Lorsque fin mai 2013 commençait l’historique mobilisation en défense du parc Taksim Gezi [1], Muharrem Güler, alors gouverneur d’Istanbul, expliquait qu’Erdogan avait peur que ce mouvement ne devienne quelque chose de similaire à la lutte avec occupation des ouvrier·es du tabac à Ankara, trois ans plus tôt. « Il a peur que ce soit comme Tekel [2], il a peur qu’ils viennent occuper la place et ne partent pas », disait-il. En 2010, des milliers de travailleuses et travailleurs du tabac de tout le pays ont occupé le quartier le plus central d’Ankara pendant plus de deux mois, protestant contre la privatisation de leurs usines. Ils protestaient également contre leur propre confédération syndicale, Türk Is, qui ne les avait pas soutenu·es. C’est pour cette raison que l’occupation a commencé devant le bâtiment de la Confédération. Et c’était probablement la première fois que le gouvernement Erdogan se sentait en danger. Il a essayé de menacer les travailleurs, mais cela n’a pas fonctionné. Ces travailleurs, dont la grande majorité étaient des électeurs de l’AKP, protestaient contre le parti qu’ils avaient choisi.
De manière générale, la polarisation culturelle et politique du pays fondée sur les valeurs liées au mode de vie avait bien servi Erdogan. Une action radicale des travailleurs, qui pourrait mettre fin à cette polarisation artificielle, est donc considérée comme une grande menace pour son gouvernement. C’est pourquoi, finalement, le gouvernement a été forcé de trouver un compromis avec eux. Et aussi pourquoi la première réaction d’Erdogan a été de se souvenir des manifestations des travailleur·es de Tekel alors que des milliers de jeunes occupaient la principale place d’Istanbul, prenant l’exemple sur celles et ceux de la place Tahrir du Caire.
Grèves sauvages et auto-organisation
Mais Tekel n’est pas le seul exemple de soulèvement spontané de la classe ouvrière en Turquie. En mai 2015, une autre grève sauvage, qui a commencé à l’usine Bursa de Renault, s’est étendue à l’ensemble de l’industrie automobile du pays : Fiat, Ford et de nombreux sous-traitants ont commencé des arrêts de travail et des occupations d’usines. Ces actions n’avaient été lancées par aucun syndicat ni aucune organisation. Mais les travailleur·es de ces entreprises, qui ne s’étaient auparavant jamais rencontré·es et qui se trouvaient à des centaines de kilomètres les uns des autres, ont d’un seul coup pris part à des grèves nationales et des occupations d’usines dans tout le pays. C’est probablement un des rares exemples dans l’histoire de la classe ouvrière mondiale. Comme le gouvernement ne voulait pas créer des tensions avec ces travailleurs, jusqu’aux élections, la police n’a pas attaqué ces manifestations. Et après les élections, le gouvernement a augmenté le salaire minimum de près de 30 % pour calmer les travailleurs, puis, voyant qu’il pouvait isoler certaines usines en lutte, la police est entrée en action et les dirigeants de la grève ont été licenciés en masse [3].
L’exemple le plus récent de telles grèves sauvages a eu lieu sur le chantier de la construction du nouvel aéroport à Istanbul. Plus de 10 000 ouvriers du bâtiment y ont protesté de manière très militante contre leurs conditions de travail après un accident de l’autobus de service. Les demandes des travailleurs étaient très simples et élémentaires : dormir, manger et travailler dans de bonnes conditions. Mais le lendemain à 4 heures du matin, la police a attaqué les baraquements où les travailleurs étaient logés, emprisonnant 500 d’entre eux et même en accusant certains de… terrorisme. Özgür Karabulut, dirigeant du syndicat des travailleurs de la construction de la confédération DISK, est toujours emprisonné. Ce mouvement non plus n’a pas été organisé par un syndicat ou une organisation. C’était une explosion de colère des travailleurs à la suite d’un accident du bus qui les transportait [4].
Le taux de syndicalisation est très faible en Turquie : seulement 10 % des salariés sont affiliés à un syndicat et 6 % seulement sont couverts par un accord collectif. Cela est principalement dû à une législation syndicale très restrictive adoptée par la junte militaire au cours des années 1980. Ainsi, parmi de nombreuses autres restrictions actuelles, pour qu’un syndicat soit représentatif sur le lieu du travail il doit faire adhérer plus de 50 % des salariés et les adhésions doivent être faites sur un site web gouvernemental. Quant aux grèves, pour qu’elles soient légales elles doivent respecter des conditions très strictes et ne sont possibles qu’au cours d’un litige durant les négociations collectives. C’est pourquoi les grèves « illégales » sont si fréquentes. Lorsqu’on parle de « grèves sauvages », la plupart des gens à travers le monde penseront probablement à la Chine, mais la Turquie vient sans doute en seconde position après la Chine.
Si la classe ouvrière en Turquie est faiblement syndiquée, elle a par contre une riche expérience d’auto-organisation. Lors des grèves chez Renault, chaque unité de travail choisissait son représentant, ces représentants élisaient celui de leur département, pour terminer par l’élection du porte-parole de leur équipe. Ainsi dans l’organisation de leur lutte les travailleurs s’inspirent de l’organisation du travail dans l’entreprise et structurent leur auto-organisation sur cette base.
À l’exception de la lutte de Tekel, ces grèves/mouvements visaient l’obtention de droits nouveaux, en particulier des augmentations de salaires. D’une certaine manière, on peut dire que les ouvriers étaient à l’offensive pendant la dernière décennie, au cours de laquelle la Turquie a connu une croissance assez rapide. Après 2008, le nombre de salariés travaillant dans la production automobile du pays a quasiment quadruplé. La Turquie est devenue le plus grand exportateur européen de voitures, le huitième producteur mondial de l’acier. Toutefois, les travailleur·es n’ont pas bénéficié de ces gains de productivité, le salaire minimum mensuel y avoisine 230 euros et près de la moitié de la population active est payée au salaire minimum. Même les ouvriers qualifiés sont très peu payés : dans les entreprises automobiles comme Renault, Fiat etc. le salaire horaire moyen tourne autour de 1,8 euro de l’heure – et il s’agit de la moyenne de ces usines, non du minimum.
Les salaires et les conditions du travail n’ont donc pas suivi la croissance de la richesse de la bourgeoisie. Les salariés ont vu l’augmentation de la production sur leur lieu du travail, ont pu compter le nombre d’unités supplémentaires qu’ils devaient produire chaque jour, constaté l’augmentation de la richesse produite et ont donc demandé leur part.
Face à la crise économique
Mais nous arrivons probablement à la fin de cette ère-là.
La croissance de l’économie turque au cours de la dernière décennie était rendue possible par la facilité d’obtenir des crédits peu chers. Au lendemain de la crise de 2008, les banques centrales du monde entier ont commencé à injecter de l’argent dans l’économie mondiale. Certaines banques centrales proposaient même des taux d’intérêt négatifs et les entreprises turques étaient l’un des plus gros clients de ces crédits bon marché. La dette du secteur privé a ainsi atteint 247 milliards de dollars, dont 123 milliards à court terme. Une partie très importante de cette dette a été affectée à des mégaprojets de construction. La bourgeoisie turque est donc fortement dépendante de la dette extérieure et l’ère des crédits bon marché est maintenant révolue.
La dispute d’Erdogan avec Trump n’a fait qu’accélérer les effets de cette crise. Le taux d’inflation a atteint 26 %. De nombreuses entreprises ont commencé à se déclarer en faillite ou à demander la restructuration de leurs dettes. Cette évolution va probablement empirer encore. Le gouvernement le prévoit également et essaye de faire des ajustements pour atténuer les effets à venir de cette crise. Il a récemment modifié la loi sur les « allocations de courte durée » concernant un fonds d’aide en cas de crises ou de catastrophes (tremblements de terre, inondations, etc.). Cela permet aux entreprises de réduire le temps de travail de leurs salariés, le restant de leur salaire pouvant être versé par la caisse d’allocations de chômage. Les modifications nouvelles permettront aux entreprises d’accéder plus aisément à ce fonds.
Les économistes bourgeois ont bien évidemment déjà commencé à introduire des mesures d’austérité qui visent à détruire les droits des travailleurs, profitant du fait que la crise frappe à la porte. On peut les voir sans cesse à la télévision, essayant de convaincre l’opinion publique que la « pilule amère » du Fonds monétaire international (FMI) est le seul moyen de soigner la maladie de la crise. Bien que le gouvernement AKP ait eu des réticences à frapper à la porte du FMI, principalement en raison de sa rhétorique contre le Fonds, il a déjà trouvé un terrain d’entente. Il a présenté un nouveau plan économique qui reprend littéralement le rapport du FMI sur la Turquie d’avril 2018 [5]. Et il est à la recherche d’un cabinet-conseil privé pour suivre l’avancement de son plan et pour conseiller d’autres mesures de « réduction des coûts ». Bien sûr, le coût signifie ici la santé, l’éducation, les droits sociaux, les moyens d’existence de millions de personnes. Dans son rapport, le FMI a également proposé de nombreuses attaques directes contre les droits des travailleuses et des travailleurs, tels le maintien d’un salaire minimum très bas, la création d’un fonds pour les indemnités de licenciement et leur réduction, la mise en œuvre de nouvelles mesures de flexibilisation du travail, la limitation des augmentations des salaires des fonctionnaires, etc.
Bien sûr, avec les conditions de crise et les nombreuses attaques contre leurs droits, la nature des actions des travailleurs va probablement changer aussi. À la place des actions offensives qui visent à obtenir de nouveaux droits, nous verrons probablement des actions plus défensives, les travailleurs essayant de protéger leurs droits déjà acquis. Ou pire encore, luttant contre la fermeture de leur lieu de travail, pour leurs salaires impayés, etc.
Un défi pour la gauche
Malheureusement, la plupart de telles luttes sont perdues d’avance. Elles n’aident pas à améliorer la confiance en soi des travailleur·es mais, au contraire, la crise détruit cette confiance ainsi que leur capacité d’agir. Ainsi, la plupart des gens essaieront de protéger les emplois qu’ils occupent déjà sans chercher à faire progresser leurs droits. C’est d’autant plus vrai, dans un contexte politique comme celui de la Turquie, où la gauche est politiquement absente. Dans le débat public, il n’y a pas d’alternative politique de gauche à la crise. Même à l’époque des mobilisations massives que nous avons décrites dans les premiers paragraphes, la gauche n’a pas été en mesure de se lier à ces travailleurs ou de jouer un rôle dans leur mobilisation. Cette situation résulte principalement de la faiblesse structurelle de la gauche turque et de sa réticence à construire une alternative politique. Aujourd’hui, dans le débat public, si vous demandez à quelqu’un quelles sont les propositions de la gauche, personne ne pourra y répondre. Ainsi, alors que les socialistes turcs ont perdu la possibilité de tisser des liens avec des couches radicalisées de la classe ouvrière lors de ces grèves sauvages, ils perdent également une autre occasion de mobiliser la société contre de possibles attaques accompagnées de rhétorique de crise. Et aussi l’occasion d’avancer contre la réduction des droits sociaux, des revendications telles que davantage de dépenses sociales, la nationalisation des usines en faillite, le non-paiement de la dette extérieure, etc.
En absence d’une alternative politique de gauche à la crise, les attaques contre les droits des travailleurs et les politiques d’austérité vont se renforcer. Et finalement, le mécontentement créé par ces politiques et les résultats de la crise pourrait conduire à renforcer les alternatives politiques d’extrême droite. Le mouvement fasciste traditionnel turc (les Loups gris) s’est divisé avant les élections de juin 2018 et maintenant les deux fractions fascistes sont au Parlement. Les deux ont obtenu au total 21 % des suffrages – le résultat historiquement le plus élevé obtenu par les « loups gris ». Et l’une de ces fractions, le MHP, est de facto le partenaire politique d’Erdogan. Leur voix se fera entendre plus fortement. Cela pourrait conduire à diriger le mécontentement vers des attaques contre les réfugiés syriens vivant en Turquie ou la population kurde dans les quartiers populaires. Ces derniers mois, nous avons déjà vu des exemples de ce genre de pogroms qui ont été lancés sur des problèmes mineurs dans différents quartiers.
C’est pourquoi il est encore plus important aujourd’hui de construire une alternative politique à la crise, une alternative proposée par la gauche unie, la gauche turque est déjà en retard mais, espérons-le, il n’est pas encore trop tard pour le faire. La tradition sectaire passée de la gauche radicale en Turquie a contribué à créer ce vide politique. Ignorer encore la nécessité de surmonter ces attitudes sectaires afin de construire une alternative politique de gauche plus large en Turquie, pourrait avoir des résultats encore plus graves et dramatiques.
Metin Feyyaz