Un peu en-deçà de la semaine dernière, mais surtout bien moins qu’espéré samedi prochain. Le ministère de l’intérieur a comptabilisé ce 9 mars un peu moins de manifestants que samedi dernier à la même heure : ils auraient été quelque 28 600 manifestants à défiler, dont 3 000 à Paris, soit la plus faible mobilisation depuis le début du mouvement, en novembre 2018.
Mais pour les « gilets jaunes » rencontrés dans les rues de Paris en cette fin de semaine, c’est samedi 16 mars qui figure le grand rendez-vous et le véritable test, alors que le grand débat d’Emmanuel Macron se sera achevé et qu’un appel mondial à marcher pour le climat aura lieu le même jour.
À Bordeaux, place forte des gilets jaunes, le rassemblement a de nouveau réuni plusieurs milliers de personnes. À Nantes, plusieurs centaines de gilets jaunes s’étaient donné rendez-vous au centre commercial Atlantis, situé à Saint-Herblain dans la banlieue ouest de Nantes. Des échauffourées ont éclaté à plusieurs reprises cependant qu’un autre défilé avait lieu dans le centre-ville de Nantes.
Au Puy-en-Velay, les gilets jaunes avaient lancé un appel régional. Selon un organisateur cité par France 3, 5 à 6 000 auraient répondu à cet appel. En fin de journée, des heurts étaient signalés entre forces de l’ordre et manifestants.
À Paris, la journée a commencé tôt samedi du côté du Champ de Mars, aux pieds de la tour Eiffel. L’une des figures du mouvement, Priscillia Ludosky, y avait donné rendez-vous dès vendredi soir, avec l’objectif de tenir un campement jusqu’à lundi. Mais l’appel a tourné court dans la soirée avec l’intervention des forces de l’ordre.
Dans la matinée, Priscillia Ludosky et une centaine de gilets jaunes se sont joints aux militants écologistes d’Alternatiba-ANVCop21 pour bloquer le pont d’Iéna. Commencé à 10 heures, ce blocage a duré une heure et demie environ.
Lors du blocage du pont d’Iéna samedi matin. © CG
Priscillia Ludosky est depuis quelques jours au centre d’un rapprochement entre les gilets jaunes et le mouvement écologiste. Elle a ainsi tourné avec le réalisateur écologiste Cyril Dion une vidéo diffusée par Le Parisien dans laquelle les deux appellent à faire « cause commune sur l’écologie et le social » [1].
Sur le pont d’Iéna, militants gilets jaunes et ANV Cop 21 alternaient les chants caractéristiques des deux types de manifestation : « On est plus chaud, plus chaud, plus chaud que le climat » était suivi par « Macron nous fait la guerre, et sa police aussi, mais nous on est “déter” [déterminés – ndlr] à bloquer le pays ».
Lors du blocage du pont d’Iéna samedi matin, au centre : Pauline Boyer d’ANV Com 21 et Priscillia Ludosky. © CG
Et les deux groupes se retrouvaient pour crier « Fin du monde, fin du mois, même combat ». Intervenant au mégaphone peu avant la dispersion, Priscillia Ludosky a appelé à faire un succès du 16 mars, grand rendez-vous des gilets jaunes à Paris – à l’occasion de la fin du grand débat lancé par Emmanuel Macron – mais aussi appel international à marcher pour le climat. À l’issue du blocage, un groupe d’une centaine de gilets jaunes vote pour rejoindre leurs camarades déjà présents du côté de l’Arc de triomphe.
Au même moment, les premiers groupes de gilets jaunes s’y rassemblent. Jérémie, gilet aux effigies de Coluche et Jérôme Rodriguez, figure du mouvement éborgné par un tir de LBD, se dit confiant quant à la suite du mouvement : « Macron a lancé son grand bla-bla national, mais la mayonnaise a pris », argumente ce cariste de 26 ans.
Le jeune homme parle d’une « guerre d’usure » : « Il faut tenir tous les samedis et revenir aux bases du mouvement. Il faut partir en manif sauvage. » À ses côtés, Charles, 47 ans, qui n’avait plus battu le pavé depuis les mobilisations d’Act-Up dans les années 1990, avant de rejoindre les gilets jaunes le 24 novembre, l’interpelle : « T’es optimiste toi ! » Pas lui. Charles s’explique : « La conscience collective se délite. Les gilets jaunes, c’est un îlot. C’est le troquet du village menacé de fermeture. » Les deux hommes rigolent en attendant le départ du cortège.
Sous l’Arc de triomphe samedi matin. © AR
Les manifestants investissent quelques minutes plus tard une partie du rond-point sur le haut des Champs-Élysées. Louna, 57 ans, et Johann, 27 ans, suivent le mouvement. Tous les deux sont aussi des gilets jaunes de la première heure. Ils sont venus en covoiturage depuis Lisieux (Calvados), avec une trentaine d’autres gilets jaunes du coin. « On a toujours un rond-point là-bas et les policiers nous soutiennent », se félicitent-ils.
Les premiers slogans retentissent face à un cordon de gendarmes mobiles. « Macron dictateur ! » crache un mégaphone. Les gendarmes mobiles encerclent instantanément les centaines de manifestants. Hors de question que la mobilisation prenne forme au pied de l’Arc de triomphe. Tout le monde est repoussé sur les Champs-Elysées, qui sont fermés à la circulation, mais où la plupart des boutiques sont restées ouvertes. « On est un ensemble le gars ! » tente un gilet jaune à l’adresse des forces de l’ordre. « Ah, non ! Je ne suis pas avec ces gens-là ! » proteste une autre manifestante.
Il y a de la couleur en tête de cortège, arc-en-ciel de revendications : du jaune, évidemment, en majorité, mais aussi le violet, couleur de la lutte féministe au lendemain de la journée internationale pour le droit des femmes. Une banderole de tête résume l’instant : « Femmes précaires, femmes en guerre. Violences sexistes, violences sociales, même combat contre le capital ».
Les « gilets roses » ont pris la tête de la manifestation officielle samedi à Paris. © AR
L’avant du cortège est aussi teinté de quelques touches de rose, couleur des gilets des assistantes maternelles, en lutte contre la réforme de l’assurance chômage. « Nous avons décidé de nous allier aux gilets jaunes pour faire valoir nos revendications », justifient Cécile Chaze, 50 ans, et Isabelle Gallet, 58 ans, en égrenant les risques qui pèsent sur leur profession d’une réforme de l’assurance chômage (lire ici). Elles se mobilisent depuis des semaines, avec le soutien de FO et de la CGT mais dans la quasi-indifférence générale. « On est très isolées, alors on s’est dit, maintenant on y va ! »
Le cortège devient plus fourni. Quelques milliers de manifestants descendent lentement les Champs-Élysées. Mais une partie des gilets jaunes refuse cette manifestation déclarée en préfecture. Sandrine, 52 ans, fait partie du lot. « On va suivre un autre groupe, on veut revenir à l’essence du mouvement. Il faut que tout le monde se mélange, bien sûr, tant mieux s’il y a les assistantes maternelles, mais il ne faut pas perdre l’essentiel ni se disperser », explique la quinquagénaire, qui n’avait jamais manifesté avant d’enfiler son gilet jaune au tout début du mouvement.
« J’ai complètement changé de bord depuis », avoue-t-elle. « J’étais très à droite, avec des idées préconçues sur les gens, j’étais pas très tolérante, mais ma vision a totalement changé », se réjouit-elle. Elle a bien ressenti un « petit essoufflement » pendant les vacances. Et le gouvernement s’est, selon elle, « habitué » aux dernières manifestations. Alors, « le 16 mars va être déterminant, il faut taper fort ! » plaide Sandrine.
« Le 16, ça va marcher »
Il est midi, et les deux groupes sont dissociés. Le cortège principal est en bas des Champs. Au milieu, quelques gilets jaunes cherchent leur camp, au milieu des touristes et curieux. « En haut, ils en ont marre des manifs déclarées, un peu toutou. C’est vrai que si on n’est pas des centaines de milliers, c’est peu efficace », constatent Estelle, infirmière et pompier volontaire de 33 ans, et Yoann, agent RATP de 31 ans, syndiqué depuis plusieurs années. Ils rattrapent le cortège « officiel ». Tous les deux en conviennent : « Le 16 mars, c’est le tournant. »
Les gilets jaunes joueront ce jour-là à quitte ou double, selon Yoann : « Cela me fait peur parce que si ça ne marche pas… Par contre, si ça prend, derrière on tient jusqu’à cet été, et je pense qu’on peut tout obtenir ! » Estelle est sûre de son fait : « Je sais que le 16 va marcher. Et jusqu’à présent, je ne me suis jamais trompée. » À quelques mètres de là, Gilbert fait le chemin inverse. Cet ancien contremaître à la retraite, fils d’immigré italien de 73 ans, remonte sur le haut des Champs. Il n’a pas voulu suivre le cortège officiel : « Ce qui est bien avec ce mouvement, c’est qu’il est imprévisible. »
Le cortège déclaré en préfecture traverse Paris jusqu’à 15 heures, strictement encadré par des escadrons de CRS et des policiers de la BAC et sans incident. « Augmentez les salaires, dégagez Castaner ! » scandent des manifestants. Marcel, 50 ans, ancien militaire de réserve, qui travaille désormais au Siaap, en est convaincu : « Si on tient, les policiers vont finir par s’essouffler. Ils ont d’autres choses à faire que venir tous les week-ends à Paris. »
Sur les Champs-Élysées samedi. © CG
Verveine Angeli, 61 ans, secrétaire nationale du syndicat Solidaires, pense que le gouvernement est de toute façon dans une impasse : « Peut-être que la mobilisation ne va pas repartir à la hausse de manière à les faire bouger, mais la colère sociale, elle, va rester là. » « Il ne faut pas enterrer le mouvement tout de suite », prévient Elsa, étudiante en droit de 25 ans, du collectif féministe Du pain et des roses. « Si le gouvernement continue à ne rien lâcher, les gens vont se mettre en colère très vite », estime celle qui a décidé de troquer son habituel gilet jaune pour un gilet violet.
Du côté de ceux qui n’avaient pas voulu suivre la manifestation pour occuper le haut des Champs-Élysées et protester contre le fait que cette manifestation soit déclarée en préfecture, l’ambiance est restée festive en tout début d’après-midi. Jusqu’à ce que les forces de l’ordre barrent l’avenue des deux côtés. Environ 2 000 personnes se sont retrouvées ainsi piégées sur plusieurs centaines de mètres.
À l’instar de Geneviève Lemeur, 53 ans, venue de l’Allier, « le trou du cul du monde », et qui ne mâche pas ses mots contre Macron et sa politique : « Il nous parle de pouvoir d’achat, mais EDF augmente, le gaz augmente, c’est ça qui augmente, pas le pouvoir d’achat ! »
Un peu plus loin, un jeune trentenaire explique doctement à ses trois camarades que « la Révolution française, contrairement à ce qu’on croit, elle a commencé dix ans avant 1789. Il a fallu du temps pour qu’elle mûrisse et bien nous c’est pareil. Et puis vous voyez, il a suffi d’un mot de la reine sur le pain et la brioche et bim, c’est parti ! » Ses amis approuvent.
Un peu plus loin, des gilets jaunes approchent des policiers en tenue de maintien de l’ordre pour faire des selfies ou se faire prendre en photo. Peu après 14 heures, la police laisse enfin partir quasiment tout le monde par le bas de l’avenue, non sans envoyer quelques grenades lacrymogènes dans le dos des manifestants.
Une des manifestations sauvages dans les rues de Paris samedi après-midi. © CG
Assez vite, plusieurs groupes bifurquent dans les rues adjacentes. C’est le début d’une manifestation sauvage. Ou plutôt de plusieurs manifestations sauvages. Divers groupes vont aussi se croiser puis se re-séparer pendant une bonne heure dans les rues de Paris.
Un groupe de plusieurs centaines de personnes finit par se diriger vers l’Assemblée nationale, après avoir traversé la Seine, avant de faire demi-tour puis retraverser la place des Invalides. On croise une autre manifestation sauvage, les deux groupes s’agrègent puis se séparent de nouveau.
Sortie au compte-gouttes lors de la nasse de la rue de la Tour-Maubourg. © CG
Un groupe de deux cents personnes environ finit par se faire « nasser » rue de la Tour-Maubourg. L’ambiance reste bonne malgré quelques échanges tendus avec les policiers déployés sur place. Des coups de matraques et plusieurs grenades de désencerclement font quelques blessés immédiatement pris en charge par des Street Medics.
Vers 16 heures, les policiers laissent sortir les manifestants un par un, avec fouille des sacs, palpations et confiscations des casques, lunettes de protection et autres masques chirurgicaux. La nasse prend plus d’une heure pour se vider. À l’extérieur, des gilets jaunes décident de retourner sur les Champs-Élysées. D’autres décident de rentrer chez eux. Tous parlent de nouveau du rendez-vous du 16 mars.
CHRISTOPHE GUEUGNEAU ET ANTTON ROUGET