Au nom de la « sauvegarde de la démocratie », il y a quinze ans, une poignée de généraux au cœur du pouvoir, avec le soutien actif de leurs clientèles civiles – et celui plus discret de la France –, décidaient d’annuler les premières élections à peu près libres de l’Algérie indépendante, qui allaient donner le pouvoir au Front islamique du salut. C’était pourtant un coup d’État en bonne et due forme, parfaitement semblable dans son objet – maintenir les privilèges des dominants – à ceux d’un Pinochet au Chili en 1973 ou d’un Videla en Argentine en 1976. Mais, à la différence de leurs prédécesseurs d’Amérique du Sud et de bien d’autres pays, les généraux algériens ont innové : ils ont su rester dans l’ombre, fabriquant au fil des années une pseudo-démocratie de façade tout en déchaînant contre le peuple la violence d’un terrorisme d’État clandestin inspiré des méthodes de désinformation et de manipulation apprises de leurs maîtres, les théoriciens militaires français de la « guerre moderne » et les spécialistes du KGB soviétique.
Cette atroce mascarade a eu trois fondements essentiels :
– une terrible « machine de mort » – à base de torture généralisée et d’exécutions extrajudiciaires – organisée par les services secrets de l’armée (le DRS) et les « forces spéciales » de l’armée, responsable en une décennie de 200 000 morts et de 20 000 disparus, de dizaines de milliers de torturés et d’un million et demi de personnes déplacées ;
– une entreprise de désinformation sans beaucoup d’équivalents au cours du XXe siècle, visant à attribuer aux « hordes islamistes » l’essentiel de la violence, alors que, partiellement à partir de 1992 et quasi-totalement depuis 1996, les groupes armés agissant « au nom de l’islam » étaient en réalité manipulés et contrôlés par le DRS ;
– la complicité de la « communauté internationale » – au premier rang de laquelle la France officielle et une large partie des médias français –, dont les responsables, par aveuglement ou par intérêt, ont activement relayé les mensonges de la désinformation algérienne.
Quinze ans après le coup d’État du 11 janvier 1992, Algeria-Watch, organisation créée en 1997 pour lutter contre les violations des droits humains en Algérie et la désinformation qui les accompagnent, ne peut que dresser un sombre bilan de cette période.
Certes, superficiellement, bien des choses ont changé. À coups de massacres, enlèvements, ratissages, tortures et déplacements de populations, le pouvoir algérien a réussi à briser la société et à mater toute possibilité d’une opposition structurée, ce qui lui a permis de décréter, en février 2006, une autoamnistie de ses crimes et d’ordonner une « réconciliation » factice, visant uniquement à officialiser les mensonges de la « sale guerre » et à interdire aux victimes l’accès à la vérité et à la justice : islamistes criminels et officiers tortionnaires, bénéficiant de l’impunité, peuvent désormais s’adonner tranquillement à leurs « business » lucratifs.
Mais derrière la « normalisation » et la vitrine « démocratique », gérée par un président fantoche et destinée à abuser une opinion internationale devenue totalement indifférente aux souffrances du peuple algérien, les principaux organisateurs de la décennie rouge restent aujourd’hui les seuls maîtres de l’Algérie. Ils contrôlent à la fois la société et les richesses du pays, confisquées à leur profit et à celui de leurs enfants et de leurs clientèles : il s’agit du Mohammed « Tewfik » Médiène, inamovible chef du DRS depuis… septembre 1990, et de son adjoint, le général-major « Smaïn » Lamari, en poste depuis la même date.
Sous leur tutelle maffieuse, toute expression politique libre a été bannie. Il n’existe pratiquement plus aucun parti politique d’opposition digne de ce nom : la plupart ont été cooptés, les autres interdits, infiltrés ou marginalisés. La liberté d’expression est réduite à rien : les médias audiovisuels, cantonnés à la langue de bois, restent sous la stricte tutelle de l’État ; et dans la presse écrite « indépendante », ne peut se publier que ce que ses parrains de l’ombre et le DRS autorisent. La liberté de réunion et d’association est une pure chimère : ne peuvent se réunir que ceux qui servent au régime. Depuis 1992, l’état d’urgence et une loi « antiterroriste », toujours en vigueur à ce jour, donnent un pseudo-cadre juridique – au demeurant anticonstitutionnel – à toutes ces restrictions. Mais l’étouffement des libertés, individuelles et collectives, s’opère aussi par bien d’autres voies que celles d’une justice aux ordres, et qui empruntent à toutes les ressources classiques du pouvoir mafieux : clientélisme, corruption, menaces, assassinats…
Au plan économique, grâce à l’envolée des prix du pétrole et du gaz, l’Algérie est passée du surendettement à la convoitise des multinationales américaines, européennes russes et chinoises, non seulement pour ses hydrocarbures, mais aussi pour les formidables opportunités qu’offrent ses 70 milliards de dollars de réserves de change. Et en raison de sa « longue expérience » dans la lutte antiterroriste, elle est devenue, depuis le 11 septembre 2001, un partenaire incontournable de la Global War on Terror conduite par l’administration américaine. C’est pourquoi, depuis 2001, on assiste à Alger à un ballet incessant de responsables politiques et de chefs militaires de toutes les puissances occidentales, la France et les États-Unis en tête, qui viennent cautionner le pouvoir maffieux dans l’espoir de juteux contrats.
Alors que dans le même temps, l’essentiel de l’économie réelle, hors hydrocarbures, est dans un état de décomposition avancée. En témoigne notamment l’échec quasi complet du programme de privatisation des entreprises publiques, engagé depuis près de dix ans. Et, surtout, le désespoir d’une population plongée dans une terrible spirale de misère – à l’exception d’une minorité scandaleusement enrichie grâce au clientélisme et à la corruption, indissociables de la violence organisée de la décennie rouge.
Que faire quand une famille ne dispose que d’un salaire mensuel de 15 000 dinars (150 euros) alors que le kilogramme de viande en coûte 500 ? Quand des enfants ne vont pas à l’école parce que leurs parents ne peuvent leur payer ni le transport en bus ni les fournitures nécessaires ? Quand les malades meurent par manque de produits de base dans les hôpitaux ou parce que de plus en plus de médecins désertent le pays ? Quand l’âge du mariage s’élève à plus de trente ans faute de logement ? Quand trois générations s’entassent dans un appartement vétuste de deux ou trois chambres sans espoir de vie meilleure ? Quand le seul rêve qui anime les jeunes et les moins jeunes est de partir ailleurs, par la drogue, la barque (pour gagner l’Europe) ou le suicide ?
Depuis quinze ans, c’est une génération entière qui n’a connu que ce désespoir. Et c’est ce qui explique, depuis le début des années 2000, l’incroyable multiplication des émeutes violentes, dans les périphéries urbaines et les wilayas de l’intérieur, seule forme de révolte possible. Pour y faire face, le pouvoir ne se contente pas de la répression policière – toujours violente – et judiciaire. Il utilise aussi la violence du « terrorisme résiduel » clandestinement contrôlé par le DRS, principalement celle du fameux GSPC, dont les attentats aveugles frappent de plus en plus les localités où ont eu lieu des émeutes (une violence terroriste également utilisée pour « gérer » les règlements de comptes entre les sous-clans mafieux liés au pouvoir, comme ce fut le cas par exemple en décembre 2006 avec l’attentat contre la firme américaine BRC, près d’Alger).
Enfin, face à une société qui les vomit « en bloc et en détail », les chefs du DRS continuent à utiliser, si nécessaire, les ressources de la terrible « machine de mort » qu’ils ont construite durant les années 1990 et toujours en place. Même si elle fonctionne désormais à bas régime, aujourd’hui encore, des « suspects » disparaissent pour des mois dans les centres secrets du DRS où ils subissent le chiffon, la gégène ou la baignoire. Et une fois réapparus, ils croupissent en prison en attente d’un procès qui obéit aux injonctions venues des hommes de l’ombre.
Malgré ce sinistre tableau, des lueurs d’espoir subsistent. De façon extraordinaire, qui en dit long sur le courage d’un peuple dont les trois dernières générations ont été soumises à une oppression continue, l’esprit de résistance reste vivace, même si ses manifestations publiques restent très minoritaires. Sinon, comment comprendre ces grèves presque quotidiennes de travailleurs et fonctionnaires qui refusent de s’enfoncer dans la précarité et la misère ? Comment interpréter ces rassemblements de mères, pères et épouses de disparus qui n’acceptent pas de taire la vérité sur le sort de leur parent en échange de quelques milliers de dinars ?
D’autres expériences, comme celle de l’Argentine, ont montré que, grâce à la lutte obstinée des mères de disparus, puis des enfants de ces derniers, trois décennies après l’installation d’une dictature, ses responsables ont pu être « rattrapés » par la justice des hommes. C’est cette conviction qui fonde le combat des résistant(e)s algérienn(e)s d’aujourd’hui, et celui, solidaire, d’Algeria-Watch : plus le temps passe et moins l’impunité pourra subsister face aux hurlements de douleur, aux appels à la vie et au respect de la dignité. Ce qui peut être perçu aujourd’hui comme des mouvements de protestation atomisés, timides et suicidaires, se développera un jour en un déferlement qui emportera ce régime, ses « pompes à fric », sa machine de mort et sa justice injuste.