé en 1928 par le poète Oswald de Andrade, pour tordre le cou aux clichés exotiques sur son pays. S’il est une identité brésilienne, elle ne pourrait être que cannibale – condamnée, donc, à se bâfrer d’altérités.
« Avec l’élection d’un président aussi raciste que Jair Bolsonaro, on voit bien que l’idée d’une “démocratie métissée”, à la brésilienne, tient du mythe : les Blancs dominent plus que jamais le pays, corrige Eric Fassin. La critique culturelle afro-américaine bell hooks utilise une image éloquente : “manger l’autre”. L’anthropophagie est sans doute un plaisir pour la personne qui mange – mais beaucoup moins pour celle qui est mangée. » Faudrait-il pour autant cesser de s’alimenter ? Commençons par relire Jacques Derrida, dont Kenneth Coutts-Smith s’est si avidement nourri. Dans un entretien avec Jean-Luc Nancy, en 1989, le philosophe résumait d’une formule savoureuse la nécessité des échanges culturels, sans minorer leurs enjeux éthiques : « Il faut bien manger. »
Aureliano Tonet