À première vue, Trotsky ressemble à beaucoup d’autres productions étrangères achetées par Netflix. Diffusée dans un premier temps à la télévision publique russe lors du centenaire de la révolution bolchevique, cette minisérie en huit épisodes fait le portrait d’un antihéros – le marxiste Léon Trotski – avec force violence, sexe, action et effets spéciaux.
Mais, à y regarder de plus près, la forme et le fond de cette série la distinguent des autres. Aux États-Unis, la presse se concentre sur l’ingérence russe dans l’élection présidentielle américaine en 2016, mais la Russie cherche à développer son rayonnement et son influence depuis bien plus longtemps. Trotsky n’est que le dernier instrument des médias officiels russes servant à vendre la perspective du Kremlin à l’international. Dans le cadre de leur développement rapide, les plateformes comme Netflix devraient préciser à leurs abonnés la source des contenus proposés, au lieu de présenter Trotskycomme simplement la dernière nouveauté.
Intentions cachées
Vendre les droits de diffusion d’un programme n’est pas inédit pour la Russie et ce n’est pas non plus l’initiative la plus ambitieuse. La version anglophone de la chaîne d’infos RT [Russia Today] vise à concurrencer CNN et la BBC : ses liens avec l’État russe sont si étroits qu’elle est déclarée comme agent étranger aux États-Unis, au titre des lois sur les groupes de pression. Plusieurs enquêtes sur l’ingérence russe de 2016 ont révélé que l’Internet Research Agency (installée à Saint-Pétersbourg) avait diffusé sur les réseaux sociaux une foule de mèmes grossiers liés à la politique américaine, de manière à ce que la démocratie semble un système désordonné, clivant et, au fond, n’en valant pas la peine.
Au contraire, Trotsky paraît beaucoup moins propagandiste et plus séduisante pour le grand public. Ça ne veut pas dire que cette série n’a pas d’intentions cachées. Elle est notamment produite par Konstantin Ernst, responsable de la première chaîne publique, Pierviy Kanal, qui diffuse régulièrement un point de vue flatteur sur Poutine. Trotsky promeut la position russe, qui s’oppose à toute contestation des régimes en place et qui critique la décadence occidentale. Le message a d’abord été transmis aux Russes dans leur pays. Maintenant, il est adressé aux abonnés de Netflix à l’étranger.
Et Léon Trotski est le personnage idéal : ce révolutionnaire russe, l’un des chefs de file des soulèvements en 1917, est ensuite devenu un adversaire de Staline et il a été assassiné par un agent de l’URSS au Mexique en 1940. La série en fait un homme audacieux, cultivé et étranger, qui lit Freud à Paris et se rend à une soirée où circule beaucoup de cocaïne, mais qui est aussi violent et destructeur. En octobre 2017, Konstantin Ernst, qui s’adressait à Cannes à des acheteurs potentiels (dont Netflix), a même vanté en plaisantant les prouesses sexuelles de Trotski en les comparant aux comportements déplacés d’Harvey Weinstein.
Trotski, dont les origines juives sont rappelées ad nauseam dans la série, n’est pas d’origine ethnique russe, contrairement à Lénine. Le message est donc clair : les révolutionnaires sont peut-être divertissants, mais faites attention, car ils risquent aussi de tout détruire.
“Coup d’État” contre révolution
Dans certains épisodes, on a l’impression d’entendre le langage contemporain du Kremlin sur l’actualité. Dans une scène qui se déroule pendant la révolution d’Octobre, le lendemain du renversement du gouvernement provisoire, Lénine houspille Trotski, dont il minimise les actions en les qualifiant de “coup d’État”, par opposition à une véritable révolution. Ce dialogue semble refléter ce qui s’est passé en Ukraine en 2014, quand les médias officiels russes ont qualifié de coup d’État et non de révolution le renversement du président prorusse, Viktor Ianoukovitch. Ce dialogue est aussi l’un des cas où la série installe une certaine distance entre Lénine, qui a dirigé l’URSS devenue à terme une superpuissance, et Trotski, qui n’a pas pris les rênes du pays et qui a été envoyé en exil par Staline.
De plus, conformément à la perspective actuelle du Kremlin faisant de la révolution un complot occidental, la série dépeint le marxiste Alexander Parvus. Ce dernier prend une enveloppe contenant de l’argent liquide à ce qui semble être un agent allemand et il discute avec lui de la façon de promouvoir Trotski au sein du Parti bolchevique. Apparemment, les scénaristes ont jugé que ces scènes étaient nécessaires pour montrer que les révolutionnaires conspirent avec les gouvernements occidentaux et acceptent leur argent.
On comprend que Netflix ait choisi de diffuser Trotsky. La série a obtenu de nombreuses récompenses en Russie, notamment celle de la meilleure série à la prestigieuse cérémonie des Tefi [qui récompensent les meilleures émissions et les professionnels de la télévision russe]. C’est aussi une épopée historique soignée. Mais il paraît encore plus logique que Konstantin Ernst, architecte de l’image de Poutine en Russie, veuille voir sa série diffusée sur Netflix : la plateforme de streaming efface les origines de cette production et les idées qu’elle fait passer. La première chaîne publique russe est beaucoup regardée dans le pays, mais Netflix compte 139 millions d’abonnés répartis dans plus de 190 pays. Les spectateurs occidentaux qui regarderont la série sur Netflix, à moins qu’ils en aient déjà entendu parler ou qu’ils lisent le cyrillique, ne sauront pas qu’elle a été produite par la télévision d’État.
Et pourtant, Trotsky est conforme à la perspective du Kremlin. La série défend à l’international l’idéologie antirévolutionnaire de la Russie contemporaine. Le public doit savoir ce qu’il regarde. Et Netflix ferait bien de s’interroger sur l’occasion de faire affaire, même indirectement, avec les canaux de propagande russes.
Luke Johnson and Washington Post
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.