En 1978, sur un mur, le sigle de la section turque
Bien entendu, la figure de Trotsky n’était pas inconnue des révolutionnaires turcs et kurdes. À côté de beaucoup d’ouvrages dénonçant « l’essence contre-révolutionnaire » du trotskysme, la trilogie de Deutscher et des livres de Trotsky comme Ma Vie, Comment vaincre le fascisme et La Révolution permanente avaient été publiés. Mais c’était bien la première fois qu’un courant marxiste-révolutionnaire organisé voyait le jour dans le pays de Nazim Hikmet.
Mouvement international, organisation locale
Une originalité, donc. Car contrairement à tous les autres courants d’extrême gauche, Sürekli Devrim ne provenait pas du socle commun que constituait le Parti communiste turc mais émergeait indépendamment du stalinisme et de ses variantes maoïstes et hoxhaïste, comme partie d’un mouvement international issu de longues années de combats contre la dégénérescence bureaucratique de l’Union soviétique et les politiques sectaires ou de conciliation de classe menées par le PCUS, le Komintern et ses sections nationales. Donc un premier défi pour Sürekli Devrim puis pour Ne Yapmali (Que faire, qui parut ensuite) fut de dénoncer les trahisons historiques et les politiques erronées des directions staliniennes et démontrer ainsi la légitimité du marxisme-révolutionnaire par des publications et articles portant sur des questions comme le Thermidor bureaucratique, la deuxième révolution chinoise, les politiques de la troisième période et de front populaire…
Un autre effort important fut de fournir une analyse marxiste et internationaliste de l’histoire turque en rupture avec un certain nationalisme kémaliste intrinsèque à la gauche turque. Le premier numéro de Sürekli Devrim fut par exemple consacré à la question nationale et à la défense du droit à l’autodétermination du peuple kurde.
Les débats et polémiques avec les courants staliniens ou centristes locaux constituaient une autre catégorie d’articles, inévitables et nécessaires pour cette période. Enfin, la perspective internationaliste exigeait d’informer et de prendre position sur des événements qui marquaient cette période comme les révolutions en Iran, au Nicaragua et au Salvador, l’intervention soviétique en Afghanistan ou encore les combats révolutionnaires au Pérou et en Bolivie.
Pendant ces deux années qui allaient se conclure avec le coup d’État militaire de septembre 1980, les relations avec la IVe Internationale furent assurées par les camarades Livio Maitan, Pierre Rousset, Jim Percy d’Australie et bien entendu François Bouée dit « Momo » (LCR), qui était comme un membre à part entière du groupe. Les publications, matériels de formation et brochures que Momo transportait lors de ses nombreux allers-retours en tant que guide de voyages entre 1977 et 1980 allaient être d’une grande importance dans l’orientation politique du groupe, à une période où les moyens de communication étaient fort réduits.
Le programme, le fétiche et la rue
Ce qui soude un courant politique, qui marque son unité, est avant tout son programme. Sürekli Devrim a ainsi publié en juillet 1978, avant son premier numéro, un manifeste déclarant ses positions sur les trois secteurs de la révolution mondiale, les rapports de forces entre la bourgeoisie et la classe ouvrière, la question kurde, le combat antifasciste, la libération des femmes, le mouvement étudiant et l’unité des forces révolutionnaires. Était incorporé aussi au manifeste, le Programme de transition, texte fondateur de la IVe Internationale.
Ainsi que l’exprimait Trotsky, chaque organisation connait une première période propagandiste où elle affirme ses fondements et se démarque des autres courants politiques. Ce qui importe toutefois est de ne pas rester planté à cette étape, ne pas devenir une secte qui limite son activité à un fétichisme du programme et une défense du livre saint, qui multiplie les scissions basées sur des interprétations de textes sans vie. Un des principaux mérites du courant Sürekli Devrim-Yeniyol (SD-YY) fut probablement de ne jamais tomber dans ce piège, fort confortable pourtant ; de ne pas figer et schématiser les réalités d’une époque pour en faire des dogmes inébranlables. Cette idée avait été exprimée lors de la seconde conférence (1986) réalisée à l’institut d’Amsterdam, par les membres du groupe exilés en Europe à la suite du coup d’État – et vivant dans six pays différents : « Nous n’avons jamais cessé de lutter dans “la boue de la rue”. Nous avons participé à la lutte de classe non pas comme des maîtres à penser sectaires mais en restant des révolutionnaires soucieux de traduire leur programme en une ligne politique concrète, tentant de fusionner la classe ouvrière ». Un exemple concret de cette perspective fut l’activité révolutionnaire menée au sein du Syndicat des ouvriers de l’industrie forestière (ASIS) – une des composantes de l’opposition au sein de la Confédération DISK – avec la contribution particulière de nos regrettés camarades Alev Ates et Rifat Kendirligil.
Toutefois ce refus du fétichisme programmatique n’est pas une question de clairvoyance individuelle mais de culture politique, celle de la IVe Internationale. Il est vrai qu’il fut des périodes où la défense du programme contre vents et marées – qui signifiait une défense de l’analyse marxiste et de la perspective révolutionnaire face à toutes sortes de réformismes – a dû être une nécessité et avoir une certaine fonction. Mais cette croyance de détenir seul la vérité face à un monde en péril a aussi pu engendrer le sectarisme méfiant des derniers gardiens du temple. Cependant la base programmatique a connu un renouvellement avec la radicalisation du tournant « 1968 » et le contact avec une nouvelle génération révolutionnaire et donc face à de nouvelles questions. Car c’est bien le combat et les questions qui émergent à travers ce combat qui renouvellent, qui « rafraichissent », qui aiguisent le programme afin qu’il ne perde rien de son caractère subversif, de son tranchant au fil du temps. Ainsi, deux textes qui ont été débattus de la fin des années 1970 jusqu’au milieu des années 1980, l’un portant sur l’importance de la démocratie et du pluralisme dans le socialisme (et dans le parti révolutionnaire !) et l’autre sur la nécessité de l’indépendance du mouvement de libération des femmes, ont constitué des acquis programmatiques clés dans l’orientation politique de la IVe Internationale. De même pour le manifeste Socialisme ou Barbarie, dans le contexte de la chute des dictatures bureaucratiques, et les deux textes sur l’écosocialisme et la lutte LGBTI au début des années 2000. Le courant SD-YY a porté une attention particulière à rapporter ces débats et traduire les textes en turc, et bien entendu à former ses cadres et organiser ses secteurs d’intervention en fonction de ces lignes politiques.
En quête d’unité révolutionnaire
Le tournant des années 1990, marqué par l’écroulement des dictatures bureaucratiques et les conséquences sociales et politiques de la contre-offensive néolibérale, a constitué une étape de restructuration de l’extrême gauche au niveau international. Avec des modalités toutes différentes, les tentatives de création d’une gauche pluraliste et unifiée, qui débutèrent principalement avec le PT brésilien en 1979 et continuèrent avec les efforts de nos camarades italiens et allemands, se traduisirent par toute une série d’expériences organisationnelles unitaires dans le courant des années 1990, dans des pays comme le Portugal, l’Uruguay, le Danemark ou encore l’Espagne et l’Italie.
Pour en revenir à la Turquie, dans un contexte où la gauche était déchirée par des divergences meurtrières, Sürekli Devrim dès ses premiers numéros appelait à un « front unique révolutionnaire » : « La tâche du mouvement marxiste-révolutionnaire est, tout en s’activant pour diffuser son propre programme, d’attirer divers courants révolutionnaires sur une même plateforme, définir les points communs au-delà des divergences, et mener un combat antifasciste avec une orientation anticapitaliste à travers un front unique d’action, et accomplir ainsi sa mission historique. » Le style a certes vieilli mais la « mission » est toujours d’actualité.
Sürekli Devrim fut interdit avec l’instauration de la loi martiale en 1978. En format livre, plus facile à dissimuler dans la poche, Ne Yapmali paru sous la loi martiale avant d’être à son tour interdit six mois après. Lors des années d’exil après le coup d’État, la continuité politique du courant a été assurée par la revue Enternasyonal (International) publiée à Paris – et décrite comme un « libelle subversif miniaturisé » par Daniel Bensaïd dans son autobiographie – pour être expédiée en Turquie dans des boîtes de conserve.
C’est ensuite dans le contexte d’une relative démocratisation que le journal Ilk Adim (Premier Pas) et finalement Sosyalist Demokrasi icin Yeniyol (Cours nouveau pour une démocratie socialiste) vont paraître à la fin des années 1980 et au début des années 1990, grâce entre autres aux efforts de notre camarade, décédé, Necdet Sarac. Et l’année 1994 sera finalement l’occasion de lancer une initiative unitaire, l’Alternative socialiste unifiée (BSA) qui fut une alliance électorale, pour ensuite fonder le Parti socialiste unifié (BSP) qu’Ernest Mandel évoque en termes élogieux dans son débat avec la secte « spartakiste » nord-américaine en 1994. Le rapprochement entre ce parti, constitué par divers courants ex-staliniens et centristes et l’important courant centriste-guévariste des années 1970, Devrimci Yol (Voie révolutionnaire) débouchera sur la fondation de l’ÖDP, Parti de la liberté et de la solidarité, qui fournira les conditions d’un combat unitaire beaucoup plus vaste que ce qui avait été possible jusqu’à ce jour. Yeniyol a mobilisé toute son énergie à la construction de ce parti – qui fit pour un temps partie de la Gauche anticapitaliste européenne (GACE) aux côtés de la LCR française, du PRC Italien, du Bloc de gauche portugais etc. – dans ses périodes de montée ou de chute, tout en exprimant ses critiques. Après un dernier effort – de la rédaction du programme à la direction du journal – pour pousser le parti sur une orientation plus anticapitaliste en 2006-2007, Yeniyol a finalement quitté le parti où le groupe dominant affirmait sa résolution à en faire un parti monolithique.
Ce fut aussi la période des forums sociaux auxquels Yeniyol contribua notamment grâce à ses relations internationales. Avec l’affaiblissement de la dynamique altermondialiste, ce fut dans le mouvement écologiste, la solidarité avec les migrants, le combat syndical des travailleurs du public et dans le mouvement LGBTI que Yeniyol intervint à la mesure de ses forces. Dans le tournant de 2010, Yeniyol a consacré aussi une partie de son activité à tenter de briser, d’une part, le poids des positions laïcistes-républicaines au sein de la gauche radicale dans la lutte contre l’AKP et, d’autre part, l’emprise idéologique libérale au sein d’autres secteurs de la gauche (dont le groupe lié à la Tendance socialiste internationale) qui voyaient, eux, en l’AKP une force capable de démocratiser l’État face au poids des militaires et des républicains kémalistes.
Soulignons aussi que des années 1970 jusqu’à nos jours, avec d’abord la maison d’édition Köz puis Yazin, la publication des écrits de Trotsky et de Mandel, des ouvrages de camarades tels que D. Bensaïd, M. Löwy, C. Samary, G. Achcar, J. Habel, E. Traverso, M. Husson, M. Lequenne, C. Katz, en passant par les Cahiers d’étude et de recherche et les textes programmatiques de la IVe Internationale, a accompagné notre engagement militant. Près de 90 volumes ont été publiés jusqu’à aujourd’hui.
Cependant notre courant n’a pas cessé d’être en quête d’initiatives unitaires. C’est ainsi qu’il a pris part au Mouvement unifié de juin (Birlesik Haziran Hareketi) qui tentait de ne pas laisser s’évaporer la dynamique de la révolte Gezi/Taksim en 2013. Cette large initiative tombait cependant dans la facilité de réduire son intervention à des prises de position dans le cadre de conflits culturels/religieux avec l’AKP (comme la défense de l’enseignement laïc) plutôt que de donner la priorité à une intervention au sein de la lutte de classe. Mais son véritable travers fut de ne pas prendre position dans une étape aussi cruciale que les élections de juin 2015, où il aurait été possible de renverser l’AKP.
Le courant SD-YY, qui depuis ses toutes premières publications défend les revendications démocratiques et révolutionnaires du peuple kurde – y compris bien entendu son droit à l’autodétermination – et affiche une solidarité critique avec son combat, a été l’initiateur de campagnes unitaires en faveur du HDP – issu du mouvement kurde – avec d’autres courants de la gauche radicale lors des trois élections qui ont eu lieu depuis 2015. Depuis un an, notre courant est aussi l’un des membres fondateurs de la Coordination unifiée du travail ayant l’objectif d’intervenir dans la lutte de classe avec la perspective d’une auto-organisation indépendante des bureaucraties syndicales, mais aussi de remettre le combat ouvrier à l’ordre du jour d’une gauche tiraillée entre les deux pôles réformistes que sont le CHP et le HDP (même si ce dernier est bien entendu plus à gauche et nécessite une pleine solidarité du fait de la répression qui sévit).
Dans un article de Yeniyol, publié en 1999 et titré « Sans relâche » il était dit : « Le regain de crédibilité d’un projet socialiste n’est pas une question que l’on peut résoudre à court terme. C’est seulement en prenant place régulièrement et avec obstination dans des luttes autour de questions urgentes, brûlantes pour de larges masses laborieuses qu’il sera possible de rendre significatif à leurs yeux ce projet à long terme ». Afin de rendre désirable aux yeux des travailleurs, des femmes, de la jeunesse, la seule alternative capable de donner à l’être humain (et à tout être vivant !) la vie qu’il mérite, celle d’un socialisme autogestionnaire, écologiste, féministe et internationaliste, notre courant continuera son combat, tel qu’il le fait depuis quarante ans. Sans relâche.
Uraz Aydin