Avec le temps, certaines dates, plutôt que d’autres, deviennent des références pour fixer les idées et tenter de comprendre le sens des événements de l’histoire récente de l’Algérie. Le 11 janvier 1992 en est assurément une. La nécessité d’une mise en perspective de cette date me semble nécessaire au moins de deux points de vue. Il est peu contestable en premier lieu que la période qu’elle à inauguré et qui perdure constitue l’aboutissement logique et cohérent du régime politique en place depuis au moins l’arrivée de Boumediene en 1965, voire pour les historiens depuis l’assassinat de Abane Ramdhane en 1958. D’autre part, l’intermède de démocratique que le coup d’Etat du 11 janvier a clôt a reflété, en dépit de sa brièveté et de ses balbutiements maladroits, la capacité d’un peuple à toujours s’enflammer généreusement et sans calcul, pour les idéaux de liberté, de dignité et de justice.
On peut récuser le regard radicalement critique porté sur des élites réactionnaires et rentières s’appuyant sur une glorieuse révolution populaire pour confisquer le pouvoir et forger un appareil politique bureaucratique se transformant rapidement en régime de la police politique pour finir en système de clans mafieux sans foi ni loi. On peut ironiser sur l’immaturité des forces qui ont, les premières dans le monde arabe, tenté de différentes manières tout le long des années quatre-vingt et au début des années quatre vingt dix, d’émanciper le peuple, de le faire participer aux affaires publiques et de réclamer plus de justice et de dignité. On ne peut nier néanmoins que la vie quotidienne de toutes les algériennes et de tous les algériens demeure toujours, quinze ans après l’échec douloureux mais provisoire, profondément marquée par les conséquences amères des choix fait alors par la hiérarchie militaire au cœur du pouvoir, contrôlant la police politique, l’armée et les institutions civiles de l’Etat, de mettre brutalement fin à l’expérience démocratique encore balbutiante.
Il n’est pas utile que je revienne ici sur l’insupportable réalité, fidèlement décrite dans le communiqué d’Algeria-Watch du 11 janvier, du souvenir d’un événement marquant le déclenchement d’une agression d’une extrême horreur soutenue progressivement par l’action ou le silence par toute la minorité se sentant menacée de privilégiés, d’aventuriers et des réactionnaires , contre tout un peuple, et au delà, contre le simple droit à l’humanité des plus faibles d’entre ses enfants. Je souhaiterai en complément, saisir cette triste circonstance pour tirer quelques enseignements personnels que je considère utiles.
Le premier est que l’épisode de tentative de démocratisation fut bref, mais beau. La joie populaire et l’espoir dans la possibilité réelle d’émancipation se manifestèrent avec éclat, générosité et enthousiasme pratiquement quotidiennement pendant près de deux ans. Le pays réel, celui des petites gens s’est mis à y croire et à s’exprimer. Encore peu politique par manque douloureux de préparation, l’élan populaire exprima surtout naïvement ses convictions et ses principes, reflets de l’islam populaire des laissés pour compte. Ce fut quelquefois peu convenable et souvent manipulé, et surtout déformé sans indulgence par les appareils de propagande et la multitude de politiciens autoproclamés spontanément éclos, pressés de participer à la redistribution annoncée. La promesse de droits a touchée quelque chose de profond dans le peuple, un besoin tel de reconnaissance de la dignité, de justice qu’il provoquera l’hystérie chez tous ceux qui y voient la fin des privilèges. Le rêve sera chèrement payé. La répression de masse à grande échelle qui s’en suivra, à peine imaginable trente ans après la saignée de la guerre de libération, sera à la mesure de l’importance du phénomène. Le peuple sera simplement nié, d’abord dans les coulisses, puis ouvertement et avec une rare férocité.
En second lieu, il faut bien méditer aujourd’hui sur le fait que les responsabilités sont tout de même directement ou indirectement partagées aussi par une partie de ceux qui se sont sentis concernés, voire responsables à différents titres du mouvement. En particulier, la direction du FIS, que la majorité a suivi, n’a pas été à la hauteur de l’événement. Se livrant à des extrapolations triomphales, elle a négligé le travail politique de défense et de protection de l’élan démocratique. Plus gravement, se sentant menacée par ses propres courants modernistes et par les progrès d’enracinement des programmes de consolidation de la démocratie stimulés par les réformes en œuvre, elle choisira dans la confusion la fuite en avant dans l’action directe en lançant le mot d’ordre de la grève insurrectionnelle en mai 1991. Au delà de la manipulation aisée par la police politique d’une grande partie du majlis Echoura, c’est le choix délibéré de protection des intérêts des baronnies naissantes au sein du parti de masse, qui l’emmena à rompre avec le processus équitable d’élections pour réclamer le pouvoir par le haut. Voulant éviter les chausse-trappes de la clarification politique, elle choisit ainsi la voie royale pour s’enfermer dans le piège tendu dont avait besoin la hiérarchie militaire pour réaliser le coup d’Etat. Nourrie dans la tradition de contrôle des masses du FLN, le FIS officiel, bien qu’adoptant un discours des plus radicaux, démontra ainsi qu’il demeurait solidement accroché au système politique, n’en modifiant que la façade pour le ressusciter. Les campagnes électorales, les meetings de masse, les manifestations et les cortèges soigneusement organisés, loin d’enraciner la conscience politique et l’organisation collective, finirent par s’y substituer. La fin de la partie pouvait être sifflée, mais l’impréparation politique de cette direction facilitera par la suite le travail d’élimination des cadres prometteurs, l’instrumentation à grande échelle du terrorisme, les lois d’exception et la terreur.
Enfin, ce qui demeure permanent depuis 1958 et se renforce de plus en plus, c’est la déshérence de l’Etat et des politiques publiques. Aujourd’hui, moins que jamais auparavant, il n’existe d’entité à laquelle le terme d’Etat puisse s’appliquer. C’est de là que découlent, tant les graves tensions internes que l’absence d’autonomie face aux commandements doctrinaux des puissances dominantes. Au delà, c’est ce qui explique également que les rentes minières continuent d’être accaparées pour l’essentiel par les clientèles et sont très peu transformées en dépenses publiques et encore moins en investissements productif. L’augmentation récente des prix mondiaux, qui a amélioré la balance des payements des pays africains ne s’est encore nulle part traduite par une manifestation d’autonomisation de la décision économique. Sans Etat respectant un tant soit peu la société, les politiques pour l’avenir continueront d’être sacrifiées, laissant la voie libre à l’exode rural, la ruine des agricultures vivrières et la privatisation sauvage des services publics.
L’effondrement de l’Etat, comme ailleurs dans le monde arabe, poussera de plus en plus les USA à intervenir directement dans les affaires économiques, politiques et idéologiques de notre société. Or, la construction d’un Etat de droit doté d’institutions politiques et juridiques représentatives durables n’est toujours pas, en dehors du discours, à l’ordre du jour. La réalité n’a toujours qu’un lointain rapport avec la propagande. Les mécanismes coloniaux de subordination sociale jouent à plein régime : la cohésion sociale est de nouveau fondée sur les hiérarchies traditionnelles réactionnaires et arriérées, les groupes hétérogènes mus par le régionalisme, les particularismes et le parasitisme. Ils enseignent à leurs victimes de se tenir tranquilles et d’obéir, en dépit de la montée de la pauvreté et de l’instabilité sociale. La conscience politique de l’émancipation de reviendra pas automatiquement. Elle nécessite une actualisation et d’un renouvellement de la pensée, loin de la rhétorique et de la démagogie, du conservatisme social et de la fausse radicalité verbale, pour une action politique menée avec franchise et réalisme…